CAMBACÉRÈS, Jean-Jacques-Régis de (1753-1824), magistrat, Second Consul, Archichancelier de l’Empire

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► Cette biographie fait partie de notre Dossier thématique consacré à Jean-Jacques Régis de Cambacérès (1753-1824).

CAMBACÉRÈS, Jean-Jacques-Régis de (1753-1824), magistrat, Second Consul, Archichancelier de l’Empire
Portrait de Jean-Jacques-Régis de Cambacérès en habits d'archichancelier
de l'Empire, par Henri-Frédéric Schopin © CC0/WikiCommons

Dans les premiers jours de 1810, une anecdote faisait le tour de Paris : comme la jeune impératrice ne cessait de faire l’éloge de son père devant Napoléon, celui-ci, excédé, lui répondit « ton père est une ganache ». Marie-Louise, ignorant ce mot, demanda le sens à une dame d’honneur, qui, fort embarrassée, lui expliqua qu’une ganache était une personne de bon de mérite et de bon sens. Quelques jours plus tard, à la tête d’une délégation sénatoriale, le prince archichancelier Cambacérès, duc de Parme, vient saluer l’Impératrice. Le remerciant de son compliment, celle-ci répondit qu’elle est charmée que le Sénat, pour porter son message eût choisi… la plus belle ganache de l‘Empire !

Pierre Vialles qui rapporte son anecdote dans son ouvrage L’archichancelier Cambacérès ne le fait que « sous les plus expresses réserves » et la juge même « invraisemblable ». Il n’en admet pas moins que son retentissement « rend compte de l’état des esprits à l’égard du cérémonieux archichancelier ». Ce même état d’esprit devait d’ailleurs s’informer cinq ans plus tard dans les innombrables caricatures qui, au début de la Restauration, stigmatisèrent les mœurs de « l’archi-fou » en le peignant sous les traits de « Tante Urlurette ». Il persiste encore aujourd’hui, comme l’atteste le titre (Les cinq girouettes) que Jean-Louis Bory a donné à sa biographie du duc de Parme. Jean-Jacques Régis de Cambacérès méritait-il un tel opprobre ?

De Montpellier à la Convention

Il était né à Montpellier le 18 octobre 1753 de Jean-Antoine de Cambacérès, conseiller à la cour des aides de cette ville, et de Marie-Rose Vassal, qui tous les deux appartenaient à des familles de la petite noblesse de robe. Au moment de sa naissance, son père était depuis sept mois maire de Montpellier et devait le rester jusqu’en 1778, avec une interruption entre 1756 et 1761. Administrateur compétent et gestionnaire scrupuleux des deniers de la ville, il sera victime de son intégrité : son refus d’accorder à l’intendant Saint-Priest le droit de détourner les eaux de la ville au bénéfice d’une de ses propriétés lui vaudra d’être révoqué par celui-ci et, parce qu’il avait négligé ses affaires privées pendant toute cette période, de vivre ensuite dans un grand dénuement. Régis, qui n’aimait point ce père trop intransigeant et le laissera mourir dans la gêne, n’oubliera jamais cette leçon…

Il fait de brillante humanités à Aix et apprend le droit de manière empirique, comme on le faisait alors, comme secrétaire d’un avocat, l’obtention des diplômes n’étant guère à l’époque qu’une formalité. À dix-neuf ans, il s’installe comme avocat à Montpellier et, ayant contracté de « funeste habitudes de collège », se lie d’ « amitié » avec un jeune homme de son âge, le marquis d’Aigrefeuille, fils du premier président de la cour des aides. Il fréquente aussi un homme de quinze ans son ainée, le marquis de Villevieille, qui, ayant connu Vauvenargues et Voltaire, aura sur lui une grande influence. Ces relations qui dureront presque jusqu’à leur mort, lui assurent dans l’immédiat la protection des grandes familles du parlement de Montpellier.

En 1774, son père ayant renoncé à sa charge en sa faveur, lui-même devient conseiller à la cour des aides. Il va y siéger avec beaucoup de zèle et de rigueur pendant quinze ans. Il est pauvre mais obtient en 1786 une pension royale de 1 200 livres par an. Comme tous les magistrats de la cour des aides, en conflit avec les États de Languedoc qui incarnent la tendance réactionnaire, il est cependant acquis aux idées nouvelles.

