Une chronique d’Alexander Mikaberidze : la traversée de la Bérézina aux sources de la naissance du réalisme littéraire français

Auteur(s) : MIKABERIDZE Alexander
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La traversée de la Bérézina par la Grande Armée de Napoléon en novembre 1812 est l’un des épisodes les plus dramatiques de l’épopée napoléonienne. Militairement, Napoléon est vainqueur car il sauve les restes de son armée mais le désastre humain est considérable. Tant de malheureux périssent noyés ou prisonniers des Russes au moment où les ponts construits par les Français sont incendiés. Ceux qui ont survécu aux horreurs de la traversée frémissaient au souvenir de ce qu’ils avaient vécu tout en s’émerveillant de ce qu’ils avaient accompli. Au fil des ans, lorsque les survivants ont commencé à écrire leurs mémoires, le passage est devenu un symbole d’endurance, de persévérance et de sacrifice.

Une chronique d’Alexander Mikaberidze : la traversée de la Bérézina aux sources de la naissance du réalisme littéraire français
Alexander Mikaberidze ©Bossier Press Tribune

Les événements autour la Bérézina inspirent assez rapidement les écrivains et les poètes. Victor Hugo évoque la retraite dans ses célèbres Châtiments tandis qu’Anne Bignan, Lydia Huntley Sigourney, et d’autres ont créé des récits littéraires poignants qu’on lit encore aujourd’hui. Plus important encore, Honoré de Balzac consacre l’une de ses meilleures nouvelles à la traversée de la Bérézina et ainsi contribue à créer un nouveau genre littéraire, le réalisme historique mêlant des faits authentiques et le souffle du roman.

Sa nouvelle Adieu (1830) s’ouvre sur une scène de la campagne française, en 1819. Philippe de Sucy, ancien colonel de la Grande Armée, vient de rentrer de Russie après un long séjour comme prisonnier. Il part à la chasse avec un ami quand près d’un monastère en ruine, il aperçoit une femme qui a semble-t-il a perdu la raison et répète sans cesse le même mot : « Adieu ». Tandis qu’il s’approche, il est surpris de de reconnaître l’une de ses anciennes maîtresses, la comtesse Stéphanie de Vandières. Avec elle et son mari, il avait vécu le drame de la Bérézina.

Quand les ponts sont devenus brasiers, les trois comparses n’ont d’autres choix que de traverser le fleuve au moyen d’un radeau. Mais comme il ne reste que deux places à bord, Philippe cède galamment sa place à sa maîtresse. Debout sur le radeau, Stéphanie, déchirée de devoir choisir entre l’homme qu’elle a épousé et celui qu’elle aime, crie « Adieu » à son amant, quand soudainement son mari glisse et périt dans la rivière gelée, décapité par des blocs de glace. Le drame choque la comtesse au point de la réduire à un état catatonique, ne pouvant plus dire que le même mot, « Adieu ».

La dernière partie de la nouvelle relate les tentatives de de Sucy pour sauver son ancienne amante et trouver un moyen de lui rendre la raison. Prêt à tour, il transforme à grands frais son domaine en une réplique exacte du passage de la Bérézina, espérant que le fait de revivre cette terrible expérience ramène Stéphanie à la raison. Quand elle découvre la mise en scène de son amant, la comtesse revient bien à elle, reconnaît Philippe, mais succombe peu après, écrasée par le chagrin. La nouvelle s’achève ensuite par le suicide du vieux colonel.

Quoique rarement lu de nos jours, Adieu, est une nouvelle puissante et poignante. Elle représente pour Balzac un moment de transition entre ses œuvres antérieures teintées de romantisme et son œuvre magistrale, La comédie humaine. Les images graphiques de violence, d’horreur, de mort et de souffrance apportent un sens (inhabituel chez Balzac à l’époque) réaliste et dramatique à son récit littéraire. Il est alors lassé par les représentations romantiques à l’excès de Napoléon. Il écrit par exemple : « Pendant que M. Victor Hugo fait des odes à la Colonne, il y a d’autres hommes qui la dépècent, la taillent, se la partagent et la mettent en pièces de six liards, afin de donner à tout le monde un grand homme en petite monnaie. Napoléon en vaudeville, prostitué par des comédiens de l’Ambigu-Comique, des Variétés… est tout à fait digne de Napoléon en sucre d’orge, en liqueur, en savon. Cette immense figure est encore trop près de nous pour que, même un homme de génie, le mette à distance, à plus forte raison un vaudevilliste. Mais ces représentations napoléonisées, qui attirent peu de monde, ont prouvé la vérité d’une grande maxime politique. Nous apprenons enfin qu’il faut laisser s’user d’eux-mêmes les hommes et les choses (Lettre du 18 octobre 1830, Œuvres complètes de Honoré de Balzac (Paris: Michel Lévy, 1873), XXIII (Œuvres diverses), Part 7, 113.). »

Craignant qu’une telle peinture peu critique de l’épopée ignore la complexité de la souffrance humaine tout en rapetissant le passé, Balzac utilise ainsi la traversée de la Bérézina pour remettre en question les formes populaires de la représentation historique. Comme l’a souligné le critique français Pierre Gascar, avec sa description saisissante des soldats de la Grande Armée, fatigués, émaciés, transis de froid, et serpentant vers la rivière gelée où tant d’entre eux ont trouvé leur fin, Balzac s’attaque au mythe de la grandeur militaire et appelle à un nouveau mode d’écriture de l’histoire, fondé non plus sur le mythe mais sur la réalité.

Alexander Mikaberidze
Mai 2023

Alexander Mikaberidze est professeur d’Histoire à la Louisiana State University (Shreveport), États-Unis. Il est spécialiste d’Histoire militaire et politique durant l’ère révolutionnaire (1750-1850) et, en particulier, de l’Empire russe et ses régions frontalières. Il est responsable de la conservation de la collection de James Smith Noel (Ruth Herring Noel endowed Chair). Il est l’auteur d’une synthèse magistrale sur les guerres napoléoniennes.

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