Une chronique d’Yves Bruley : « le Second Empire et la Chine, hard power ou soft power ? »

Auteur(s) : BRULEY Yves
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Alors que la presse magazine d’histoire s’intéresse à nouveau aux relations entre l’Europe et la Chine au XIXe siècle, Yves Bruley, spécialiste de la diplomatie du Second Empire, invite à revenir aux sources, en se plongeant dans les archives du temps, notamment les archives diplomatiques. Telle est la manière d’aborder en historien les sujets politiquement les plus sensibles.

Une chronique d’Yves Bruley : « le Second Empire et la Chine, <i>hard power</i> ou <i>soft power</i> ? »
Yves Bruley, photo © Sebastien Soriano/Le Figaro

« Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine, répond Victor Hugo en 1861 au capitaine Butler. […] Selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre […]. Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici. Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. […] Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. »

Chacun connaît la célèbre lettre de Victor Hugo « Au Capitaine Butler ». C’est, du côté français, le document le plus cité au sujet des expéditions militaires franco-anglaise de 1857 et 1860 qui ont abouti aux traités de Pékin des 24 et 25 octobre 1860, une semaine après le sac et l’incendie du Palais d’été. On sait quelle place ce détestable événement occupe dans la mémoire nationale chinoise. Devant un sujet aussi sensible, l’historien doit plus que jamais appliquer la méthode historique : contextualiser et revenir aux sources, s’imprégner de la lecture des archives, afin de mieux comprendre dans quel esprit les contemporains ont cherché à « ouvrir » l’espace chinois.

Si les sources militaires permettent de reconstituer les expéditions, les archives diplomatiques ont l’avantage de la continuité sur de plus longues durées, et aussi de provenir d’agents qui ont vécu des années en Chine. Se plonger dans les correspondances diplomatiques ou consulaires en Chine pendant le Second Empire est – comme toujours – une expérience des plus intéressantes. Le premier représentant français de Napoléon III en Chine, Alphonse de Bourboulon, écrit par exemple en 1853 :

« Dans le partage pacifique auquel on peut prévoir dès à présent que ce vaste pays est destiné, il est indubitable que la première part d’avantages reviendra à la puissance commerciale et nous ne pouvons pas nous dissimuler que sous ce rapport, la France se trouve dans une fâcheuse infériorité. Cependant il est d’autres moyens encore par lesquels une nation établit son influence dans le monde, et un ascendant moral peut aussi devenir avec le temps fécond en résultats positifs. »

En d’autres termes, le pouvoir politique étant très affaibli en Chine, les Européens et les Américains vont inévitablement y établir leur influence à brève échéance. Or la Royaume-Uni est la plus puissante sur le plan commercial. La France ne pourra donc trouver sa propre place qu’en s’appuyant sur ce que nous appelons aujourd’hui le soft power et qu’il appelle « un ascendant moral ». Cet ascendant, c’est la religion chrétienne qui l’apportera à la France, grâce aux missionnaires catholiques, dont la plupart sont français. D’où l’importance donnée par les Français à la liberté religieuse dans les traités négociés avec les Chinois. Les Français pensent que grâce aux missionnaires, les élites chinoises sentiront la différence entre les nations d’Europe, elles verront l’apport européen sous son meilleur jour et se rapprocheront des Français. Tel est, en tout cas, le projet des diplomates français. Il a clairement échoué, le hard power – ou, pour mieux dire, la guerre – l’ayant rendu presque impossible.

Le 21 juin 1870, quatorze personnes sont massacrées à Tien-Tsin dans des conditions atroces, dont le consul de France, son chancelier, huit sœurs de la Charité, plusieurs prêtres français et des négociants. La correspondance diplomatique est alors toute remplie des difficultés à faire rendre justice et à faire condamner les coupables. La tâche est presque impossible après l’annonce de la chute de Napoléon III car, « pour un gouvernement asiatique », écrit le représentant français en Chine, la captivité de l’Empereur « avait pour conséquence inévitable la cessation de l’existence de la France. » La route était encore longue dans la connaissance mutuelle de ces deux grandes civilisations. Elle le demeure un siècle et demi plus tard.

Yves Bruley, Correspondant de l’Institut, Académie des sciences morales et politiques (26 octobre 2023)

► Le n° 70 du Figaro Histoire (octobre-novembre 2023) est consacré à la Chine de 1839 à 1911.

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