En 1789, il participe à l’élection des États généraux dans les rangs de la noblesse et est élu par celle-ci député en second au cas où la députation de la ville serait doublée. Le doublement n’a pas lieu mais la perspective d’être député a converti Cambacérès à la politique. Il prend ses distances vis-à-vis de la noblesse, se fait élire, en août 1789, membre de la commission municipale qui se met en place pour reformer l’administration de la ville ; il devient aussi président du bureau des subsistances. Mais ses idées trop avancées l’empêchent de transformer l’essai : lorsqu’en janvier 1790, est élu le corps municipal qui succède à cette commission provisoire, sa candidature n’est pas retenue. Il participe alors à la fondation du club montpelliérain des Amis de la Constitution et de l’Égalité qui se fédère au club des Jacobins et il abandonne définitivement la particule. En juin, il est difficilement élu, au troisième tour, procureur-syndic du district de Montpellier.

Sa situation de fortune s’est sensiblement améliorée : en janvier 1791, il achète discrètement, pour 50 000 livres, un château qui, transformé en couvent, était devenu un bien national. Il part pour Paris, puisque c’est là que se fait la Révolution et qu’apparemment on ne veut guère de lui en Languedoc. Mais, en son absence, le vent tourne : en novembre 1791, il est élu président du tribunal criminel de l’Hérault : il a à peine le temps de prendre ses fonctions que déjà en août 1792, il est élu à la Convention. Il y siège au centre gauche et participe sans éclat aux travaux du comité de législation.

Son attitude lors du procès de Louis XVI est ambiguë et offre selon l’expression du chancelier Pasquier « d’étrange contradictions » : peu soucieux de s’engager sur une affaire aussi grave, il commence par plaider l’incompétence de la Convention. N’ayant pas été suivi et se trouvant contraint de participer au verdict, il propose ensuite que le roi serve d’otage en cas d’invasion étrangère ; les scrutateurs le considèrent de ce fait comme ayant voté contre la mort. Mais, quand le résultat du scrutin est connu et que son vote le place dans la minorité droitière de l’assemblée, il remonte aussitôt à la tribune pour demander que l’exécution ait lieu dans les vingt-quatre heures. Plus tard, il fera valoir ses premiers votes pour se défendre d’avoir été régicide ; mais dans l’immédiat, on le tient pour tel, ce qui lui vaut d’entrer au Comité de Défense générale. À nouveau, l’affaire de la trahison de Dumouriez le prend de court : lorsque la section Poissonnière était venue, le 12 mars, demander un décret d’exception contre le général, Cambacérès, ami de Dumouriez, s’était indigné et avait même demandé que les dénonciateurs soient arrêtés : mais voilà la trahison découverte…

Cambacérès remonte à la tribune et c’est lui qui, le 1er avril dresse le plus violent réquisitoire contre Dumouriez et ses complices de la faction d’Orléans. Il est maintenant nettement aux côtés de la Montagne. Le 29 mars, il appuie la création du Tribunal révolutionnaire, et c’est sur son rapport que la Convention décrète la mort des prêtres et ci-devants qui participeraient à des séditions lors des opérations de recrutement. Il vote, le 2 juin, la proscription des Girondins. Mais le formalisme excessif qu’il manifeste en toute occasion le fait écarter des postes de responsabilité, et quand il voit les factions de l’extrême gauche commencer à s’affronter, sa prudence innée le conduit à se faire discret. Il va se cantonner alors dans ses fonctions de président du comité de législation où il pose, pratiquement seul, les bases du nouveau droit.

Premiers projets de Code civil

Son premier projet de Code civil, en 695 articles, présenté en août 1793, est marqué par l’esprit du temps : il préconise l’égalité de traitement successoral pour les enfants naturels, un plafond de fortune au-delà duquel on ne pourrait plus recevoir d’héritage, la compétence du jury pour trancher les questions de fait en matière civil… Mais les Montagnards n’apprécient pas son style trop marqué par l’Ancien Régime et décident, le 3 novembre 1793, de faire réviser son projet par « six philosophes n’étant pas homme de loi ». Lui-même est chargé, avec Couthon et Merlin de Douai, de codifier l’ensemble des lois votées depuis 1789. Il se consacre entièrement à cette tâche, s’efforçant de regrouper les 14 400 lois et décrets des assemblées révolutionnaires en vingt-huit codes. Ce labeur ingrat, auquel il s’astreint pratiquement seul avec un secrétaire, lui permet de se faire oublier tant par Robespierre que par ceux qui préparent sa chute.

