« Madame Mère avait une âme forte et trempée aux plus grands événements » affirma Las Cases, chambellan de Napoléon qu’il suivit dans l’exil à Sainte-Hélène. L’opinion n’a pas été contestée par les historiens.
Née à Ajaccio le 24 août 1749 (ou peut-être 1750, un doute subsiste), Letizia Ramolino était issue d’une famille noble toscane établie en Corse depuis plusieurs générations. En effet les Ramolino étaient issus des comtes de Collalto et, à la fin du XVe siècle, leur ancêtre Gabriel Ramolino avait été major aux gardes de Charles V, roi de Naples. Ce Gabriel Ramolino avait obtenu le 2 février 1790 du doge de Gênes d’importantes concessions de terres à Ajaccio où la famille s’était établie. Le père de Letizia, Jean-Jérôme Ramolino, capitaine-commandant des troupes d’Ajaccio, fut nommé inspecteur général des Ponts-et-chaussées de l’île en 1750. Devenue veuve en 1755, Mme Ramolino se remaria avec un officier ingénieur au service des Génois, originaire de Bâle, François Fesch, union de laquelle naquit Joseph Fesch, demi-frère de Letizia et futur cardinal.
Un mariage tumultueux
La petite Letizia, « belle comme le jour » dira plus tard Napoléon, épousa à l’âge d’environ quinze ans, le 2 juin 1764, Charles-Marie Buonaparte, qui en comptait dix-huit et qui, après des études de droit à Pise, entreprenait une carrière d’avocat. Letizia devait mettre au monde treize enfants dont huit survécurent : cinq fils (Joseph, Napoléon, Lucien, Louis, Jérôme) et trois filles (Élisa, Pauline, Caroline).
Les luttes politiques allaient compliquer la vie du couple. Lorsqu’en 1768, Louis XV acheta la Corse aux Génois, Charles Buonaparte se joignit au chef des partisans de l’indépendance, Pasquale Paoli, qu’il vénérait depuis longtemps. Mais, après quelques péripéties plus ou moins dramatiques auxquelles participa Letizia – fuite à travers la montagne, nuits blanches dans le maquis –, il comprit que la cause était perdue et se rallia aux autorités françaises. Quelques mois plus tard, dans sa maison de la strada Malerba à Ajaccio, la jeune femme mettait au monde Napoléon.
Les époux avaient connu au début de leur mariage une certaine aisance, mais les difficultés pécuniaires s’accrurent vite dans un foyer comptant tant de bouches à nourrir. Les gains du père étaient plus que modestes. Grâce à la protection du comte de Marbeuf, gouverneur de l’île, Charles obtint des bourses sur le continent pour ses aînés (plus tard on parlera, sans apporter de preuves, d’une liaison entre Letizia et ce même Marbeuf).
Un veuvage dans l’adversité
En février 1786, Charles mourut d’un cancer de l’estomac, à Montpellier où il était allé se faire soigner. Letizia dut faire face à des difficultés accrues. La disparition d’un oncle, l’archidiacre Lucien Buonaparte, fut un malheur pour la veuve car il l’aidait à gérer ses affaires. La jeune mère avait alors une vie bien remplie : outre les soins donnés à sa progéniture, elle s’occupait du petit domaine des Milelli, héritage des Buonaparte et en particulier d’une pépinière de mûriers, source de déceptions financières. Elle montrait un grand sens de l’économie, se privant parfois de l’indispensable pour donner plus à ses enfants.
La Révolution française survenue, l’agitation reprit en Corse. Napoléon, rentré dans l’île, suivit d’abord Paoli, mais lorsque celui-ci eut pris parti contre la France révolutionnaire, la guerre commença entre ses amis et ceux des Buonaparte. En mai 1793, Letizia fut obligée de fuir Ajaccio tandis que les Paolistes brûlaient sa maison et saccageaient ses champs. Le danger devint tel qu’elle dut embarquer à Calvi pour le continent, avec ses plus jeunes enfants. Le 13 juin, elle arrivait à Toulon. On lui avait trouvé un modeste Logis à La Valette, mais l’insurrection des royalistes conter la Convention la força peu après à gagner la banlieue de Marseille, où la vie quotidienne ne fut pas moins difficile. On racontera plus tard que ses filles étaient obligées d’aller laver le linge à la fontaine publique. Enfin, des appuis permirent à Letizia de recevoir les secours promis aux réfugiés corses. Elle put s’installer à l’hôtel de Cypières, dont le propriétaire avait émigré. Après Thermidor, elle trembla encore pour Napoléon, mais la situation changea vite pour le jeune général, très apprécié à Paris depuis la journée du 13 Vendémiaire an 4 (5 octobre 1795).
