Une chronique d’Arthur Chevallier : « Avec son Napoléon, Ridley Scott a choisi l’exagération »

Auteur(s) : CHEVALLIER Arthur
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Une œuvre d’art ne peut pas être contraire à l’intention de son auteur. De là une évidence : si toutes les critiques sont permises, elles doivent obéir à cette logique sous peine d’être négligeables. Pour s’en rendre compte, il suffit d’imaginer un article consacré aux Travailleurs de la mer où il serait reproché à Victor Hugo de ne pas avoir écrit un roman sur les avions. Ridley Scott a choisi l’exagération en imaginant un Napoléon désinvolte, vulgaire et renfrogné.

Une chronique d’Arthur Chevallier : « Avec son <i>Napoléon</i>, Ridley Scott a choisi l’exagération »
Arthur Chevallier © D. R.

La performance de Joaquin Phoenix est déstabilisante dans la mesure où elle ne correspond à aucune des typologies connues. Napoléon n’était pas un monstre de raffinement, mais enfin, les témoignages concordent sur un point : les membres de la famille Bonaparte avaient un don pour la séduction, se montraient capables de charmer des individus issus de classes sociales différentes les unes des autres. À ce petit jeu, Napoléon était loin, dans ses bons jours, d’être le plus mauvais. Scott n’avait pas l’obligation de mettre en scène un empereur aux manières exquises et à la politesse exemplaire ; en revanche, il n’est pas logique, d’un point de vue dramaturgique, de montrer un individu qui parviendrait à réaliser des choses exceptionnelles sans avoir la moindre des qualités requises pour les accomplir. On peut être timide et faire carrière ; on peut être silencieux et faire carrière ; mais il est impossible de faire carrière en cumulant ces deux tempéraments. Pourquoi la France aurait suivi cet homme dans une aventure aussi extravagante ? Tout simplement parce que l’homme qui le lui proposait était extravagant.

Ceci étant dit, ce Napoléon est, d’un point de vue esthétique, la plus originale des propositions depuis le Waterloo de Bondartchouk. Film à propos duquel on cite systématiquement les carrés anglais pendant la bataille (ils ne sont pas si mal dans celui de Scott), mais dont on oublie l’acteur principal, Rod Steiger, qui joue de manière surprenante un empereur là aussi silencieux, colérique à l’excès, et aux manières tout aussi vulgaires et brutales que celles de Joaquin Phoenix. Quel besoin avons-nous d’une énième scène où Napoléon dicte plusieurs lettres à la fois et où il démultiplie les ordres à des maréchaux autour d’une table sur laquelle la carte d’un champ de bataille est dépliée ? N’importe quel spectateur devine, en connaissant l’ampleur de l’épopée de l’Empire, les qualités du protagoniste.

L’importance de ce film dépasse son objet, soit les polémiques, saines et raisonnées, qu’il provoque. Il en va de l’importance de l’histoire de France et de son rayonnement. Napoléon est aussi populaire, dans l’amour comme dans la détestation, parce qu’il est universel. Il touche au cœur d’une notion à laquelle personne n’est étranger : la soumission de la vie à la volonté. Voilà pourquoi le Consulat et l’Empire n’apparaissent pas, à l’image de l’Ancien Régime par exemple, comme une dinguerie anachronique et indépendante de la modernité dans laquelle nous vivons. Napoléon est un sujet contemporain, une ligne de partage. Qui peut en dire autant ? Louis XIV est populaire, mais il appartient au passé, au registre des curiosités, vient d’un siècle dont on perçoit, spontanément, une différence nette avec notre époque. Napoléon Bonaparte, et c’est un miracle, est d’ici et d’aujourd’hui. Louis-Philippe, Clemenceau, Jaurès, Blum, une cohorte d’illustres chefs d’État sont, chronologiquement, plus proches, et pourtant ils apparaissent bien plus lointains et semblent n’avoir plus rien à nous dire. Au contraire du vainqueur d’Austerlitz, sans cesse interrogé par ses admirateurs et ses détracteurs. Tout se passe comme s’il n’était pas dans un tombeau en décrépitude, mais dans une retraite dont on le tire à intervalle régulier. La raison de ce triomphe n’est pas inepte, et tient à la réalité puisque la République repose en partie sur des fondations posées sous le Consulat, mais aussi et surtout à la passion, laquelle, pour perdurer, nécessite d’être suscitée, c’est-à-dire stimulée. Peu importe le flacon.

Arthur Chevallier (24 novembre 2023)

Arthur Chevallier est éditeur et chroniqueur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un Que Sais-Je ?, Napoléon et le bonapartisme.

► Lire aussi l’avis de Thierry Lentz, publié le 17 novembre 2023

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