Le 9 Thermidor passé sans qu’il ait contribué au renversement de Robespierre autrement que par son vote, Cambacérès se trouve aspiré vers les sommets par l’appel du vide qu’a provoqué l’élimination de tous les leaders de la Convention. La loi du 7 fructidor, qui réorganise le gouvernement révolutionnaire, est son œuvre. Affaiblissant le Comité de Salut public, elle place l’ensemble des administrations civiles sous la surveillance du Comité de législation qu’il préside. Bientôt, il cumule cette présidence avec celle du Comité de Salut public et du Comité de Sûreté générale, dirigeant aussi bien les affaires intérieures que les négociations internationales. En qualité de président de la Convention, il officie lors des cérémonies du transfert des cendres de Rousseau au Panthéon. Il a rédigé un second projet de Code civil, en 297 articles seulement, tous très laconiques, car comme le disait Barère, les lois doivent être brève, simple et accessibles à tous… Il le dépose en septembre 1794 et parvient même à en faire voter quelques articles. Mais l’événement qui sera, sans qu’il s’en doute, le plus important pour lui au cours de cette période est le fruit d’une erreur de sa part : dans la masse des papiers que ses fonctions l’obligent à signer et qu’il ne lit pas toujours a été glissé par un certain Aubry, membre du Comité de la Guerre, un arrêté portant destitution pour désobéissance d’un petit général corse. Cambacérès a signé. Quelques jours plus tard, à 8 heures du matin, le général révoqué frappe à la porte de son domicile privé : « Mal peigné… vêtu à la diable… mais à travers ce fagotis, une main effilée, blanche, dessinée à ravir, une bouche charmante… et puis des yeux…oh ! quels yeux !… doux, terribles, interrogateurs, confiants… ; l’air d’un roi sous le vêtement d’un pauvre honteux, ou pour mieux dire, Jupiter prêt à aller chez Philémon et Baucis… Avec cela, une voix pleine, sonore, caressante, vibrante, agitant le cœur… C’était une fascination magique continuelle, irrésistible. » Lorsqu’il évoque cette rencontre quinze ans plus tard, Cambacérès est encore sous le charme. C’est certainement beaucoup plus que de la sympathie qu’il éprouve pour ce jeune militaire auquel il fait réintégrer ses fonctions, et dont il acquiert ainsi la connaissance…

Alors qu’on rédige la constitution de l’an III, Cambacérès est donné comme futur membre du Directoire, mais la découverte de la correspondance du comte d’Antraigues où il est cité comme susceptible de se rallier à la cause royaliste lui vaut, à la fin de la Convention, la suspicion de ses collègues. Prorogé en vertu du décret des deux tiers, il entre au Conseil des Anciens ; il est proposé comme directeur de cette assemblée, mais les Anciens ne retiennent pas son nom. Alors commence pour lui une période d’épreuves politiques : il devient, certes, président des Cinq-Cents en octobre 1796, mais ne parvient pas à faire examiner sérieusement son troisième projet de Code civil, et, comme la plupart des anciens conventionnels, il est battu aux élections de mai 1797. Mal vu par les directeurs, qui le nomment cependant membre de la section des sciences morales et politiques de l’Institut, il quitte alors la vie publique et ouvre un cabinet d’avocat. Le succès est immédiat, et il soutiendra plus tard que c’est là qu’à commencer sa fortune. Le coup d’État du 30 Prairial (fomenté par la gauche) voit son retour en grâce. Grâce à l’amitié de Sieyès, il est nommé ministre de la Justice, mais use de son influence pour affaiblir le parti jacobin. Quand Bonaparte, qui a conscience de la fascination qu’il exerce sur lui, rentre d’Égypte, il est parmi les premiers à qui il rend visite. Il le fait tenir au courant par Sieyès des préparatifs du coup d’État, et c’est chez lui qu’il dîne au soir du 17 brumaire avec quelques autres conjurés. Après leur prise du pouvoir, les consuls provisoires le reconduisent comme ministre de la Justice. À ce titre il va organiser une épuration sévère de la magistrature, mais, hostile à toute rigueur inutile, il obtient de Bonaparte le retrait des mesures de proscription décidées le 20 brumaire. Surtout, selon Jean Bourdon, dans le conflit qui oppose Bonaparte et Sieyès sur la future Constitution, il s’emploie discrètement, mais efficacement, à faire admettre par ses amis de la commission constitutionnelle un accroissement considérable des pouvoirs du Premier Consul.

