Une chronique d’Amélie Marineau-Pelletier : Jeanne d’Arc, héroïne de la nation

Auteur(s) : MARINEAU-PELLETIER Amélie
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Une chronique d’Amélie Marineau-Pelletier : Jeanne d’Arc, héroïne de la nation
© Fondation Napoléon / Rebecca Young
Statue équestre de Jeanne d’Arc par Fremiet (1874) © Wikipedia

Qui ne connaît pas la célèbre statue équestre de Jeanne d’Arc d’Emmanuel Fremiet, érigée en 1874 place des Pyramides, véritable repère visuel dans l’espace urbain parisien ? C’est un exemple parmi d’autres pour évoquer la place omniprésente qu’occupe Jeanne d’Arc dans l’espace public et plus largement dans le récit national en France. Mais, nous oublions parfois que cette image de Jeanne d’Arc dépeinte en héroïne de la nation est née des bouleversements politiques et sociaux du XIXe siècle. Revenons sur la construction du mythe de Jeanne d’Arc sous le Premier et le Second Empire, mythe qui continue d’incarner à la fois héroïsme, courage et liberté dans l’esprit des Français.

C’est un constat, l’appropriation politique du personnage de Jeanne d’Arc n’a que peu à voir avec la réalité historique de l’époque médiévale. C’est avant tout une image construite par et pour le XIXe siècle, dans la montée du patriotisme en France, qui correspond aux besoins d’une société en pleine définition d’identité. Ainsi, l’esthétique de l’image de Jeanne d’Arc aux époques napoléoniennes s’assimile à celle, qui se développera par la suite, des « grands hommes » du XIXe siècle qui ont fait la France. Le plus souvent, elle est représentée comme une jeune guerrière, montant victorieusement sa monture et tenant fermement l’étendard ou l’épée. Si plusieurs grandes figures du Moyen Âge se sont taillées une place dans le récit national au XIXe siècle, comme Clovis, Charlemagne, ou Saint Louis, il y a ce je-ne-sais-quoi chez Jeanne d’Arc, qui a particulièrement marqué l’imaginaire français. Pourtant, rien au XVe siècle ne pouvait laisser présager d’une telle renommée…

Lettrine historiée de Jeanne d’Arc (XVe siècle) © BnF, Ms. Lat. 14665

Jeanne d’Arc a peu fait l’objet de représentations iconographiques à l’époque des évènements (v. 1412-1431), si ce n’est quelques enluminures ou lettrines légèrement postérieures datées du XVe siècle. Après une période qualifiée d’effacement à l’époque des Lumières et de la Révolution française, c’est à partir du Consulat que débute la grande « réhabilitation » de la commémoration de Jeanne d’Arc dans la mémoire collective des Français. Napoléon, alors Premier Consul, rétablit dès janvier 1803 la fête qui célébrait la libération d’Orléans (8 mai 1429) par Jeanne d’Arc, qui était alors assiégée par les Anglais dans le cadre de la guerre de Cent Ans. Dans sa requête officielle ou décision du rétablissement de la fête, le Premier Consul déclare : « l’illustre Jeanne d’Arc a prouvé qu’il n’est point de miracle que le génie français ne puisse opérer lorsque l’indépendance nationale est menacée. La nation française n’a jamais été vaincue; mais nos voisins, abusant de la franchise et de la loyauté de notre caractère, semèrent constamment parmi nous ces dissensions d’où naquirent les calamités de l’époque où vécut l’héroïne française, et tous les désastres que rappelle notre histoire » (Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, t. 8, Paris, Henri Plon – J Dumaine, 1861, p. 196-197). Le 7 mai de l’année suivante, est inaugurée la statue de Jeanne d’Arc par le sculpteur Edmer-François-Étienne Gois, érigée sur la place du Martroi à Orléans.  Ces paroles de Napoléon témoignent, que, dès l’époque du Consulat, Jeanne d’Arc représente un symbole fort de l’unification de la nation française. En 1855, les autorités orléanaises jugeant que cette statue n’est pas assez imposante, la font déplacer et ériger une nouvelle : la statue équestre de Denis Foyatier.

Dans les esprits des contemporains, un rapport se forge petit à petit entre les destins de Napoléon et de Jeanne d’Arc. Tous deux sont reconnus pour leurs prouesses militaires et leur sacrifice au nom de la nation française et tous deux ont été victimes, voire même « martyrs » des Anglais. C’est dire toute la symbolique que véhiculent de telles associations !

