Dans la soirée du 29 juillet 1809 arriva à Paris une alarmante dépêche : les Anglais venaient de débarquer sur l’île hollandaise de Walcheren, à l’embouchure de l’Escault, marchaient sur Flessingue (que le général Monnet dut abandonner le 13 août) et menaçaient Anvers, le plus important arsenal de la marine impériale, ce « pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre », comme on a coutume de le dire. Depuis des semaines, l’hypothèse d’un tel débarquement était dans l’air. Toujours bien informé, le ministre de la Police Fouché en avait informé Cambacérès, chargé comme toujours du gouvernement en l’absence de l’empereur. Les démonstrations navales britanniques au large des côtes françaises (devant Boulogne et La Rochelle), turques (Gallipoli) et napolitaines se multipliaient et, le 7 juillet, un millier de soldats britanniques avait débarqué à l’embouchure de la Weser, à Cuxhaven, accueillis par des mouvements favorables de cette ancienne possession hanovrienne. Les troupes westphaliennes appuyées par un contingent danois avaient forcé les “envahisseurs” à regagner leurs bateaux. Au passage –mais tel était peut-être le but principal de l’expédition-, les Britanniques avaient évacué le duc de Brunswick-Oels qui avait tenté (après d’autres) de soulever l’Allemagne.
Avant le débarquement de Walcheren, les mises en garde de Fouché n’avaient guère été suivies d’effets. Il est vrai qu’il aurait été difficile pour le gouvernement impérial de dépêcher des troupes sur chaque point sensible de côtes s’étendant de la Hollande à Biarritz. La marine anglaise dominait à ce point les mers qu’elle pouvait choisir sans grands risques le lieu et le moment de ses coups de main. On sait toutefois que la localisation de la prochaine « descente » anglaise avait été établie par les services de Fouché et notamment le commissaire général d’Anvers, averti du départ de la flotte des côtes d’Angleterre. Les excellents renseignements n’avaient pas été utilisés et Cambacérès n’avait pas su anticiper. Si gouverner, c’est prévoir… l’archichancelier n’avait pas bien gouverné.
Un troisième front ?
Sous les ordres de lord Chatham, 40 000 soldats anglais, soutenus par une soixantaine de bateaux de l’amiral Strachan venaient d’ouvrir un troisième front, alors que le meilleur de l’armée était en Espagne ou en Autriche. Envisagée de longue date et destinée à détruire les bateaux français en construction à Flessingue et Anvers, le feu vert à l’opération avait été donné par Castlereagh après la bataille d’Essling. Après ce demi-échec ou cette demi-victoire (ce qui revient au même), Londres pensait que l’armée napoléonienne était suffisamment affaiblie pour pouvoir tenter sa chance. Il s’agissait bien d’un coup de main et non d’une invasion générale de l’Empire. Il avait été maintenu après l’arrivée à Londres de la nouvelle de Wagram. On lira par ailleurs la contribution de Peter Hicks pour mieux appréhender le point de vue anglais.
Dans la capitale française, le gouvernement fut comme frappé de stupeur par la nouvelle du débarquement anglais. Il est vrai que Cambacérès était peu rompu aux questions militaires. Il s’en remit aux spécialistes. Le ministre de la Marine, Decrès, considéra que l’opération n’était qu’une diversion et ne manifesta pas une inquiétude particulière pour l’arsenal d’Anvers qui était une sorte de forteresse solide et parfaitement défendable. Il n’en menait cependant pas large : ses flottes avaient laissé passer au moins l’information de l’arrivée en vue de la Hollande de la petite armada. Le ministre de la Guerre, Clarke, ordonna aux unités disponibles dans les environs de Paris ou sur les côtes de marcher au-devant des Anglais : pour lui, l’armée régulière devrait suffire à repousser les Britanniques. Le roi de Hollande, Louis Bonaparte, prétendit de son côté que, puisque c’était son territoire qui était menacé, il devait lui revenir de commander la défense du royaume. Il envoya immédiatement… 4 000 hommes vers le Walcheren. Pour commander la contre-offensive, on pensa au général Sainte-Suzanne, récemment nommé commandant du camp de Boulogne qui, malgré la mise en sommeil du projet de descente en Angleterre, continuait à être entretenu et occupé par des troupes de second rang. Or, Sainte-Suzanne, invalide et en retraite depuis 1804, année de son entrée au Sénat, était incapable de repartir en opérations. Un conseil présidé par Cambacérès ne trouva rien de mieux, sur proposition de Fouché, que de nommer Bernadotte, qui, le 9 juillet précédent, avait été sèchement démis de son commandement à l’armée d’Allemagne pour avoir diffusé une proclamation jugée inopportune par Napoléon. La décision de lui confier ce commandement si important était de nature à provoquer la fureur de l’Empereur… mais le rétablissement inespéré de Sainte-Suzanne permit de se passer, pour le moment, des services du prince de Ponte-Corvo. On envisagea de diriger 30 à 40 000 hommes vers le « troisième » front.
Fouché se comporte en chef de l’État
Fouché n’en avait pas pour autant terminé. En quelques jours, il allait prendre l’ascendant sur ses collègues. Le ministre de la Police, homme d’État de haut niveau, n’avait au fond jamais renoncé à ses idées, sinon républicaines, au moins de rendre le gouvernement impérial plus proche de ses idéaux. Avec habileté et, disons-le, culot, il parvint à s’imposer dans ces jours de crise en véritable chef de l’État, doublant Cambacérès qui aurait pourtant dû tenir le rôle. Depuis la fin juin 1809, Fouché cumulait son portefeuille de la Police avec, par intérim, celui de l’Intérieur, en raison de la maladie de Cretet. Ce hasard lui donnait une puissance peu commune : outre la police, il avait la haute main sur les préfets et tenait les fils de toute action d’envergure sur l’ensemble du territoire de l’Empire.
Dans la crise de Walcheren, Fouché fut le seul à évaluer le danger, à y penser en politique, presque en patriote (et non en simple serviteur de l’Empereur), et à prendre les décisions énergiques, tandis que Cambacérès, sa correspondance le prouve, se montrait hésitant, anticipant les colères de l’empereur en rejetant préventivement la responsabilité des décisions prises sur les autres. On ajoutera encore que l’archichancelier se méfiait au plus haut point de Fouché (qu’il avait vu à l’œuvre pendant la Révolution et le Consulat). Il ne souhaitait pas lui accorder une parcelle de pouvoir supplémentaire. Le ministre de la Police et de l’Intérieur combla un vrai vide politique et de décision, parfois même en faisant correspondre la « réalité » à ses projets, comme lorsqu’il prétendit que, compte tenu du nombre de croisières anglaises au large des ports français, c’était tout le territoire (et non plus seulement Walcheren et Anvers) qui étaient en danger. Il adressa une circulaire aux préfets des quinze départements les plus menacés, leur demandant d’organiser la résistance, osant même écrire : “Prouvons à l’Europe que si le génie de Napoléon peut donner de l’éclat à la France, sa présence n’est pas nécessaire pour repousser l’ennemi”. Il convainquit ensuite le conseil à mettre les départements du Nord en état de siège et, surtout, malgré l’opposition de Clarke, à lever les gardes nationales… qui dépendaient de l’Intérieur et non de la Guerre. Ces milices créées par les municipalités en 1789 avaient survécu à la Révolution. Tout citoyen était tenu d’y servir. Un arrêté du 24 septembre 1805 disposait qu’elles devaient être employées « au maintien de l’ordre à intérieur et à la défense des frontières ». Le texte l’excluait formellement de la défense des côtes. Fouché estima que le débarquement de Walcheren était une véritable invasion qui dépassait alors largement les côtes… ce qui n’était pas exact mais personne ne s’opposa à sa décision. Il reçut pourtant sur ce point le soutien assez inattendu de l’amiral Decrès. Le ministre de la Marine se mordait les doigts de ne pas avoir anticipé le débarquement anglais et soutenait a priori toutes les tentatives permettant d’effacer sa faute. En quelques jours, 6 000 gardes furent sous les armes dans la Lys, 8 500 dans le Nord, 6 400 dans le Pas-de-Calais, 1 800 dans l’Oise et 3 000 dans l’Escaut. Et on n’avait encore rien vu.