Le Second Consul

C’est sans hésitation que Bonaparte le choisit comme Second Consul. Le chancelier Pasquier explique que « sa nomination fut une satisfaction donnée par Bonaparte au parti révolutionnaire » (Mémoire, t. I, p. 238). Mais Thiry (Le coup d’État du 18 Brumaire, 1947) ajoute : « La solidité de ses connaissances juridiques, ses étroites relations avec les membres des assemblées précédentes, son éloquence sévère, sa prestance majestueuse et jusqu’à son goût du faste et sa faiblesse pour le luxe convenaient parfaitement au nouveau gouvernement. » Dans les premiers temps du Consulat, Cambacérès et, à un moindre degré, Lebrun vont, avec son frère Lucien, être les mentors de Bonaparte, qui connaît mal le personnel politique issu des assemblées révolutionnaires. Ils jouent un rôle considérable dans le recrutement des ministres, des conseillers d’État et, naturellement, des sénateurs. Ses conseils sont toujours appréciés et souvent suivis : ainsi en ce qui concerne le Concordat que combattaient Fouché et Talleyrand. Comme Second Consul, Cambacérès n’a pas de pouvoir propres, mais il a ceux que lui délègue Bonaparte et qui, en certaines occasions, notamment lors de la campagne d’Italie, font de lui en principe le chef du gouvernement par intérim ; mais ces délégations s’accompagnent d’instruction précises quotidiennes, et il fait rapport de leur exécution. Naturellement, il joue un rôle important dans l’élaboration du Code civil : il ne fait pas partie de la commission préparatoire, mais préside cinquante des cent deux séances que le Conseil d’État consacre l’examen du projet et assiste à celle que préside Bonaparte, celui-ci prenant alors ses conseils avant la séance. Cependant ses interventions portent surtout sur des points de procédures et sont très loin de refléter les idées qu’il a défendues dans ses trois projets précédents. Il s’irrite même qu’on les lui rappelle parfois… Taine note à son sujet : « Peu brillant par l’esprit, le Second Consul avait un bon sens rare et un dévouement sans bornes au Premier Consul. Ayant tremblé dix ans de sa vie sous des proscripteurs de toute espèce, il aimait avec une sorte de tendresse le maitre tout puisant qui lui procurait enfin la faculté de respirer à l’aise. Il chérissait sa puissance, son génie, sa personne de laquelle il n’avait reçu et n’espérait recevoir que du bien [… ] Il conseillait le Premier Consul comme il faut conseiller quand on veut être écouté, avec une bonne foi parfaite, des ménagements infinis, jamais pour faire briller sa sagesse, toujours pour être utile [… ], se taisant alors qu’il n’y avait plus de remède et que la critique ne pouvait qu’être qu’un vain plaisir de blâmer ; parlant toujours, et avec un courage bien méritoire chez le plus timide des hommes quand il était temps de prévenir une faute [… ]  Le Premier Consul […]  faisait de lui un cas considérable. […] Il appréciait ce bon sens supérieur qui ne voulait jamais briller, mais être utile ; qui éclairait toutes choses d’une lumière tempérée et vraie. » (Histoire du Consulat et de l’Empire, t. II, p. 170).

Il semble en effet, avoir été, avec Joséphine, le seul qui sût tempérer les conséquences des colères de Bonaparte, attendant calmement que l’orage fût passé pour revenir sur la question au moment précis où naissait chez l’impétueux général le regret de s’être laissé emporter. Mais ses interventions ne réussissaient pas toujours, ainsi qu’en témoigne l’exécution du duc d’Enghien à laquelle il était très hostile. Taine ajoute : « Cambacérès avait pour le Premier Consul une autre utilité que celui de le conseiller avec une raison supérieur, c’était de gouverner le Sénat. »

Dans les premiers temps du Consulat, le Sénat est le bastion qu’on a dû abandonner à Sieyès en compensation à son renoncement au pouvoir exécutif. Mais Sieyès se retire dans son château de Crosne et néglige d’asseoir son emprise personnelle sénatorial. Cambacérès en profite pour occuper le terrain. « Le Sénat était composé d’élément hétérogènes et qui n’avaient pas su grouper en partis définis. Mal organisé, sans direction, sans appui, il était prêt à suivre avec empressement les conseils intéressés de ceux qui désiraient l’établissement d’un régime nouveau. » (J. Thiry, Le Sénat de Napoléon, 1932, p. 310.)

