Une chronique de Juliette Glikman : Vercingétorix, héros napoléonien méconnu

Auteur(s) : GLIKMAN Juliette
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« Malheur aux vaincus. » L’amertume de la sentence dut étreindre Vercingétorix, exhibé dans Rome en 46 avant notre ère, lors de la parade qui consacrait les victoires de César sur la Gaule, l’Égypte, le Pont et l’Afrique. Le chef militaire ne serait-il qu’un de ces pathétiques Gaulois « réfractaires au changement », brocardés par le président Macron ? Dès sa reddition, son souvenir s’éteignit parmi les peuples de l’ancienne Celtique, éclipse qui dura deux mille ans. Sa résurrection au XIXe siècle n’en est que plus suspecte. Les pédagogues de l’idée de nation, Amédée Thierry ou Ernest Lavisse, n’usaient-ils pas d’anachronisme, pour exalter une idole populaire hostile jusqu’au martyr à l’intrusion étrangère ?

Une chronique de Juliette Glikman : Vercingétorix, héros napoléonien méconnu
Juliette Glikman © DR

L’historien Jean-Louis Brunaux, dans une biographie qui se dévore comme un péplum (Gallimard, coll. NRF Biographies, 2018), s’attache à reconstituer la voix du vaincu, qui a résonné jusqu’à nous à travers les écrits de César. Tâche redoutable visant à déconstruire l’image déformée du guerrier chevelu, brandissant une archaïque épée de bronze contre les formidables légions. Or, le noble celte, otage probable de César en 58 avant notre ère, avait assimilé la guerre à la façon romaine. Une sorte d’agent de la romanité qui aurait récusé sa mission, pour rester fidèle à la culture dispensée par les druides. Jean-Louis Brunaux, d’une plume ardente, nous conduit à un renversement de perspective : Vercingétorix, voué par sa naissance au gouvernement des Avernes, se dresse en héros flamboyant, qui réussit à fédérer dans la révolte quarante-deux cités, sur la soixantaine connue, par ses talents de chef politique et ses dons d’orateur, autant que par sa virtuosité militaire. À l’inverse, c’est un César décevant qui se dessine, roué tacticien prompt à se défier de ses légats, minorant dans l’œuvre de propagande qu’est La Guerre des Gaules l’ampleur des résistances, et triomphant finalement par la trahison des Éduens.

Vercingétorix échoua dans son projet de préserver « la liberté commune », mais il surgit en héros napoléonien méconnu. La France impériale se rêvait nouvelle Rome, célébrant son Imperator par des colonnes et des arcs de triomphe, alors que ses armées suivaient le sillage des aigles victorieuses. Le jeune Bonaparte, lecteur passionné de La Guerre des Gaules, s’interrogea sur l’incohérence des choix de Vercingétorix, enfermé à Alésia : pourquoi renvoyer ses cavaliers, pauvrement utilisés pour favoriser une levée en masse dans leurs cités respectives, au lieu de tenir la campagne pour harceler les assiégeants ou épauler une percée des fantassins ? « Réunir ses feux contre un seul point ; la brèche est faite », préconise le jeune Bonaparte. Au-delà de l’échec de la guerre totale préconisée par Vercingétorix, sa chute, sanctionnée par une reddition cérémonielle, conduit à réfléchir sur le tragique de son combat. Alésia n’est pas l’aboutissement d’un conflit, mais le basculement d’un monde en mutation. Le fracas des armées, amplifié en une confrontation épique par César, dissimule la résistance inattendue, quoique tardive, d’une large partie de la Gaule. À l’inverse, les édiles de Gergovie et de Bibracte, seniores restés fidèles à l’allégeance romaine, imposent l’inaction aux fantassins cantonnés au bivouac, qui se gardent de venir au secours de leurs frères d’armes, sabrés par la cavalerie germaine. Ces patriciens, qui avaient Rome pour horizon, méritent-ils l’épithète de traîtres ? Ils optent sans remords pour ce nouveau monde, qu’ils devinent à travers la prospérité de la Province. Ils sacrifient le rêve flamboyant d’indépendance au profit de la culture latine. « La défaite de César eût arrêté pour longtemps la marche de la domination romaine (…). Tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous ait pas permis de déplorer sa défaite. » Telle est la sentence prononcée par Napoléon III, auteur d’une biographie de César publiée en 1865 et 1866. La France impériale se jugeait en droit de reprendre, outre-mer, le flambeau de la conquête émancipatrice.

Une autre lecture ne serait-elle pas possible, aux jeux tentants des télescopages historiques ? Alésia fut peut-être le Waterloo de Vercingétorix, ponctuée de hasards et de revers inattendus. Mais les jeux étaient déjà faits, les aires d’influence réparties, l’acte final dressé avant même la défaite : Éduens, Arvernes et Rèmes se partageraient l’imperium, sous patronat romain. À plusieurs siècles de distance, les Britanniques, victorieux de Napoléon, usent du congrès de Vienne pour mieux imposer sur les mers la Pax Britannica. Il a manqué à Vercingétorix la puissance de l’écrit. D’une certaine manière, son biographe, soucieux de l’extraire des guerres de mémoire, redonne voix au vaincu en lui offrant son Mémorial.

Juliette Glikman, octobre 2018

Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.

En 2011, elle accordait une interview à napoleon.org pour la parution, chez Aubier, de son premier ouvrage, Louis-Napoléon prisonnier. Du fort de Ham aux ors des Tuileries (couronné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques et par le prix Historia de la biographie historique).

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
octobre
Année de publication :
2018
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