Une chronique de Peter Hicks : « Soldats, vous êtes nus. »

Auteur(s) : HICKS Peter
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En mars 1796, un général corse de vingt-six ans harangua ses troupes dépenaillées dans les montagnes surplombant Nice : « Vous êtes nus, s’écria-t-il, mal nourris […]. Je veux vous conduire dans les  plus fertiles plaines du monde. »
Près de l’anniversaire bimillénaire de la traversée des Alpes par Hannibal, Napoléon Bonaparte était sur le point d’entamer sa propre destinée épique.
Du moins est-ce ainsi qu’il l’a raconté après coup…

Une chronique de Peter Hicks : « Soldats, vous êtes nus. »
© Fondation Napoléon/ R. Young

Environ vingt ans après les faits, en 1817, l’Empereur, exilé de Sainte-Hélène, dicta l’histoire de cette première campagne d’Italie au comte de Montholon dans le cadre de ses mémoires, y compris les paroles émouvantes de son discours, mot pour mot (Pour lire un commentaire sur cette édition de la citation – en anglais). En 1823, le comte publia fidèlement ce que Napoléon lui avait énoncé et lorsque Napoléon III publia la correspondance de son oncle, une quarantaine d’années plus tard, ce récit (et cette proclamation) furent définitivement gravés dans le marbre.
Et pourtant, ce n’était pas là toute l’histoire.

Napoléon n’a, en fait, pas précisément revigoré ses hommes avec ce texte. Il est vrai qu’il a dit quelque chose de similaire. Il existe certaines de ses lettres, thématiquement proches, mais elles ne reprennent pas exactement les mêmes mots. Mieux encore, nous possédons la proclamation qu’il a effectivement faite. Son texte est caché (en fait à peu près oublié) dans les publications d’État de 1797 : il a été raconté au Directoire, non par Napoléon (toujours en Italie à l’époque), mais par son bras droit, Berthier. Ce discours porte aussi certains des sentiments du texte de 1817, mais aucun n’en reflète la vigueur.

« Ce n’est plus une guerre défensive, c’est une guerre d’invasion; ce sont des conquêtes que vous allez faire. Point d’équipages, point de magasins; vous êtes sans artillerie, sans habits, sans souliers, sans solde; vous manquez de tout, mais vous êtes riches en courage. Eh bien! voilà vos magasins, votre artillerie; vous avez du fer et du plomb; marchons et dans peu de jours ils seront à vous (Il leur montrait les plaines fertiles du Piémont et de la Lombardie). L’ennemi, ajoute-t-il, est quatre fois plus nombreux que vous; nous en acquerons plus de gloire (Berthier au Directoire, publié dans Extrait du procès-verbal de la séance publique du Directoire exécutif du 10 brumaire an VI, Paris, Impr. de Gratiot, [11 Brumaire ?] An VI (1797), p. 6 (mais également dans le Moniteur Universel et Le Conservateur du  12 Brumaire). Voir aussi Dubroca, La Vie de Bonaparte, premier consul de la République française, Et Pacificateur de l’Europe, Depuis sa naissance jusqu’au 18 Brumaire an 10, époque de la Paix générale, précédé d’un hommage à la paix. Paris, Bonneville, Dubroca, An X de la république [1801-2], p. 33, qui écrit en 1801: « Bonaparte leur montre de loin les plaines fertiles où ils doivent trouver du pain et des vêtemens. Cette espérance efface le souvenir de tous leurs maux, et ils s’apprêtent à marcher à l’ennemi. ») »

À Sainte-Hélène, Napoléon a eu amplement le temps de lire. On sait par Las Cases qu’il s’est repenché sur un ouvrage pourtant sur les Romains qu’il avait aimé dans sa jeunesse : L’Histoire ancienne, de l’abbé Rollin. Il a également relu les écrits de l’historien romain Tite-Live et au sujet de l’histoire du grand général carthaginois, Hannibal, l’anti-héros de l’Antiquité, qui, lui aussi, à l’âge de vingt-six ans (pensait Napoléon), avait traversé les Alpes à la gloire militaire en Italie.

La première campagne d’Italie, avec les victoires de Lodi et de Rivoli, avait matérialisé l’ascension de l’étoile de Napoléon. Tandis qu’il réécrivait sa proclamation de 1796, l’Empereur déchu rêvait de ses gloires passées et cherchait à faire mieux qu’Hannibal. Un peu de la même façon que la peinture époustouflante de David sur le passage du col du Grand-Saint-Bernard brouillait la réalité de la terne et déprimante traversée des Alpes mieux retranscrite par Delaroche, cette retouche de plusieurs discours célèbres d’Hannibal (inventés par Tite-Live) éclipse la vraie proclamation de 1796 (Pour en savoir plus, lire « Napoleon and Hannibal », Peter Hicks, dans Napoleonica. La Revue 2019/3 (N° 35), pages 42 à 48).

Face à cette « écriture créative », faut-il s’étonner que certains commentateurs français considèrent Napoléon comme le plus grand écrivain français du XIXe siècle ?

Peter Hicks, trad. M. de Bruchard
Janvier 2020

Peter Hicks est chargé d’affaires internationales à la Fondation Napoléon.

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