Une chronique d’Alessandro Hicks : Quand Napoléon « envahit » le Japon

Auteur(s) : HICKS Alessandro
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Bien que considéré aujourd’hui comme le pays le plus occidentalisé d’Extrême-Orient, le Japon du début du XVIIe siècle à 1854 a mené une politique de Sakoku 鎖 国 (pays isolé) se coupant du monde extérieur. Il est donc remarquable qu’avant d’être forcés par l’officier de marine américain le Commodore Perry et ses navires noirs en 1854 à ouvrir leurs frontières, les Japonais aient connu Napoléon Ier. Et comme la seule puissance occidentale autorisée à entretenir des contacts avec le Japon était les Pays-Bas, cette connaissance allait transiter par la langue néerlandaise.

Une chronique d’Alessandro Hicks : Quand Napoléon « envahit » le Japon
Alessandro Hicks, independant scholar

Alors que les Japonais n’avaient aucune difficulté à être tout naturellement mis au courant des avancées occidentales dans les sciences et la géographie, grâce à leurs contacts avec les Néerlandais, leur compréhension de la politique et la culture occidentales était un sujet plus délicat. L’importation de documents occidentaux de ce genre était laborieuse, voire dangereuse : leur possession par des personnes non autorisées était sévèrement punie. Cependant, certaines données non scientifiques pénétrèrent l’Empire du soleil levant.
À la fin du XVIIIe siècle, Daikokuya Kodayu, capitaine d’un navire japonais naufragé au large des côtes d’Amchitka de l’archipel russe des îles aléoutiennes,  « visita » la cour de Catherine la Grande. Empêché de rentrer au Japon, mais également interdit de quitter la Russie, il écrivit un long journal sur la vie en Russie, établissant ainsi les premiers liens entre les deux pays. La Russie fut également plus tard la première source d’informations sur Napoléon.

Autre source : un explorateur russe, le capitaine Golovnin, qui sombra quant à lui au large des côtes de Yezo (Hokkaido aujourd’hui), fut capturé en 1811 et ne fut libéré qu’en 1813. Un coéquipier, Fiodor Mur, futur narrateur de leur capture, se trouvait en possession de journaux et d’informations sur l’Occident. Ces documents furent saisis et remis à la Tenmonkata – une organisation scientifique créée par le gouvernement à l’époque d’Edo pour, entre autres, étudier l’Ouest – où ils échurent dans les mains du savant Takahashi Kageyasu. Takahashi aurait ainsi traduit à cette époque une petite biographie de Napoléon et un récit de la bataille de Waterloo.

Plus tard dans le siècle, une biographie hollandaise du Premier Consul jusqu’à la paix d’Amiens – Het Leven van Buonaparte écrite par Joachim Van der Linden et publiée en 1802 (elle-même compilée à partir de plusieurs sources françaises et anglaises, notamment les Anecdotes biographiques en anglais de 1797 et l’Histoire de Bonaparte, premier consul de Charles-Yves Cousin d’Avallon, publiée anonymement en l’An IX soit 1801) – devait être traduite en japonais par Kouseki San’ei ; son travail fut achevé en 1837. On ignore si Kouseki San’ei avait une quelconque connaissance des travaux antérieurs de Kageyasu. Son texte ne fut publié qu’en 1857 sous le titre Naporeonden (那 波 列 翁 伝  – La vie de Napoléon), dix-huit ans après son suicide. En cette période, le Japon était devenu plus hostile envers l’Occident, expliquant peut-être l’absence relative de documents contemporains sur Napoléon.

Bonaparte, Premier Consul, Het Leven von Buonaparte, Amsterdam, de Johannes Van der Linden, Allart, 1802, frontispice

La version japonaise du livre de Van der Linden était une traduction mot à mot, jusqu’aux notes de bas de page. Elle permet de déduire que les savants japonais avaient une idée très positive (et relativement précise) de qui était Napoléon et ce qu’il faisait en Europe, peu après le coup d’État de Brumaire. Pour ce qui est de l’aspect physique, en revanche, aucune des images présentes dans la publication néerlandaise d’origine ne fut reproduite, si bien que le portrait gravé de 1802 de Bonaparte Premier Consul fut remplacé par une image de Napoléon devenu Empereur.

Napoléon représenté en empereur, Naporeonden, de Koseki San’ei, frontispice

Aux antipodes de cette traduction d’une version occidentale exacte de la vie de Napoléon (bien que prenant fin 1802) se trouvait l’ouvrage intitulé Le petit livre des étrangers (though 人物 小 伝). Publiée en 1853 (un an avant l’ouverture à l’Ouest et quatre ans avant la biographie Naporeonden), cette évocation était plus fantaisiste, comme le montre clairement la gravure sur bois japonaise de Napoléon prisonnier à Sainte-Hélène.

Représentations tirées du Petit livre des étrangers (海外 人物 小 伝) (1853). De droite à gauche, sous-titres « Napoléon », « gardes anglais ». Le texte dit : « Dessin de Napoléon banni sur l’île africaine de Sainte-Hélène »

Dans cette image complètement « japonaise », ceux qui avaient fait prisonnier Napoléon étaient dépeints comme des guerriers japonais presque médiévaux, et Napoléon était représenté en pasteur hollandais du XVIIIe siècle. Bien que le livre soit inexact dans ses dessins, il tentait de fournir une version complète de la vie de Napoléon, de sa naissance à la mort.
Le plus intéressant dans cet ouvrage résidait dans ses légendes. Le nom de Napoléon y figurait en caractères chinois 那 波 列 翁 à lire comme Na-po-re-on, une série de caractères également présents sur la page de titre de la traduction de Kouseki. Il en allait de même pour le nom de l’île 聖 意 勒納 : Sen-to-he-re-na. Ces transcriptions montraient que l’histoire de Napoléon avait été suffisamment étudiée et assimilée pour qu’une version « japonaise » de son nom et de l’île soient établies.
De fait, Le petit livre des étrangers comprenait les biographies de trois personnages de renommée mondiale : Napoléon, Alexandre le Grand et le tsar Alexis Ier. Celle sur l’empereur des Français occupait les deux tiers du livre (69 pages sur 106), confirmant que Napoléon y était bien présenté comme l’un des héros majeurs de l’Europe. Sa réputation était glorieuse, ses exploits, vénérés et les épisodes de sa vie (bien que les représentations soient assez éloignées de la réalité) étaient clairement considérés comme spectaculaires, à l’instar des gravures sur bois le figurant (cf. ci-dessous).
En 1853, sous le règne de Napoléon III, Napoléon Ier était décidément bien devenu Big in Japan !

Napoléon à la cour De droite à gauche (légendes): « Roi de Hollande », « François d’Autriche », « Joseph King, Espagne, Naples » (retour au spectateur), « Empereur français Napoléon », «P ape Pie VII » , « Reine de Piombino, Élisa », « Empereur de Russie, Alexandre ».

 

« Napoléon », « Joséphine ». Texte disant que Napoléon se marie dans la famille Beauharnais (べ ア ウ ハ ル ナ イ ス be-a-u-ha-ru-na-i-su).

 

Légende «Napoléon». Tentative d’assassinat de Napoléon.

 

Les légendes parlent de «Brûler sur le bûcher». Texte disant que Napoléon est en colère contre le duc d’Enghien.

 

Le texte se lit comme suit: « Une image du retour du corps de Napoléon de Sainte-Hélène et des funérailles ».

Alessandro Hicks
Février 2021

Alessandro Hicks est un chercheur indépendant.

 

Titre de revue :
inédit
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