Fulgurante a donc été la fascination des Français de l’époque pour le destin tragique de la jeune « bergère » (qui n’était en réalité ni bergère, ni illettrée…) trahie par son roi et brûlée par l’Église. Le nombre de publications parues sur son histoire au cours la première moitié du XIXe siècle en témoigne. On note au passage l’Histoire de Jeanne d’Arc, surnommée la Pucelle d’Orléans de Philippe-Alexandre Le Brun de Charmettes (1817) et le Jeanne d’Arc à Rouen de Charles-Joseph Loeillard d’Avrigny (1819). Mais, c’est l’ouvrage de Jules Quicherat, Procès de condamnation et réhabilitation de Jeanne d’Arc, publié entre 1841 et 1849, ainsi que les chapitres que lui a consacré Jules Michelet dans son Histoire de France (1833-1844), qui intègrent durablement Jeanne d’Arc au récit national. Ni une, ni deux, elle fait son entrée dans les manuels scolaires. C’est toutefois le théâtre, avec 80 pièces produites tout au long du XIXe siècle, qui diffuse auprès du grand public français une Jeanne d’Arc aux visages multiples : Jeanne la mystique, Jeanne l’hérétique, Jeanne la guerrière, mais surtout… Jeanne l’héroïne au courage et à la détermination sans limite.

L’exaltation patriotique autour du personnage de Jeanne d’Arc se répercute rapidement dans la production artistique à une époque qualifiée, nous le savons, par son obsessive « statuomanie ». Du Second Empire jusqu’à la Première Guerre mondiale, nombreux sont les artistes, peintres, sculpteurs et graveurs qui œuvrent pour la représenter. Jeanne se conquiert ainsi une place dominante dans l’espace public. Pourquoi précisément à cette époque ? Le point tournant est dû à la défaite de Sedan en 1870 et à la chute de Napoléon III qui engendra une véritable instrumentalisation de l’image johannique. Le traumatisme de la défaite en France, face aux troupes allemandes, a un rôle catalyseur dans la fabrication de l’image de Jeanne d’Arc comme emblème de la nation « résistante ». Elle se diffuse à l’échelle du pays : chaque ville veut se doter de sa propre version de Jeanne.

Le lien qui unit la jeune femme à la Lorraine n’est évidemment pas anodin dans cette histoire, puisqu’elle est originaire du petit village lorrain de Domrémy, désormais appelé Domrémy-la-Pucelle. Le choc de la « perte » des provinces d’Alsace-Lorraine aux mains des Allemands fait d’elle un symbole d’opposition à l’envahisseur, qui s’impose de lui-même. Désormais, il n’est plus question des Anglais, mais des Allemands. Les statues de Jeanne d’Arc, démultipliées après la guerre franco-allemande, jalonnent rapidement la frontière. Ce sont près de 75 statues de Jeanne d’Arc, victorieuse, toutes tournées vers Berlin qui manifestent, par la force de l’image et par la prestance de la statuaire, l’opposition de la France à l’Allemagne.

Ce climat germanophobe qui imprègne cette fin du XIXe siècle vient renforcer la symbolique politique et nationale attribuée à Jeanne d’Arc. Après le Second Empire, elle est récupérée par les Républicains, mais aussi par l’Église. Elle est reconnue vénérable en 1896, béatifiée en 1909, puis canonisée en 1920 par le pape Benoît XV. Proclamée en 1920, la fête nationale du 8 mai commémore la libération d’Orléans des mains des Anglais, un marqueur de plus de la symbolique politique que possède ce personnage historique dans l’expression du patriotisme et de la liberté face à l’oppression.

Renée Maria Falconetti, dans La passion de Jeanne d’Arc (1928)

Nous sommes bien loin de l’image dérisoire de Jeanne d’Arc qu’en donnait Voltaire dans sa Pucelle d’Orléans en 1762. Mais quel destin inattendu pour cette jeune femme, d’origine modeste, qui ne fit l’actualité que 2 ou 3 ans au Moyen Âge ! Plus tard, au XXe siècle, le cinéma en a fait l’un des personnages historiques les plus représentés avec Napoléon. Nul ne peut oublier le regard larmoyant de Renée Maria Falconetti, interprétant Jeanne d’Arc dans La passion de Jeanne d’Arc, film muet de Carl Theodor Dreyer de 1928.

Aujourd’hui encore, en 2021, plus de 100 ans après sa canonisation, Jeanne d’Arc est toujours actuelle, mais sa symbolique change : tantôt icône réappropriée par les mouvements féministes, tantôt récupérée par la droite nationaliste, indice de l’existence de nouveaux clivages politiques. Mais notre regard sur le passé doit rendre justice au rôle fondateur des périodes napoléoniennes dans la construction de l’image de Jeanne d’Arc dans l’espace public et de la passion des Français pour son histoire.

Amélie Marineau-Pelletier, novembre 2021
Amélie Marineau-Pelletier est docteure en histoire et web-éditrice à la Fondation Napoléon (juillet-novembre 2021)

► Pour aller plus loin

•COLLARD, Franck, La passion de Jeanne d’Arc. Mémoires françaises de la Pucelle, Paris, Presses universitaires de France, 2017.
•KRUMEICH, Gerd, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, préface de Pierre Nora, Paris, Belin, 2017.
•NADINE-JOSETTE, Chaline, « Images de Jeanne d’Arc aux XIXe et XXe siècles », dans François Neveux (dir.), De l’hérétique à la sainte : Les procès de Jeanne d’Arc revisités, Caen, Presses universitaires de Caen, 2012, p. 273-284.

Titre de revue :
inédit
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