Une chronique de Thierry Lentz : Napoléon « antisémite » ?

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Dans l’actuelle vaguelette de « Napoléon bashing », sorte de course à l’échalotte de tous ceux qui veulent parler d’histoire sans jamais se donner la peine de l’apprendre, une surprenante polémique est née la semaine dernière. Si l’on en croit, Mme Autain, M. Mélenchon ou M. Corbière, goulument relayés par le toujours malveillant Daniel Schneidermann sur son site, Napoléon aurait été « antisémite ». En réalité, ils s’en moquent bien. Car leur cible n’était pas l’empereur et sa mémoire… mais le ministre de l’Intérieur, M. Darmanin, coupable à leurs yeux d’avoir voulu se servir de la procédure employée en 1808 pour parvenir au statut des Juifs de France pour l’appliquer au culte musulman. En se faisant ainsi philosémites, les compères veulent sans doute échapper à l’accusation récurrente d’« islamogauchisme » qui leur colle à la peau. Notre propos n’est évidemment pas d’entrer dans ce débat surréaliste, qui serait risible s’il n’avait pas été lancé par des représentants de la Nation. Faisons plutôt un peu d’histoire.

Une chronique de Thierry Lentz : Napoléon « antisémite » ?
Thierry Lentz © Éditions Perrin / Bruno Klein 2020

La politique de Napoléon à l’égard des Juifs a été diversement appréciée par les historiens qui se demandent si elle fut bénéfique, intermédiaire ou « infâme », ce dernier qualificatif étant plus particulièrement réservé à un des décrets de mars 1808 sur l’organisation de leur culte. L’Empereur voulut surtout rationaliser l’émancipation proclamée par la Révolution et la transformer en assimilation, pour mettre fin aux conflits entre les communautés juives et le reste de la société.
C’est au moment de la crise économique de 1805 que le gouvernement se soucia d’eux. L’usure pratiquée par certains prêteurs juifs d’Alsace avait en effet provoqué des troubles dont l’écho remonta jusqu’à l’Empereur de passage à Strasbourg. De retour dans la capitale, il confia le dossier au Conseil d’État. En conséquence des rapports qui lui furent remis, deux mesures immédiates furent prises : un moratoire d’un an sur les dettes contractées auprès des juifs dans l’Est (décret du 30 mai 1806) et la convocation à Paris d’une assemblée de notables juifs (15 juillet 1806).

Cette assemblée « laïque » de 111 délégués se mit au travail dans les semaines suivantes. Elle consacra ses travaux à répondre à une série de questions précises telles : est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ? sont-ils hostiles aux mariages mixtes ? pensent-ils qu’ils doivent défendre la France, leur patrie ? etc. Le rapport final permit autant d’informer le gouvernement que d’engager les communautés par les réponses qui avaient été faites. En conséquence, Napoléon ordonna au ministre de l’Intérieur Champagny de préparer pour le début de l’année suivante la réunion à Paris d’un « Grand Sanhédrin », institution disparue depuis 1 700 ans, récréée autant pour des motifs symboliques qu’en raison de l’absence d’autorités judaïques compétentes pour édicter des règles générales. Comme dans les temps anciens, 71 personnes dont 45 rabbins devaient y siéger afin de valider les réponses faites par l’assemblée des notables, sous la présidence du grand rabbin de Strasbourg, David Sintzheim. La réunion dura un mois, du 9 février au 9 mars 1807.

Une fois rendues les conclusions du Grand Sanhédrin, Napoléon signa les quatre décrets des 17 mars et 20 juillet 1808. Dix circonscriptions territoriales étaient créées, avec à leur tête un consistoire aux membres nommés par les préfets, dont le rôle était de maintenir l’ordre dans les communautés. Ancêtre du Grand Rabbin de France (institution unique dans le Judaïsme mondial), son premier président fut Sintzheim. Selon les textes, l’ouverture de nouvelles synagogues n’était possible qu’après autorisation gouvernementale. Les rabbins devaient enseigner les préceptes adoptées par le Grand Sanhédrin ; chaque juif devait prêter serment de les respecter, sous peine d’expulsion du territoire de l’Empire (sorte de « privation de la nationalité » peu conforme au droit civil). Enfin, pour que les juifs puissent se fondre dans la population, exhortation leur était faite d’adopter des professions « utiles » (comme l’agriculture), de considérer la conscription comme un devoir sacré, de réciter des prières pour l’Empereur et sa famille, etc. Un état civil national leur était également imposé. Napoléon décida par ailleurs d’appliquer la loi du 20 septembre 1792 imposant l’adoption d’un nom aux familles juives. Le décret du 20 juillet 1808 décida qu’une fois choisi, il le serait pour toujours. Les patronymes identiques (Lévy, Isaac, etc.) devaient être évités. Quant aux prénoms, les choix devaient respecter les textes qui n’autorisaient que ceux de saints catholiques et de personnages historiques. Cette partie des textes de 1808 eut peu de succès, mais on ne força personne à changer de nom.
Par ailleurs, le décret du 17 mars 1808, qualifié pour cette raison « d’infâme » par certains contemporains et une partie des historiens du judaïsme français, prônait, pour une période de dix ans, « la réforme sociale des juifs » en réduisant, voire en annulant les dettes à leur égard, en créant une patente spéciale pour ceux qui voudraient pratiquer le commerce, en réglementant les hypothèques qu’on pouvait leur accorder. Dans la même veine, les juifs étrangers ne pouvaient s’installer en France qu’à la condition d’acquérir une propriété rurale. Aucun juif, même français, ne pouvait plus s’installer en Alsace. Le remplacement des juifs aux armées était proscrit : à partir de 1812, ils purent cependant se faire remplacer par d’autres juifs.

Les contreparties demandées ou imposées s’inscrivaient dans la ligne de la politique impériale de contrôler les cultes pour protéger l’ordre public. Même si ce fut au prix d’un abandon partiel et temporaire des principes d’égalité et de la liberté du commerce pour une partie de la population, la législation d’assimilation n’en fut pas moins un succès. Elle fut bien accueillie par les intéressés et son application dans les départements réunis d’Allemagne et en Pologne fut même saluée avec joie. L’expérience était unique en Europe et, à la chute de l’Empire, les communautés sorties de la sphère françaises dépêchèrent auprès du congrès de Vienne des délégations venues supplier les diplomates de ne pas abroger cette législation.

Tant dans une conférence qu’il prononça le 4 juin 2019 à la Fondation Napoléon que dans ses déclarations réitérées, y compris récemment, l’actuel Grand Rabbin, M. Haïm Korsia, rappelle sans désemparer que le statut de 1808 fut un bienfait pour le Judaïsme français et qu’aujourd’hui encore, les différentes communautés s’y conforment et l’apprécient.

Thierry Lentz
Avril 2021

Thierry Lentz est directeur de la Fondation Napoléon.

Documents, textes des décrets, analyses, iconographie : retrouvez notre dossier thématique Napoléon Ier, le Grand Sanhédrin et l’intégration des Juifs sous l’Empire, sur napoleon.org

Titre de revue :
inédit
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