Effectivement, les sénateurs qui voient en lui le conseiller du Premier Consul, dispensateur de toutes faveurs, en font leur directeur de conscience. C’est ainsi qu’en l’an X par exemple, quand Bonaparte, très irrité par l’opposition du Tribunat et du Corps législatif, semble envisager un nouveau coup d’État, Cambacérès l’en dissuade en faisant épurer les assemblées par le Sénat à l’occasion de leur premier renouvellement.

Archichancelier de l’Empire français

Si la nomination de Bonaparte comme consul à vie est l’œuvre personnelle de Cambacérès qui a préparé l’opération au cours de réunion discrètes avec les membres les plus influents des assemblées et qui préside la séance du Conseil d’État où sera rédigée la question soumise au peuple, le Second Consul, en revanche, est hostile à l’établissement de l’Empire, qui lui fait perdre sa fonction. C’est lui néanmoins qui organise la proclamation solennelle de l’Empire. Il avait espéré que Napoléon, empereur, garderait, comme dans la Rome antique, les deux consuls de la République, mais cette idée a été victorieusement combattue par Fouché. Et, dans la hiérarchie officielle des grands dignitaires, il se trouve placé au troisième rang, après Joseph, grand électeur et Louis, connétable. Heureusement, il y a pour lui des contreparties : en tant que grand dignitaire inamovible, il devient à la fois sénateur, conseiller d’État et membre du Conseil privé ; il reçoit le tire de prince et d’altesse sérénissime avec un traitement de 333 333 francs par an, alors qu’il ne percevait que 1 400 francs en tant que Second Consul. En mars 1808, il est nommé duc de Parme avec encore 150 000 francs de rentes, montant qui sera porté à 400 000 francs en janvier 1810. À cela s’ajoutent les gratifications spéciales que lui fait l’Empereur : ainsi quand Cambacérès, qui a refusé la propriété du Parc Monceau pour n’avoir pas à en supporter l’entretien, achète en 1808 l’hôtel de Roquelaure, boulevard Saint-Germain, pour en faire sa résidence, Napoléon lui donne 400 000 francs de la main à la main ainsi que tout l’ameublement, prélevé sur le mobilier national.

L’archichancelier a un train de vie fastueux : le mardi et le samedi, il donne des réceptions de quatre services de seize à dix-huit plats chacun. Les mets sont raffinés : Cambacérès entend avoir la meilleure table de Paris ; tous ceux qui ont affaire avec lui le savent et lui font parvenir les meilleures spécialités de tous les coins de l’Empire. Il a obtenu que le service des postes assimile ces envois aux dépêches officielles. Mais l’atmosphère de ces dîners est ennuyeuse et compassée en raison de l’« empesure » du maitre de maison, comme disait Napoléon. On y cause peu. Cambacérès, qui entretient régulièrement ses hôtes de ses petits ennuis de santé, a un aspect glacial, des gestes lents, un teint jaunâtre, une longue figure marquée par un long nez et un long menton… Les autres soirs, il se promène, en perruque et grand uniforme chamarré, avec Villevieille et d’Aigrefeuille, sus les arcades du Palais-Royal pour aller saluer une actrice, Mlle Cuizot, dont, sur ordre de l’Empereur, il se fait passer pour l’amant, ce qui donne lieu à d’innombrables plaisanteries d’un goût douteux.

