Une chronique de Laurent Theis : « L’Histoire et la Mémoire. Le cas Guizot »

Auteur(s) : THEIS Laurent
Partager

Lorsque, en 1857, dans sa soixante-dixième année, François Guizot entreprend de rédiger ses Mémoires, il dispose du matériau incomparable que lui fournit un demi-siècle d’expériences multiples : successivement ou concomitamment critique littéraire, publiciste et polémiste, professeur d’Université, éditeur, conseiller d’Etat, député, conseiller général, ministre, ambassadeur, président du Conseil, la Terreur l’avait rendu orphelin, la révolution de 1830 l’avait conduit au Gouvernement, celle de 1848 l’avait renversé et contraint à l’exil. Puis il s’était installé dans une retraite active en exerçant une magistrature d’influence, via la presse, l’Institut de France, l’Eglise réformée aussi dont il était la figure de proue, et une immense correspondance française et européenne.

Une chronique de Laurent Theis : « L’Histoire et la Mémoire. Le cas Guizot »
Laurent Theis © DR

Surtout, dans ces activités diverses où la politique se taillait la part principale, il ne cessa jamais d’être historien : en 1808, il entreprenait d’établir une nouvelle édition française de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain d’Edward Gibbon ; en 1874, à la veille de sa mort, il achevait le 4e volume de l’Histoire de France racontée à mes petits-enfants, qui fut un immense succès de librairie. Parmi les nombreux ouvrages qui parsèment sa carrière, deux au moins l’ont consacré comme un des historiens les plus considérables de son temps : Histoire de la civilisation en Europe et en France, en cinq volumes, issue de son cours de 1828-1830, et Histoire de la révolution d’Angleterre, en six volumes, dont la parution s’était étalée de 1826 à 1856. Autant de synthèses réussies entre l’histoire philosophique à la manière du XVIIIe siècle et la démarche savante que développait l’érudition germanique et dont il fut, en France, l’un des pionniers. Les idées générales y sont ainsi soutenues par un établissement rigoureux des faits, une recherche et une exploitation des documents de première main, avec l’introduction de notes de référence en bas de page qui sont alors une nouveauté chez nous. D’abord comme éditeur, puis comme ministre de l’Instruction publique, il ouvrit des chantiers considérables de publication de sources. D’abord, sous la Restauration, les deux grandes collections des Mémoires relatifs à la révolution d’Angleterre (25 volumes) et des Mémoires relatifs à l’histoire de France (29 volumes). Puis, à partir de 1834, les publications de la Société de l’histoire de France, dont il avait patronné la fondation et qui continue actuellement son travail d’édition, et surtout la série des Documents relatifs à l’histoire de France, organisée et financée par l’Etat, qui se poursuit encore aujourd’hui. Ainsi s’établissait ce couple « histoire et mémoire », qui demeure à la fois fécond et problématique, et que Guizot lia dans le titre même de son ouvrage : Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tout un programme.

C’est fort de cet acquis intellectuel, dont la perspective politique n’était pas absente -comment asseoir la monarchie constitutionnelle et le régime représentatif sur un passé national mis au jour et assumé- que Guizot conçut et réalisa ses Mémoires, qui couvrent les années 1805 à 1848. Là encore, la politique n’était pas loin. Comme l’écrivait son disciple Albert Sorel, « il n’est pas de bataille perdue qui ne se regagne sur le papier. » Rien d’original, donc, si ces huit gros volumes, dont le dernier parut en 1868, étaient destinés à exposer, éclairer et justifier les idées et les actions développées par l’auteur, et au-delà par le régime, sous la Restauration et la monarchie de Juillet. De fait la plupart des mémorialistes, à la différence des auteurs de Souvenirs, écrivent en tout ou partie pour s’expliquer. Rien d’original non plus à rédiger des Mémoires ; nombre de contemporains de Guizot : Talleyrand, Chateaubriand, Pasquier, Molé, V. de Broglie, firent de même. En revanche, Guizot décida -particularité remarquable- de les publier de son vivant, à la différence de tous les autres. Il se sentait assez sûr de lui, de ses convictions et de son talent, pour affronter les risques inhérents à sa démarche, principalement celui d’en dire trop, ou pas assez, en mal ou en bien, sur les personnes et sur les choses. Il l’écarta en faisant profession d’ « une franchise sans fiel ».  Il voulait pouvoir répondre personnellement de ses œuvres. Cette position fut facilitée par le fait qu’il conçut son récit à l’instar de ses travaux historiques les plus aboutis : poussant à l’extrême la vérification des faits, alternant les considérations d’ordre politique et philosophique avec les descriptions et les portraits, les assortissant, par de copieuses annexes, de documents originaux et authentiques, il poursuivait sous une autre forme la méthode et les procédés qui avaient fait le succès de l’Histoire de la révolution d’Angleterre. Personne, sinon Napoléon III lui-même sur un détail controversé, ne chercha à contester la véracité de son propos. D’aucuns, se plaignant ici du traitement qui leur était réservé, trouvaient là de quoi se satisfaire. Certains commentateurs suggérèrent même que l’ouvrage, par sa densité et la force de ses démonstrations, contribua à orienter le régime impérial vers une pratique plus libérale telle que Guizot en avait usé lui-même, et dont il espérait le rétablissement.

La double mission, politique et historique, que Guizot avait assignée à son ouvrage, lorsqu’elle est portée au plus haut niveau intellectuel et littéraire, répond à la définition des Mémoires d’Etat. Aussi est-ce avec raison que Pierre Nora a rapproché Guizot et De Gaulle, assurant que tous deux, chacun à sa manière, cherchèrent par leurs Mémoires à faire « leur salut historique ». Les nombreux lecteurs des Mémoires de guerre et d’espoir pourraient s’en convaincre en lisant les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon (septembre 2024)

Pour aller plus loin

12 septembre 1874 : mort de François Guizot sur FranceMémoire

Partager