GONCOURT, Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de, journalistes, écrivains, critiques d’art

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Impossible de dissocier les vies et les œuvres des deux frères : leur gémellité représente un cas unique dans l’histoire des let­tres. Partageant la même existence au point de partager leurs maîtresses, parlant de la même voix, publiant sous leur double nom, il est plus que malaisé de préciser l’apport de l’un et de l’autre, exception faite pour les textes publiés sous la seule signature d’Edmond après la mort de Jules.

GONCOURT, Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de, journalistes, écrivains, critiques d’art
Edmond et Jules de Goncourt, Paul Gavarni © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) / image Compiègne

Un milieu relativement aisé, ouvert sur l’art et le voyage

De petite noblesse et contestable (leur arrière-grand-père, Antoine Huot, avait acheté, en 1786, la seigneurie de Goncourt dans les Vosges), de père militaire sous l’Empire et demi-solde sous la Restaura­tion (il mourut en 1834 après des années d’une existence terne mais confortable), les Goncourt sont élevés par leur mère, Anne-Cécile Guérin, fille d’un ancien fournisseur aux armées, et leur tante Nephtalie de Courmont (née Letèbvre de Behaine), C’est à cette dernière qu’ils doivent leur goût de «bibeloteurs». Edmond naît le 26 mai 1822 à Nancy. La famille s’installe à Paris l’année suivante et c’est dans la capi­tale que Jules voit le jour, le 17 décembre 1830.

Après de bon­nes études secondaires (collège Bourbon, lycée Henri-IV), un début d’études de droit suivi d’un stage chez un avoué et d’un passage a la Caisse du Trésor pour Edmond, les deux frères décident de renoncer à toute carrière bourgeoise, de vivre de l’héritage que leur a laissé leur mère (morte en 1848) et de ne s’occuper que d’art et de littérature. Ils disposent d’environ 10 000 francs de rente, le double de ce que gagne à l’époque un chef de bureau dans un ministère, à quoi s’ajoutent quel­ques droits d’auteurs et les profits qu’ils tirent parfois de la vente d’œuvres d’art. Ils passent toute leur vie à Paris, excep­tion faite de quelques voyages dont ils rapportent récit et cro­quis, et surtout, des notes prises dans les musée : Algérie (1849), Suisse et Belgique (1850), Italie (1855-1856 et 1867), Allemagne et Autriche (1860).

Une incursion dans la satire, refroidie… sur le moment

Ils commencent leur carrière littéraire par la publication en 1851 d’un roman, En 18.., qui, malgré un article élogieux de Jules Janin dans les Débats n’a aucun succès. Il en est de même pour leur Salon de 1852 suivi d’un autre en 1855 (l’année de l’Exposition universelle). Quant à leur carrière de journalistes et d’échotiers au Paris et à L ‘Éclair – petites feuilles satiriques sur le modèle du Charivari de Philippon et de Daumier – elle se termine par un procès pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Ils avaient cité, à propos d’un nu de Diaz, un quatrain un peu leste d’un poète du XVIe siècle (emprunté au Tableau de la poésie française au XVIe s. de Sainte-Beuve). Acquittés, mais blâmés, ils conserveront de cette aventure une terreur durable de la justice et une  profonde aversion pour un régime dont ils ne cesseront de dénoncer l’hypocrisie. En réalité, on visait, à travers eux, l’insolence des petits journaux.

L’amour de l’histoire du XVIIIe siècle

Désormais, c’est à l’histoire du XVIIIe siècle qu’ils appliquent leur talent d’observateurs des mœurs quotidiennes, en publiant coup sur coup une Histoire de la société française pendant la Révolution (1854), une Histoire de la société française pendant le Directoire (1855), des Portraits intimes du XVIIIe siècle (première série 1857, deuxième série 1858), des biographies de Sophie Arnould (1857), de Marie-Antoinette (1858), de la Du Barry (1860), un volume consacré aux Maîtresses de Louis XV (1860), et une admirable étude d’anthropologie culturelle, La Femme au XVIIIe siècle (1862). Tous ces volumes font une large place à l’anecdote, au fait divers, au détail piquant, tirés des correspondances, des mémoires secrètes ou de la presse de l’époque. Comme le dit Remy de Gourmont : « Ce fut la première originalité des Goncourt de créer de l’histoire avec les détritus même de l’histoire. Toul un mouvement de curiosité date de là. [ … ] En un sens, le musée du Carnavalet [ … ], c’est l’œuvre des Goncourt. » En effet, ce que nous appelons aujourd’hui l’histoire de la vie privée fut créée par les Goncourt : « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’histoire ne le voit pas vivre » (Journal, 22 juin 1859).