Les fonctions de l’archichancelier sont mal définies, mais importantes. Il est systématiquement consulté par Napoléon sur tous les problèmes et poursuit en toute circonstance son rôle de modérateur, se prononçant contre le divorce de l’Empereur, la guerre d’Espagne et l’expédition de Russie. Il intervient dans les conflits au sein de la famille impériale en se faisant l’interprète des uns et des autres. Déjà sous le Consulat, il s’était interposé entre Napoléon et Lucien. Il sert d’intermédiaire, après leur divorce, entre Napoléon et Joséphine. Vers la fin de l’Empire, c’est lui que Napoléon charge de sorte de tutelle sur Joseph, Louis et Jérôme. Par extension, il est prié par l’Empereur d’intervenir dans plusieurs affaires privées intéressant de hauts personnages de la Cour ou de l’armée. En outre, Cambacérès reste le grand manipulateur du Sénat : il surveille son recrutement et suit chacun de ses membres. C’est lui qui organise les sénatoreries et en désigne en fait les titulaires. Mais peu à peu ses interventions officielles auprès de la haute assemblée se font plus rares ; à la fin de l’Empire, elles se spécialisent dans la demande de levées de nouveau contingents, ce qui explique son impopularité. Il s’occupe également de la propagande impériale, allant jusqu’à rédiger lui-même des articles pour le Moniteur et le Journal de l’Empire. Juriste pointilleux, il sait cependant s’affranchir des formes lorsque c’est nécessaire : c’est lui qui conduira la procédure du divorce de l’Empereur, faisant fi pour la circonstance des règles de compétence et procédure du droit canonique, et qui fera adopter par le Sénat sans exposé des motifs ni examen par la commission, la levée de 100 000 hommes de 1812. L’importance de l’archichancelier s’accroît encore lorsque l’Empereur est à la tête de ses armées. C’est lui qui exerce officiellement l’intérim. Mais même alors, son rôle est limité. Ce n’est pas par hasard que Napoléon l’a choisi, lui dont il connait la pusillanimité, pour exercer cette fonction : il doit en toutes matières en référer à celui dont il tient son pouvoir et suivre scrupuleusement ses ordres. Très intéressantes par ce qu’elles révèlent du fonctionnement intime du pouvoir napoléonien, les Lettres de Cambacérès à Napoléon montrent bien la totale subordination du pseudo-régent et l’absence pour lui du moindre droit à l’initiative, même pour les affaires mineures. « Cambacérès, explique P. Vialles, était un agent de centralisation et de transmission. L’Empereur seul gouvernait, même absent […] il ne laissait à l’archichancelier presque aucune initiative et lui prescrivait en détail sa besogne quotidienne […] Cambacérès n’a donc jamais été un vice-empereur, et aucun de ses contemporains ne l’a pris pour tel. » Napoléon, pourtant, continue d’apprécier la sagesse de ses conseils. En 1813, la régence est constituée et confiée en principe à Marie-Louise, mais entourée d’un Conseil de régence. L’Empereur souhaite donner la vice-présidence à Cambacérès, mais celui-ci refuse et demande qu’elle soit confiée au prince Eugène. Comme le montre François Papillard, l’archichancelier avait prématurément vieilli et depuis plusieurs années n’aspirait plus qu’à la tranquillité, à « laisser aller les choses »… Mieux : à partir de novembre 1813, se souvenant peut-être que son frère Étienne-Hubert, ancien prêtre réfractaire, est maintenant cardinal et archevêque de Rouen, il se confine dans la religion.

Chute, exil et décès

En 1814, il est le seul grand dignitaire de l’Empire à accompagner l’Impératrice à Blois et lui fait signer, le 1er avril, une proclamation tendant à la résistance à outrance ; mais le 7, dès que lui parvient la nouvelle de l’abdication, il écrit à Talleyrand pour l’assurer de son entière solidarité dans les tractations que mène le Sénat avec les Alliés et dans la proclamation de la déchéance de Napoléon. Et le 14, de retour à Paris, il participe à la séance du Sénat qui rappelle Louis XVIII. Ensuite, il cherche à se faire oublier, réduit considérablement son train de maison, et ne reçoit ses intimes que pour leur faire l’éloge des Bourbons. Il refuse tout contact avec les conspirateurs qui préparent le retour de l’Empereur, tombe malade quand il apprend le débarquement de Golfe-Juan et n’assiste pas à la soirée des Tuileries. Napoléon, soucieux de ne pas paraître abandonné par ses proches, le nomme à nouveau archichancelier et ministre de la Justice, mais Cambacérès n’accepte ces fonctions que pour le principe et refuse de les exercer. Il a eu tort, cependant, de les accepter. La Seconde Restauration le traite en régicide. Vilipendé par les caricaturistes, il est banni en mars 1816, privé de ses dotations et radié de l’Institut. Il s’établit à Bruxelles où il se distingue par la générosité de ses aumônes. En août 1818, il obtient le pardon royal et rentre à Paris où, ayant adopté un train de vie plus modeste, il continuera à pratiquer la charité jusqu’à sa mort, le 8 mars 1824. Sa fortune, qu’on évalua à quelque 7 280 000 franc-or, fut partagée pour l’essentiel entre ses deux neveux, fils de son demi-frère, le général Cambacérès. L’un de ceux-ci deviendra pair de France en 1835 et sera grand-maître des cérémonies à la Cour de Napoléon III.

Notice biographique par Bernard Chantebout, in Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1999

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