Protéger ses enfants et ménager leurs susceptibilités respectives
À cette époque, Mme Bonaparte songeait surtout à établir ses filles. Elle maria l’aînée, Élisa, avec un officier d’origine corse, Felix Baciocchi, le 1er mai 1797, malgré les réticences de Napoléon qui considérait cet homme comme un soldat médiocre. La seconde, Pauline, s’était entichée d’un mauvais sujet, Stanislas Fréron, ce qui tourmentait la pauvre mère. Le mariage de Joseph avec Julie Clary, fille d’un riche commerçant de Marseille, 1er août 1794, lui avait en revanche apporté une vive satisfaction. Mais, sur ces entrefaites, elle apprit que Napoléon, sans même avoir averti sa mère, avait épousé à Paris « la veuve Beauharnais » le 9 mars 1796. Ce fut pour Letizia un grand choc. Un abîme séparait la matrone corse, sévère et rigoriste, habituée à se sacrifier pour les siens, et l’ex-Merveilleuse du Directoire, toute de grâce et d’élégance, mais au passé agité. Sur la demande expresse de Napoléon, Letizia envoya à sa nouvelle bru une missive aimable et digne, sans nul doute recopiée sur un brouillon fourni par son fils (elle savait en effet à peine écrire). Lorsqu’elle arriva avec ses enfants au château de Mombello où le vainqueur des Austro-Sardes tenait une espèce de cour, elle fit la connaissance de Joséphine avec laquelle elle échangea des politesses compassées.
En Corse, où elle retourna ensuite, Mme Bonaparte reçut une grosse indemnité pour restaurer sa maison détruite. Appelée ensuite par ses fils à Paris, elle logea chez Joseph, rue du Rocher. Après le coup d’État de Brumaire elle vit, non sans quelque inquiétude, le Premier Consul s’installer aux Tuileries. Elle vivait alors chez son demi-frère Joseph Fesch, dans un bel hôtel acquis par celui-ci rue du Mont-Blanc. En 1803, lors du second mariage de Lucien (veuf de Christine Boyer) avec Mme Jouberthon, elle tenta de calmer la colère de Napoléon, furieux de cette union conclue sans son autorisation. Cependant, quand Lucien décida de gagner l’Italie, elle obtint pour lui du Premier Consul une lettre de recommandation auprès du Pape. Elle-même désirait rejoindre l’exilé à Rome : Napoléon offrit alors à sa mère une confortable berline de voyage. Letizia quitta Paris le 13 mars 1804 et reçut un accueil chaleureux de Pie VII dans la Ville Éternelle. C’est là qu’elle apprit l’établissement de l’Empire.
Devant l’étonnante ascension de son fils, Mme Bonaparte gardait la tête froide. Elle n’assista pas au sacre de Notre-Dame, bien qu’elle soit représentée sur la grande toile de David. Rentrée à Paris le 19 décembre 1804, elle s’installa rue Saint-Dominique, à l’hôtel de Brienne qu’elle avait racheté à Lucien. Napoléon avait accueilli sa mère avec une certaine froideur. Elle montra pourtant sa bonne volonté en conseillant par la suite à Lucien d’obéir à son frère. Pour Jérôme, qui avait épousé le 24 décembre la jeune Américaine Elizabeth Petterson, elle n’hésita pas à demander l’annulation d’un mariage conclu sans son autorisation par son fils mineur.
Le temps des honneurs pour « Madame Mère »
Entre-temps, Napoléon s’était inquiété du titre à donner à sa mère. Par décret du 23 mars 1805, Letizia devint « Son Altesse impériale Madame, mère de l’Empereur ». Dans les cérémonies officielles, « Madame Mère » avait alors l’honneur de s’asseoir à la droite du souverain (Joséphine conservant la place de gauche). Elle jouissait d’un traitement de 300 000 francs et se trouvait à la tête d’une importante « maison » avec aumôniers, chapelains, dames d’honneur, dames pour accompagner, lectrices, chambellans, secrétaire des commandements, etc. Connaissant les sentiments religieux de sa mère, Napoléon l’avait nommée protectrice des sœurs de charité et des sœurs hospitalières, avec mission de distribuer aux bonnes œuvres la somme de 500 000 francs, mise à disposition chaque année. Letizia passa dès lors beaucoup de temps à lire les innombrables placets qui lui parvenaient, et à y faire répondre par son secrétaire des commandements (M. Guieu, puis Decazes).