Le XVIIIe siècle, pour les Goncourt, est en tout point le contraire de leur propre époque qu’ils abhorrent. Ils opposent l’individualisme aristocratique, le gouvernement d’une élite favorisant les lettres et les arts, à l’égalitarisme niveleur et au gouvernement imbécile du plus grand nombre. L’histoire de l’Ancien Régime leur donne l’occasion de « nier radicalement
tous les fameux bienfaits de 89 » (Journal, 30 mai 1861). L’aristocratie de l’argent a remplacé celle de la naissance. Quant à la société européenne, elle court vers une démocratie sociale, gouvernée par une administration pléthorique mais toute-puissante. Leur analyse rejoint celles de Chateaubriand, de Balzac, de Tocqueville.
Le XVIIIe siècle est également le siècle de l’art par excellence. L’Empire avait préféré l’Antiquité, la Restauration s’était enflammée pour le Moyen Âge, la monarchie de Juillet avait célébré les vertus bourgeoises à travers Greuze et Chardin, et cultivé l’illusion du raffinement à travers Boucher et Fragonard. Mais ce sont les Goncourt qui  ont confectionné le premier
catalogue, toujours consulté, des œuvres de Watteau, et leurs études sur L’Art au XVIIIe siècle, parues, à partir de 1855, dans L ‘Artiste, La Revue européenne, La Gazette des beaux-arts, republiées en fascicules et accompagnées de gravures exécutées par Jules, réunies enfin en deux, puis en trois volumes, constituent une étape importante de l’histoire de l’art et parachèvent celte réhabilitation du XVIIIe siècle commencée dans les années précédentes.

Les Goncourt, en modernes résolus, ne s’intéressent qu’à l’histoire récente ; le XVIIIe siècle est leur Antiquité. Ils abhorrent les Grecs et les Romains, et après une visite au musée Campana, inauguré par Napoléon III en 1862, ils notent : « Cet art nous est, à nous, antipathique» (Journal, 13 mai 1862). Ils s’inscrivent donc en faux contre le néo-classicisme à la mode dans les dernières années de la monarchie de Juillet et durant tout le Second Empire.

Un détour par le roman de mœurs

Après une dizaine de livres consacrés à l’histoire, les Goncourt ont «hâte de revenir à l’air, au jour, à la vie – au roman qui est la seule histoire vraie, après tout» (à Flaubert, 16 juin 1860), « Les historiens sont raconteurs du passé, les romanciers, des raconteurs du présent » (Journal, 24 octobre 1864). Et de publier une série de romans documentaires (parfois même à clef) sur les mœurs littéraires de l’époque (Les Hommes de lettres, 1860, intitulé ensuite Charles Demailly), le milieu des hôpitaux (Sœur Philomène, 1861), la bonne bourgeoisie (Renée Mauperin, 1864), la vie des ateliers d’artiste (Manette Salomon, 1865), les ravages de la religion (Madame Gervaisais, 1867). Leur roman le plus connu, salué par Zola comme un chef-d’œuvre du roman naturaliste, est Germinie Lacerteux (1867). C’est l’histoire de la double vie de leur fidèle bonne, Rose Cormon, morte en 1862, qui les avait servis loyalement le jour et qui s’était dévergondée la nuit jusqu’aux limites de l’animalité.

Leur monument littéraire et social : le Journal

Les matériaux de tous leurs romans, le lecteur d’aujourd’hui le trouve dans le Journal, ces Mémoires de la vie littéraire, que les Goncourt ont tenu d’abord épisodiquement, à partir de 1851 ,et avec une grande assiduité à partir de 1855. C’est le témoignage le plus important que nous ayons sur la vie littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle et qui justifie pleinement son sous-titre. Œuvre commune, dont Jules tint la plume jusqu’à sa mort (il est emporté par la syphilis le 20 juin 1870), continuée par le seul Edmond jusqu’à a propre disparition, le 16 juillet 1896, le journal, aux yeux. des Goncourt, a sur l’histoire el sur le roman l’avantage de restituer le caractère changeant, fugitif, éphémère de la réalité qui les entoure.

« Dans cette autobiographie au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leur ressemblance du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents et selon qu’il changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoire qui présentent leurs figures historiques peintes en bloc et d’une seule pièce ou peinte avec les couleurs refroidies par l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre – ambitieux. en un mot, de représenter l ‘ondoyante humanité dans sa vérité momentanée. »

(Préface, datée de 1872. qui ouvre le premier tome du Journal publié en 1887.)

Défilent, au long de plus de trois mille pages, tous les écrivains, grand ou petits, tous les critiques. chroniqueurs, éditeurs, hommes et femmes de théâtre, peintres, sculpteurs de la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce sont les milieux littéraires que les Goncourt connaissent le mieux, puis ceux des ateliers de peintres. Le mode des affaires et de la politique leur est moins familier. Le monde de la politique et le monde des affaires, les Goncourt ne les connaissent qu’à travers le salon de la princesse Mathilde, qu’ils fréquentent assidument à partir de 1862. À partir de la même année, les dîners chez Magny réunissent, deux fois par mois, Gavarni, Gautier, Flaubert, Tourgueniev, Sainte-Beuve, Renan, Taine et, occasionnellement, beaucoup d’autres. dont le chimiste Berthelot ou George Sand. Les conversation des convives, très libres et portant sur des sujets aussi bien politiques que littéraires ou artistiques, sont régulièrement reproduites dans le Journal, au point que Renan et Taine protestèrent violemment contre l’incorrection d’Edmond qui, à la fin de sa vie, publiera une édition abrégée de ce monument d’indiscrétion et de médisance.
Autre lieu de rencontre : le « grenier» de leur maison d’Auteuil, où Edmond, à partir de 1885 seulement, reçoit les artiste et les écrivains de son temps.