Seconde décision, comme Louis Bonaparte réclamait “un maréchal” à la tête des hommes, Fouché obtint finalement que Bernadotte soit nommé à la tête de l’opération. Le maréchal s’était lui-même porté candidat (sans doute à l’invitation du ministre de la Police), était allé voir Clarke puis l’archichancelier. Les deux hommes se laissèrent fléchir par la faconde (la jactance ?) du Gascon mais, toujours frileux, Cambacérès écrivit à Napoléon et attendit sa réponse. Il fut probablement surpris d’apprendre que l’empereur approuvait l’idée de Fouché et lui reprochait à lui, l’archichancelier, de ne pas l’avoir eue dès le conseil du 1er août : “Je suis fâché que vous ayez si peu d’usage des pouvoirs que je vous ai donnés, dans ces circonstances extraordinaires”. Le 10, c’est Clarke qui reçut sa volée de bois vert : “(M. Fouché) s’est mis en mesure de faire ce que vous ne faisiez pas vous-même”. Le lendemain, il reçut le coup de grâce : « Je ne vois que M. Fouché qui ait fait ce qu’il a pu, et qui ait senti l’inconvénient de rester dans une inaction dangereuse et déshonorante ». Fort des encouragements impériaux, le ministre de la Police poursuivit son action, levant encore les gardes nationales dans le midi pour prévenir un débarquement anglais sur les côtes méditerranéennes et, enfin, à Paris, ce qui n’était pas arrivé depuis des années, les gardes nationales ayant été remplacées par une garde municipale soldée pour éviter les débordements. Lorsqu’il le fallut, Fouché monta en personne au créneau. Le préfet de la Seine, Frochot, hésitait à lever la garde nationale… il jura qu’il était prêt à le faire lui-même, accompagné d’un tambour. Des maires tardaient à prendre les mesures prescrites ? Il menaça de prendre des sanctions. Napoléon ne pouvait faire autrement que de soutenir les initiatives de son bouillant ministre. La situation réclamait des mesures énergiques et Fouché était le seul capable de les imaginer puis de les mettre en œuvre.
La fin de la tentative anglaise
Les dangers du débarquement anglais se doublaient désormais du risque de voir Fouché prendre trop de place dans la marche des affaires. Le ministre avait fort bien joué. D’un côté, si la guerre de 1809 ne provoquait pas la chute de l’Empire, il aurait bien mérité de celui-ci en prenant les bonnes décisions. De l’autre, si les embarras de Napoléon venaient à perdurer et à entraîner des changements gouvernementaux, il disposait de tous les instruments pour être indispensable, voire tirer les marrons du feu. A Paris comme à Vienne, on commençait à s’inquiéter du rétablissement des solutions révolutionnaires pour conjurer le péril. On soupçonnait Fouché de se servir des gardes nationales pour renverser l’Empire, avec la complicité de Bernadotte (que l’on avait prudemment flanqué de Moncey et du général Reille). Ainsi, Clarke écrivit, non sans exagération : “Fouché vient de lever à Paris 30 000 hommes. Il arme le peuple et les domestiques. C’est une levée de 93 qu’il veut avoir sous la main. Il se prépare à jouer un grand rôle dans des cas prévus, tels celui d’un mal plus grand que celui dont l’empereur vient d’être atteint (NDA : la convocation de son médecin Corvisart à Vienne avait fait penser que l’empereur était malade) ou d’une blessure plus sérieuse que celle de Ratisbonne, ou d’un revers plus complet que celui d’Essling. Trente mille hommes armés dans Paris !”. Finalement, l’expédition anglaise tourna à la catastrophe. Après la reddition de Flessingue, Chatham ne sut pas profiter de son succès. Il ne marcha pas sur Anvers et préféra cantonner ses forces autour des positions conquises.
Le 15 août, Bernadotte prit son commandement à Anvers. Il mit les places des environs en état d’alerte et établit un cordon autour du corps expéditionnaire anglais. Une petite bataille fut remportée le lendemain, près de Flessingue, par les troupes franco-bataves. On doit dire ici que le maréchal fit ce qu’il fallait faire, dans les règles de l’art militaire. Finalement, le cordon fut utile… mais pour des raisons sanitaires. Une épidémie s’était déclenchée dans les troupes anglaises qui étaient devenues inopérationnelles. Le lieu du débarquement avait été mal choisi, dans une zone marécageuse et insalubre, particulièrement arrosée en cet été 1809 et avec peu de possibilités de passer en force sur le continent. Si bien qu’à la fin de l’été, et sans que les Français aient eu à prendre des dispositions offensives, Chatham dut rembarquer ses troupes, amputées de 4 000 soldats morts des maladies (quelques centaines seulement avaient été tués dans des combats). Les derniers anglais (une poignée d’hommes) allaient quitter Walcheren le 23 décembre. En Angleterre, l’échec de Walcheren eut d’importantes conséquences politiques. Si Castlereagh obtint le soutien des Communes par 275 voix contre 227, le Premier ministre Portland, malade et abattu, démissionna, le 6 septembre 1809. Il mourut peu après. Spencer Perceval prit la tête du gouvernement et s’adjoignit Hawkesbury (devenu lord Liverpool) à la Guerre et Barthurst puis Richard Wellesley, frère aîné de Wellington, aux Affaires étrangères. Castlereagh n’appartenait pas au nouveau cabinet.
