Une chronique d’Alexander Mikaberidze : « Pour une histoire mondiale des guerres napoléoniennes »

Auteur(s) : MIKABERIDZE Alexander
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Il est fortement possible qu’abstraction faite de la Réforme et la Première Guerre mondiale, les guerres révolutionnaires et napoléoniennes représentent pour notre monde les événements les plus transformateurs des temps modernes. Leurs répercussions se font encore sentir aujourd’hui. Évidemment, on connait Austerlitz, Trafalgar, Leipzig et Waterloo. Pourtant ces célèbres batailles européennes ont obscurci d’autres conflits aussi clés qui eurent lieu à Buenos Aires, à la Nouvelle-Orléans, à Ruse, à Aslanduz, à Assaye, à Macao ou à Oravais.

Une chronique d’Alexander Mikaberidze : « Pour une histoire mondiale des guerres napoléoniennes »
Alexander Mikaberidze ©Bossier Press Tribune

Entre 1808 et 1824, des mouvements révolutionnaires se sont répandus dans une grande partie de l’Amérique latine et ont conduit à la création d’un ensemble d’États indépendants correspondant aux anciennes provinces espagnoles – le Venezuela, la Colombie, la Bolivie, l’Équateur et le Pérou – tandis que des événements similaires, plus au sud, ont conduit à la création du Chili et de l’Argentine, de l’Uruguay et du Paraguay en tant qu’États indépendants ou autonomes.

Deux puissances européennes ont tiré grande bénéfice de ces guerres. L’Empire russe a gagné en puissance et en réputation, acquérant la Pologne, la Finlande et la Bessarabie, s’étendant dans le Caucase et jetant les bases d’un nouvel agrandissement territorial en Asie centrale. La Grande-Bretagne, fait notoire, s’est fermement assurée la position de puissance économique et navale dominante dans le monde. L’ère napoléonienne a vu la consolidation du pouvoir impérial britannique en Inde, un développement crucial qui a permis à la Grande-Bretagne d’émerger en tant qu’hégémon mondial.

Ce processus a nécessité d’immenses engagements en termes d’hommes et de ressources. Les années de campagnes sporadiques dans les Indes occidentales et orientales ont ainsi coûté la vie à plus de Britanniques que la guerre péninsulaire en Espagne et au Portugal. Des changements considérables se sont produits également dans le monde islamique, où les bouleversements politiques, économiques et sociaux dans l’Empire ottoman et en Iran ont jeté les bases du dilemme de la « question d’Orient ». En Égypte, les invasions française et britannique de 1798 à 1807 ont entraîné l’effondrement du régime mamelouk, vieux de plusieurs siècles, et l’émergence d’un État égyptien réformé qui allait façonner les affaires du Moyen-Orient pour le reste du siècle. L’Afrique du Sud, le Japon et l’Indonésie n’ont pas non plus échappé aux effets des luttes de pouvoir européennes.

En résumé, les événements des époques révolutionnaire et napoléonienne ont modifié l’équilibre des forces entre les différentes parties du globe à l’avantage de l’Europe. Le vieux continent n’était pas prédéterminé à devenir supérieure aux autres parties du monde. En effet, les empires préindustriels étendus et puissants n’étaient pas seulement européens dans le monde pré-napoléonien ; l’Empire chinois éclipsait les États européens par sa taille, tandis que l’Empire ottoman régnait encore sur une immense bande de territoire allant de la Bessarabie à l’Arabie et de l’Afrique du Nord à l’Irak. Ces puissances non-européennes étaient à même de rivaliser efficacement avec les Européens, et elles l’ont fait. Tout changea après les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

Le conflit, qui a duré deux décennies, incita les États européens à se réformer. Ainsi, l’un des principaux héritages de cette époque réside dans la centralisation du gouvernement, la plus grande compétence des bureaucraties européennes, le recrutement militaire, la réglementation financière et la collecte d’impôts qui allaient de pair avec des mesures visant à stimuler les institutions financières et les capacités industrielles. Grâce à ces changements majeurs, l’Europe put dominer les puissances des autres continents, de l’Empire ottoman à la Chine, et ce d’autant plus que ces pays se montrèrent incapables alors de se réformer, à cause notamment d’une organisation du pouvoir trop autocratique. La maîtrise des mers par les Européens (c’est-à-dire les Britanniques) a en outre renforcé les nouvelles relations, plus affirmées, de l’Europe avec le reste du monde après 1815. Elle a permis aux Européens d’assurer le commerce maritime, d’étouffer les centres manufacturiers comme commerciaux rivaux et de coloniser des régions éloignées du globe.

Désormais, il convient de considérer l’histoire de la Révolution et de l’Empire comme une histoire internationale, une histoire qui relie les différentes parties du monde plutôt que de relater des histoires discrètes (ou nationales) de manière fragmentaire, en mettant notamment l’accent sur les liens économiques, culturels et politiques globaux.

Alexander Mikaberidze (17 octobre 2023)

Alexander Mikaberidze est professeur d’Histoire à la Louisiana State University (Shreveport), États-Unis. Il est spécialiste d’Histoire militaire et politique durant l’ère révolutionnaire (1750-1850) et, en particulier, de l’Empire russe et ses régions frontalières. Il est responsable de la conservation de la collection de James Smith Noel (Ruth Herring Noel endowed Chair). Il est l’auteur d’une synthèse magistrale sur les guerres napoléoniennes.

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