Disparu en 1842, Las Cases ne connut que les deux premières décennies d’existence de son ouvrage ; il put toutefois mesurer l’effet qu’il produisit. Il fut d’ailleurs obligé de revenir maintes fois sur la rédaction du Mémorial tant il suscita de réactions, corrigeant par exemple des passages gênants pour des personnages cités dans le livre qui s’estimaient injustement traités. Après ces ajouts, il y eut par exemple les versions illustrées par des dessinateurs comme Charlet, socle de la légende napoléonienne. Immense succès là encore. Puis les versions en langue étrangère se sont succédé avant que n’apparaissent au XXe siècle des versions commentées, annotées, plus scientifiques. Lors du premier bicentenaire napoléonien, celui de la naissance en 1969, de belles éditions très richement reliées furent également proposées au public, reconnaissables à leur reliure aux armes impériales couleur or et vert Empire. Un exemplaire numéroté de cette édition figure d’ailleurs en bonne place dans la bibliothèque personnelle du général de Gaulle à la Boisserie.
Aujourd’hui, on ne compte plus les versions, des plus populaires aux plus recherchées, au point qu’il est possible d’entreprendre une collection dédiée à ce seul livre. Un libraire parisien me raconta d’ailleurs un jour que l’un de ses clients s’était mis en tête de posséder chez lui toutes les éditions du Mémorial. À force de patience et avec quelques moyens, il rassembla une quantité inouïe d’ouvrages au point de remplir plusieurs corps de bibliothèques avec cet unique titre. Il se rapprocha de son idéal de collectionneur sans toutefois l’atteindre. Une quête impossible en vérité, comme si le Mémorial était voué à se multiplier à l’infini.
D’année en année, il n’a cessé en effet d’évoluer, de se transformer, d’être utilisé. Objet historique comme littéraire, il reste unique par bien des aspects. Avant lui, il n’existe rien de comparable. Après lui, il y eut quelques tentatives d’imitation mais sans réel succès. Si le journal de Las Cases évolua sensiblement depuis sa première rédaction tant il fut réécrit et augmenté, changeant même de nature, son pouvoir de séduction ne fit que s’accroître, séduisant des publics toujours différents. Cela tient peut-être à son incroyable modernité. Tout en faisant de nous des témoins de la captivité de Napoléon, Las Cases nous permet d’entendre le grand homme raconter son passé glorieux comme évoquer l’avenir des peuples.
En mélangeant ainsi passé, présent et futur, Las Cases enleva dès lors toute temporalité à son œuvre. Elle se situe ailleurs, dans le temps comme dans l’espace, Sainte-Hélène restant une destination très lointaine encore aujourd’hui. Entre son originalité et ses incessantes mutations, tout s’est conjugué pour que chacun trouve un intérêt au Mémorial. On l’aimera en fin de compte pour des raisons différentes mais on l’aimera toujours. Chapeau bas, monsieur Las Cases !
Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon, 9 novembre 2023
► Consultez le dossier thématique « Le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases » (2023)