En juin 1805, l’Empereur acquit pour elle le magnifique château de Pont-sur-Seine, dans l’Aube, datant du XVIIe siècle, et lui octroya en surplus 60 000 francs pour l’achat du mobilier. Letizia trouva le chiffre trop modique et toucha finalement 160 000 francs. Elle fit dès lors de longs séjours à Pont, au regret des dames de sa suite qui se plaignaient du manque de distractions. Le 1er janvier 1808, Napoléon attribua à sa mère la rente viagère d’un million qu’avait eue Jérôme. En fait, Letizia ne dépensait pas la totalité de ses revenus, mettant chaque année en réserve des sommes importantes. Son entourage l’accusait de ladrerie. La fameuse formule prononcée au temps des splendeurs : « Pourvu que ça dure ! » est peut-être apocryphe mais elle montre bien ce qu’étaient ses préoccupations.
Mais malgré son sens de l’économie, Mme Bonaparte savait dénouer les cordons de sa bourse quand cela lui semblait utile. Elle aida en particulier Lucien de ses deniers. Elle souhaitait surtout l’entente entre ses enfants. La brouille entre Louis et l’Empereur lui causa autant de soucis que le vieux contentieux entre Lucien et Napoléon. Elle tenta également d’apaiser la colère de l’aîné contre l’ex-roi de Hollande. La répudiation de Joséphine ne la peina évidemment pas. Elle s’abstint d’aller à Compiègne au-devant de la nouvelle Impératrice mais elle assista à sa place d’honneur aux cérémonies officielles qui suivirent. Marie-Louise écrivit à son père que Madame était une « très aimable et respectable princesse ». En fait, Letizia devait être un peu intimidée devant la descendante des Habsbourg – jusqu’au jour où elle flétrira son comportement. En 1811, elle alla rendre visite à Jérôme, en Westphalie ; la reine Catherine, très amoureuse de son mari, lui semblait la belle-fille idéale.
L’ère des désastres
Au moment de la chute de l’Empire, Letizia montra un grand courage. En mars 1814, elle apprit que son château de Pont avait été brûlé par l’ennemi. Elle quitta Paris le 29 mars, en même temps que Marie-Louise, et se fit établir à Tours un passeport pour l’Italie. Ayant retrouvé son demi-frère le cardinal Fesch à Lyon, elle franchit avec lui le Mont-Cenis et gagna Rome où le Pape leur offrait à tous deux l’hospitalité. Elle s’installa provisoirement chez son frère au palais Falconieri.
Ayant reçu l’autorisation de se rendre à l’île d’Elbe, elle débarqua le 2 août à Portoferraio et fut logée dans une maison proche de celle de Napoléon. Elle entoura celui-ci de son affection. Après l’évasion du captif, elle se rendit à Naples, puis, en dépit de mille difficultés, réussit à atteindre Paris le 1er juin 1815. Dix-sept jours plus tard, Waterloo sonnait le glas de l’Empire et Letizia dut dire adieu à son fils. Tombée malade, elle ne put quitter la capitale qu’en juillet, toujours accompagnée de son frère le cardinal.
Protégée par les autorités autrichiennes, elle gagna à nouveau Rome. Elle ignorait encore le sort de Napoléon. Lorsqu’elle connut le lieu de sa détention, elle demanda en vain à l’y rejoindre. Elle multiplia ensuite les démarches pour atténuer les conditions de vie du proscrit. À Rome, elle était poursuivie par l’animosité de Cortois de Pressigny, le représentant de Louis XVIII. Toute sa correspondance était surveillée et les nouvelles de Sainte-Hélène étaient rares.
En mars 1818, elle s’installa au palais Rinuccini, acheté quelques mois plus tôt. Cette même année, ayant su qu’on souhaitait à Sainte-Hélène la venue d’un prêtre catholique, elle s’entendit avec Fesch pour choisir deux ecclésiastiques, qui s’avérèrent décevants. Le frère et la sœur étaient alors sous la coupe d’une visionnaire : ils s’étaient persuadés que l’Empereur avait faussé compagnie à ses gardiens, mais ils durent revenir à la triste réalité. La nouvelle de la mort du proscrit leur arriva en juillet 1821. Pendant des semaines, Madame Mère resta prostrée dans sa douleur.
Infirme et aveugle, toujours digne et résignée, Letizia survécut jusqu’au 2 février 1836. D’abord inhumée au couvent de Corneto, près de Civita Vecchia, sa dépouille fut emmenée à Ajaccio en 1851 par ordre du prince-président, futur Napoléon III, son petit-fils, et transférée neuf ans plus tard dans la chapelle impériale construite pour recevoir ses cendres.
Bernardine Melchior-Bonnet, Dictionnaire Napoléon, sous la direction de Jean Tulard, éditions Fayard, 1999, pp. 1071-1073 ; texte mis à jour par M. de Bruchard en août 2016
Cette biographie fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »