LARREY, Jean-Dominique, (1766-1842), chirurgien

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LARREY, Jean-Dominique, (1766-1842), chirurgien
Portrait du Baron Larrey 1804, par Marie-Guillemine Benoist c. musée des Augustins

Son ambulance filant sur tous les champs de bataille d’Europe, de l’Espagne à la Russie, avec une pointe jusqu’aux déserts d’Egypte et de Syrie, confère à Dominique Larrey une image bien terrienne. C’est pourtant en mer d’Islande, à bord de la frégate la Vigilante où il embarque en 1787 comme chirurgien de la marine royale, que le jeune Gascon, formé à la médecine à Toulouse, puis à Paris, va commencer à jouer du bistouri. Lorsqu’il débarque, la Révolution n’est plus bien loin et les périls se situent alors sur le frontière de l’Est. Larrey n’hésite pas. En 1792, la voilà chirurgien aide-major à l’armée du Rhin. C’est la première étape d’une carrière, qui, de la Garde des consuls à celle de l’Empereur, puis à la Grande Armée, le conduira en 1815 à Waterloo. Entre ces deux dates, Larrey aura opéré, la nuit comme le jour, dans la neige ou sous la canicule, partout où l’on se bat, que ce soit à Saint Jean d’Acre ou à Austerlitz, à l’île Lobau ou à Madrid, mais aussi à Wagram, à Valladolid, à la Bérézina, à Leipzig ou à Montereau. La plupart du temps, au cœur même du combat, les troupes, dans leurs mouvements, tentant alors d’éviter ses installations de fortune qui se repéraient à des pyramides de membres amputés. « Plus de dix mille blessés sont passés dans nos ambulances, écrit-il à sa femme en 1809, j’ai mis cinq jours et cinq nuits à opérer et à faire les pensements d’urgence… » ou cette note, plus ponctuelle, dans une lettre expédiée de Witebsk, en 1812, et qui évoque l’ambiance : « Quarante-cinq amputations de bras, d’avant-bras, de cuisses et de jambes furent pratiquées en ma présence par les chirurgiens-majors… » Prises au hasard de sa correspondance, l’on pourrait citer des centaines de passages de même tonalité.

Mais il ne faut pas limiter Larrey au seul rôle d’opérateur, si dévoué et omniprésent fût-il. Dès 1797, les ambulances volantes – dont, toute sa vie, il revendiquera la paternité – sillonnent les champs de bataille, portant vers l’arrière les blessés, puis leur donnant des soins sur place, lorsque l’Empereur, en 1805, interdira toute évacuation avant la fin de l’action. Sur le plan technique, le chirurgien fait figure de chef d’école, seul à prôner la désarticulation, qui ne demande qu’une dizaine de secondes à une époque où l’anesthésie n’existe pas. Deux initiatives qui, même s’il n’est pas l’unique père de la première, le font l’un des précurseurs les plus qualifiés de la chirurgie d’urgence. Enfin, il y a en 1813 la présidence – et l’orientation – du jury de la Douane, qui, là aussi, le mobilisent cinq jours et cinq nuits, mais assurent sa gloire à jamais.
Durant toute l’épopée, Larrey bénéficiera de la sympathie de Napoléon, qui le fera baron et commandeur de la légion d’honneur. Mais il y eut plus encore : la propre épée de l’Empereur que celui-ci lui offre à Eylau, puis trois phrases qui valent tous les grands cordons de la terre. La première est le commentaire, formulé par Napoléon, des conclusions du jury de Bautzen : « Adieu, M. Larrey, un souverain est bienheureux d’avoir à faire à un homme tel que vous. » La seconde, un jugement confié, à Sainte-Hélène, à son testament : « C’est l’homme le plus vertueux que j’aie rencontré. Il a laissé dans mon esprit l’idée du véritable homme de bien. » Ajoutons à cela une troisième petite phrase, celle-ci de Wellington, apercevant à Waterloo le chirurgien et murmurant, levant son bicorne : « Je salue l’honneur qui passe. » Nous tenons, avec ces trois propos, l’essentiel du dossier installant Larrey parmi les héros de la légende napoléonienne où il est d’autant mieux accueilli que la Restauration et la monarchie de juillet le boudèrent.

Dès la mort du chirurgien, les grands orgues jouent. « Est-il une de nos gloires que Larrey n’ait partagée ? Une fatigue qu’il n’ait supportée ? Un sacrifice qu’il n’ait fait ? Un péril qu’il n’ait bravé ? » s’interroge alors Pariset, secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, qui appelle à la barre de l’Histoire « des armées toutes entières, et vous entendrez une grande voix qui s’élèvera pour rendre hommage au caractère, aux talents, aux vertus de Larrey. » Depuis 1895, une vaste fresque murale consacrée à « la médecine à travers les âges » décore le grand amphithéâtre de la faculté de médecine de Paris. Parmi les 56 personnages minutieusement choisis pour en incarner les étapes, Larrey fut le seul militaire retenu et ils ne sont que deux, Corvisart et lui, pour représenter l’Empire. Ainsi, la postérité, ne lui a-t-elle pas seulement donné une place de choix dans l’épopée napoléonienne ; elle en a fait aussi le symbole de la chirurgie de guerre.
Pour cette double consécration, la « grande voix » venue des armées ou d’ailleurs manqua pourtant d’enthousiasme. Laissons Napoléon ou Wellington et jugeons-en par les portraits que brossent de lui deux jeunes hommes sans malice, un pharmacien aide-major de la Grande Armée, Pierre-Irénée Jacob, et un étudiant en médecine parisien, André Gosse : « Aussi hâbleur à lui seul que trois Gascons ensemble, il parlait haut et avec une singulière assurance des choses qu’il ignoraient entièrement », le dépeint Jacob, qui poursuit : « Son audace à cet égard dépassait tout ce qu’on pourrait dire. A l’armée, cette assurance effrontée passa pour du mérite, les gens en état d’en juger ne disant mot. De là la disproportion immense que nous avons vue entre l’homme et sa réputation. » A Paris, loin du fracas des combats, Gosse n’est guère plus tendre : « il est d’une figure assez commune, a beaucoup de prétention et il suffit de l’observer, de suivre ses yeux pendant qu’il parle, pour s’en apercevoir. Sa vanité lui fait souvent dire des choses qui n’existent pas […], c’est un bon enfant, sans être un adroit opérateur. » Jacob (1782-1855) et Gosse (1791-1873) n’ont pas écrit pour la postérité, ni fait appel à quelque teinturier. Ils ont en commun de tenir leur journal au jour le jour, sans effets littéraires ni parti pris. Aucun des deux n’a eu maille à partir avec Larrey et les notes qu’ils confient à leurs carnets sont, sur les autres personnages qu’ils ont croisés ou les faits dont ils ont été les témoins, toujours dépourvues d’aigreur. Les lignes qu’ils ont consacrées au chirurgien n’en prennent que plus de relief.

Ensuite les très grands et les tout petits, voyons comment ses paris se comportèrent à son égard en deux circonstances révélatrices, car y interviennent des votes à bulletins secrets : ses candidatures à une chaire de la faculté de médecine de Paris ou celles qu’il posa à l’Académie des sciences. Larrey, cinq fois candidat à des chaires diverses, sera systématiquement repoussé par un conseil pourtant attentif aux suggestions des Tuileries et où siègent Percy et Desgenettes.
A l’Institut, il finira certes par se glisser, mais à force d’obstination, en 1825, vingt-cinq ans après sa première candidature. Quant à la paternité des ambulances volantes, ses contemporains déguisent à peine leurs doutes. Ecrite en 1804, une lettre que lui adresse Jean-François Coste, médecin en chef de la Grande Armée, est éloquente : « Quand vous mîtes tant de promptitude et d’intérêt à revendiquer la création des ambulances volantes à laquelle je m’étais contenté de vous donner une grande part, souvenez-vous de la complaisance avec laquelle je substituai [à ce qui avait été écrit] la rédaction que vous paraissiez désirer… » Or, qui savait mieux que Coste, à la tête du service de santé, depuis Louis XVI ? Décidément, ses pairs auront été rudes vis-à-vis de l’« homme le plus vertueux » qu’ait connu Napoléon, à moins qu’il n’ait vraiment existé une « disproportion immense entre [cet[ homme et sa réputation ». Immense, sans doute pas, mais certaine, et il est possible aujourd’hui, les replaçant dans leur contexte, de relativiser les hommages rendus à Sainte-Hélène ou à Waterloo et qui colorèrent si fort son image d’Epinal.

Claquemuré à Longwood ou arpentant son jardinet, Napoléon passe en revue les séquences de l’épopée. Dans un coin de chacune d’entre elles, il revoit, perpétuellement présent, penché sur un blessé, un représentant de ce service de santé dont il aurait pu tirer meilleur parti, et c’est toujours Larrey. A celui-ci, il doit également d’aborder la postérité sans avoir, à Bautzen, fait fusiller ses propres soldats, des enfanst qui plus est. Ce chirurgien peut avoir été lassant par ses galéjades, « n’avoir pas su administrer sa partie », comme l’Empereur le lui reprochera à Moscou, aux yeux du souvenir et aux portes de l’Histoire son rôle n’en aura pas moins été bien précieux. Quant à Wellington, son salut s’adresse, à travers l’homme, davantage encore à l’ambulance qu’il observe au sein de la bataille. Dans l’ordre de ses interventions, Larrey, à l’école de Percy, n’a jamais tenu compte ni du drapeau, ni du grade des blessés sur lesquels il se penchait. Seule primait l’urgence de l’opération. Cela, les Anglais, les Prussiens, les Russes, les Autrichiens le savaient, et sans doute auraient-ils aimé qu’il en fût ainsi dans leur propre camp.

De plus, la politique vint opportunément donner un coup de pouce au chirurgien. Malgré son total dévouement à Napoléon, toute sa vie Larrey demeura républicain au fond de lui-même et la Seconde République qui s’installe peu après sa mort, manque de héros à célébrer. L’inauguration de sa statue, œuvre de David d’Angers – autre républicain de bon aloi – est ainsi propice au régime ; mais les partisans de Louis-Napoléon Bonaparte auraient bien mauvaise grâce à ne pas s’associer à un hommage dont bénéficiait toute l’épopée et, par là même, le neveu comme l’oncle. Entouré de complexes et d’arrière-pensées, le chirurgien en chef de la Garde fait alors sa glorieuse entrée dans la légende. Qu’il y ait sa place, et l’une des plus en vue, qui le contesterait ? Mais comme se serait mieux s’il acceptait de se pousser un peu, laissant paraître à ses côtés, voire sur le devant de la scène, d’autres médecins ou chirurgiens, héros de l’aventure au même titre que lui-même !

Jean-François LEMAIRE

Source : Dictionnaire Napoléon, Jean Tulard (dir.), Fayard
Avec l’aimable autorisation des éditions Fayard.

consultez le dossier thématique « Vivre et mourir dans la Grande Armée (2023)

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