Le Journal n’était pas destiné à une publication immédiate ; les Goncourt, pour avoir fait au début de leur carrière l’expérience de la censure, le savaient. Ils se contentèrent, en 1862, de tirer de leurs cahiers un volume de réflexions et de maximes, publié sous le titre Idées et sensations, toutes les allusion à des personnes vivantes ou à des événements contemporains, toutes les dates aussi ayant été soigneusement gommées. Ce recueil, salué par Sainte-Beuve, valut aux Goncourt une réputation de moralistes.

Le testament d’Edmond : une publication intégrale du journal et une académie en héritage

Ce n’est qu’à partir de 1887, pressé par Alphonse Daudet, qu’Edmond consentit à publier des extraits du Journal (9 volumes jusqu’en 1896), la partie avouable, en quelque sorte, représentant peu près la moitié du texte. Suivant les termes du testament d’Edmond, l’intégralité du manuscrit déposé à la Bibliothèque nationale ne devait paraître que vingt ans après sa mort. Or, en 1916, la publication de l’ensemble fut jugée contraire à l’ordre public et, malgré une action intentée contre l’Académie Goncourt (fondée sur la volonté exprimée dans son testament par Edmond de Goncourt et destinée à concurrencer l’Académie française ► En savoir +) en 1921 pour non-respect du testament, l’interdiction de publier le texte intégral fut maintenue, et ce n’est qu’en 1956 que parut la version complète, expurgée toutefois encore d’une douzaine de noms propres qui n’ont finalement été rétablis qu’en 1989.
Le testament de 1896 prévoyait également l’instauration d’un prix distinguant une œuvre en prose d’un jeune auteur. Le prix fut décerné la première fois en 1903 : il couronna le roman maritime de John-Antoine Nau, Force ennemie.

Le combat contre la censure, cheval de bataille d’Edmond de Goncourt

Les démêlés des Goncourt avec la justice contre le caviardage de leurs ouvrages ont poussé l’éditeur Albert Savine à choisir le survivant des deux frères comme « témoin » pour publier en 1892 un ouvrage intitulé La censure sous Napoléon III : rapports inédits et « in extenso » (1852 à 1866) / préf. de *** et interview d’Edmond de Goncourt.

Sa préface (publiée anonymement) se veut un appel à la lutte contre la censure au théâtre de la IIIe République en prenant en exemple les quelque trente ans de résistance contre celle qui s’appliquait aux livres, sous le règne de Napoléon III.
L’ouvrage propose par la suite une courte interview d’Edmond de Goncourt, ainsi que deux lettres de protestation écrites par l’écrivain et critique dans les années 1890 au président de la Commission de censure. À la fin du XIXe s., Edmond de Goncourt paraît en effet être l’ambassadeur de tous les écrivains demandant la liberté d’expression dans sa forme la plus intégrale.
Le livre dévoile, enfin, les fameux rapports tenus secrets montrant le travail des censeurs durant le Second Empire.
À mi-chemin entre militantisme et journalisme d’investigation, La censure sous Napoléon III peut être consulté sur Gallica.

► En savoir + avec un article de Silvia Designi : « Les Goncourt et la censure » (2006, Cahiers Edmond et Jules de Goncourt)

 

Robert Kopp, 1995 – Complété par Marie de Bruchard, 2022

Textes :
• Œuvres complètes. édition définitive établie sous
la responsabilité de l’Académie Goncourt par Lucien Descaves, 27 vol., 1926- 1936 ;
• Journal. Texte établi et annoté par Robcrt Ricatte, préface et chronologie par Robert Kopp, « Bouquins». 3 vol.. 1989.

Études :
• A. BILLY. La vie des frères Goncourt, Flammarion, 1956, 3 vol. ;
• E. CARAMASCHI, Réalisme et impressionnisme dans l’oeurvre des frères Goncourt, Pise, 1971
• L. DEFOUX, Chroniques de l’Académie Goncourt, Firmin-Didot, 1929.
• R. RICATTE, Lacréation romanesque chez les Goncourt (1851-1870), Colin, 1953.

Cette notice biographique est tirée du Dictionnaire du Second Empire, sous la direction de Jean Tulard, Fayard, 1995.

Pour aller plus loin

Site web des Amis des frères Goncourt
• « Le journal acerbe des infréquentables frères Goncourt », Le Cours de l’histoire, épisode du lundi 8 juin 2020, par Xavier Mauduit et Pierre Ménard, sur France Culture (durée : 53 min.)
• « Une chronique de Valérie Durand : les frères Goncourt, scandaleux blogueurs chez la princesse Mathilde »

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