Le triomphe provisoire de Fouché
A aucun moment, Fouché n’avait tenté quoique ce fût contre le régime. Il était trop intelligent pour se lancer dans une opération risquée. Il préférait attendre les événements : la mort de l’empereur ou de nouvelles difficultés sur le front allemand. Au fur et à mesure, il s’était rendu compte qu’aucun de ces événements ne se réaliserait. Il n’avait donc plus qu’à brandir son brevet d’homme d’action et de décision, presque de sauveur de la quatrième dynastie. On dira qu’en effet, il lui avait retiré une belle épine du pied. Cela dit, on ne saura jamais ce qui se serait passé si Napoléon avait connu, en Autriche, de plus grands embarras : le ministre de la Police connaissait l’existence de quelques complots royalistes et conservait des contacts avec l’Angleterre, sans doute faisait-il un double pari sur l’avenir en servant Napoléon, d’une part, et en préparant son remplacement, d’autre part, prudence habituelle chez les hommes de sa trempe. L’incapacité de Chatham avait fini par dédramatiser la situation.
Le 24 septembre 1809, Bernadotte fut remplacé par Bessières, ce dont le général Pelet se réjouit : “L’armée du Nord, composée de troupes peu disciplinées, des gardes nationales qui avaient beaucoup de rapports dans les pays voisins, et d’un état-major nombreux où se trouvait tout ce qui n’avait pas été employé depuis l’Empire; cette armée, tellement accessible à l’intrigue, ne pouvait être confiée qu’à un homme étranger à tout esprit de faction, profondément dévoué à sa patrie et à son souverain”. Le prince de Ponte-Corvo fut, dans la foulée, invité à aller prendre les eaux. Le 30, les gardes nationales furent renvoyées dans leurs foyers, sans avoir combattu. Celle de Paris fut dissoute : elle était la plus dangereuse en cas de menées contre le régime et chacun fut soulagé –Cambacérès et Clarke les premiers- de voir la fin de l’épisode. Le moment était venu pour Napoléon de « dégonfler » l’importance qu’avait prise Fouché. Le 1er octobre, il dut rendre le portefeuille de l’Intérieur qui fut confié au directeur général des Ponts et chaussées Montalivet : le sortant déclara hautement que cette nouvelle lui faisait plaisir car la double charge de la police et de l’intérieur avait fini par lui peser. Fait duc d’Otrante le 9 octobre, il reçut une longue lettre de l’empereur (datée du 21) qui, bien que considérant qu’il s’était affolé pour rien, lui donnait un brevet de bonne conduite : « Cela est loin d’effacer tout le mérite de ce que vous avez fait pour mon service ». Beaucoup se dirent que toutes ces récompenses et félicitations préparaient une prochaine disgrâce. Pour le moment, l’intéressé en tirait gloire. C’est à ce moment qu’on l’entendit fanfaronner dans les salons : « La levée des gardes nationales a mieux consolidé l’Empire que le couronnement. Alors, il était Empereur par la seule puissance militaire, et c’est la puissance civile qui vient de le reconnaître ».
Le 3 novembre, Bessières dégagea définitivement l’île de Walcheren. Les Anglais évacuèrent Flessingue trois semaines plus tard. On venait de découvrir à Londres que l’Empire français ne tenait pas que par la force militaire (argument que l’on reprenait alors facilement au bord de la Tamise) mais que la bourgeoisie et le « peuple » pouvaient se mobiliser pour le défendre au sein des gardes nationales. On en conclut que la Révolution n’était pas tout à fait terminée… C’est un peu ce que Fouché avait voulu montrer aux élites parisiennes.
La crise était finie… mais elle allait avoir des prolongements, en Hollande et à Paris. Sans doute Fouché, d’ordinaire plus prudent, se sentit-il pousser des ailes. Il vit dans les mots et récompenses de l’empereur comme un blanc-seing. Quelques mois plus tard allait éclater une nouvelle convulsion dont il serait responsable, qui allait permettre à l’empereur de se débarrasser de son encombrant et ambitieux ministre de la Police.
Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon (mise en ligne : janvier 2025)
Pour aller plus loin
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