Pierre-Louis Roederer vit le jour à Metz, 15 février 1754. La capitale de la province des Trois-Évêchés était alors une grande cité judiciaire et militaire de la frontière nord-est de la France. Comme aujourd’hui, les hommes y étaient sérieux et les hivers rudes. Fils d’un conseiller au Parlement de la ville, juriste lui-même, Pierre-Louis succéda à son père dans sa charge et s’imposa, dans les dernières années de l’Ancien Régime, comme un des meneurs du parti des réformes. Homme de droit et de plume, on ne compte pas les articles et opuscules qu’il publia sur les sujets de politique, de littérature, d’histoire et d’économie avant, pendant et après la révolution. Au milieu d’une production déjà considérable avant 1789, on remarqua plusieurs opuscules d’économie politique dans lesquels l’auteur militait pour la suppression des barrières douanières intérieures et une modernisation de la fiscalité. Dans la même veine, il publia (avant Sieyès) une brochure – De la députation aux États généraux– dans laquelle il réclamait l’instauration d’une souveraineté nationale dans laquelle le tiers état aurait toute sa place. Membre de l’Académie de Metz, considéré comme un défenseur des libertés et un réformateur raisonnable, il fut logiquement appelé au poste de « maire » de la ville lors de la « révolution municipale » de juillet 1789 qui vit l’ancienne équipe être balayer par un mouvement populaire. Quelques mois plus tard, Roederer fut élu à l’Assemblée constituante lors d’un scrutin partiel. Il en devint vite un des députés les plus en vue, si bien que David le représenta en bonne place dans son Serment du jeu de Paume, événement auquel Roederer n’avait pas participé !
Un révolutionnaire d’ordre
A Versailles puis à Paris, Roederer se lia avec les modérés, de Sieyès à Talleyrand, en passant par Mirabeau ou Barnave, s’inscrivit au Comité des contributions qui réforma en profondeur la fiscalité et se posa en défenseur de la monarchie constitutionnelle, jusqu’au cœur du club des Jacobins qui n’avait pas encore pris son « virage à gauche ». Travailleur infatigable, technicien sérieux, il s’imposa non comme un tribun (qu’il n’était pas) mais comme un des premiers spécialistes des finances publiques et du droit. A la dissolution de la Constituante, il fut élu procureur général syndic du département de la Seine, chargé notamment du maintien de l’ordre à Paris et dans ses environs. Il dut faire face à plusieurs crises majeures dont celle du 10 août 1792 qui vit la chute de la royauté. Ce jour-là, c’est lui qui sauva la personne du roi en le conduisant à l’Assemblée. Les royalistes lui reprochèrent d’avoir livré Louis XVI à ses ennemis, les jacobins d’avoir voulu le sauver… si bien qu’il dut se cacher pendant quelques mois, avant de réapparaître tout en restant discret. Il réintégra la vie publique par la petite porte, siégeant à la classe des Sciences morales et politiques de l’Institut, dispensant des cours de droit et d’économie au lycée de Paris et dirigeant deux journaux politiques, le Journal de Paris et un éphémère Journal d’économie publique, jetant pendant plusieurs années un regard ironique –non exempt de morgue et d’orgueil- sur les choses et les gens. Il s’y affichait comme un partisan de l’ordre et d’un état fort, comme lorsqu’il s’écriait, dans un article d’août 1796 : « L’ordre, l’ordre ! Voilà l’objet de toute constitution, la tâche de tout gouvernement, le principe de toute prospérité publique. L’ordre est la sagesse de la nature ; il est le produit des divers éléments qu’elle embrasse dans son immensité ; mais il assure aussi sa force, sa grandeur, son immensité même ».
Grâce à Talleyrand, Roederer rencontra Bonaparte et se lia à lui au retour de la première campagne d’Italie. Les deux hommes ne pouvaient que s’entendre et, pour plusieurs années, restèrent en contact. Pendant la campagne d’Égypte, Pierre-Louis se rapprocha en outre de Joseph Bonaparte dont il resta l’ami jusqu’à sa mort. A l’automne 1799, c’est donc logiquement que notre homme embarqua avec espoir dans la conspiration de Brumaire dont il fut un des principaux complices, chauffant l’opinion dans ses articles, organisant l’impression des proclamations, négociant avec les « monarchistes sans roi » pour qu’ils ne s’opposent pas à la manœuvre et obtenant avec Talleyrand le retrait de Barras.
En récompense de ces éminents services, Roederer espéra devenir un des consuls ou ministre de l’Intérieur. Il ne fut ni l’un ni l’autre. Sa rigidité doctrinale et son indépendance d’esprit (il refusa une boîte en or ornée de diamants, cadeau que comptait lui faire le vainqueur de Brumaire) ne mettaient pas en confiance le nouveau maître de la France qui avait besoin d’hommes sûrs qui ne le gêneraient pas plutôt que de penseurs ou d’idéologues. Les deux hommes s’en expliquèrent et Roederer dut se « contenter » d’une nomination au Conseil d’État, comme président de la section de l’Intérieur. Cela n’était déjà pas si mal, compte tenu du programme des réformes de la nouvelle équipe consulaire.
Un conseiller écouté, mais trop pressé
Dans ses nouvelles fonctions, Roederer travailla pendant deux ans avec application et assiduité. Il produisit un nombre impressionnant de rapports et rédigea quelques-uns des grands projets de loi qui « réinventèrent » la France, de la nouvelle organisation administrative à la légion d’Honneur, en passant par des textes moins célèbres mais tout aussi structurants. Il participa aussi à quelques réflexions diplomatiques (avec Talleyrand) et même à des négociations, comme celle qui permit la signature du traité de Mortefontaine avec les Etats-Unis (3 octobre 1800), au sein d’une délégation conduite par Joseph. Il fut aussi un des familiers (autant qu’on pouvait l’être) du nouveau chef de l’État, le rencontrant presque chaque jour, l’accompagnant dans se déplacements, participant même aux événements familiaux. On vit ainsi Bonaparte le taquiner lors d’agapes officielles en tentant de le forcer à boire du vin ou répondre à Joséphine qui racontait l’apparition d’un renard lors d’une chasse : « Mais tu n’as pas eu peur, Roederer était là ». Particularité fort utile aux historiens, notre homme notait chaque soir les propos tenus par Bonaparte pendant leurs réunions. Ces témoignages de première main ont été publiés au début du Second Empire par son fils Antoine dans les huit volumes des Oeuvres du comte Roederer (voir encadré).
Peut-être Roederer crut-il alors que tout lui était permis. Profitant de la liberté des débats qui régnait au Conseil d’État, il s’opposa souvent au Premier Consul, parfois même avec vivacité. Dans la même veine, il conserva son amitié à Mme de Staël, déjà en délicatesse avec le régime, et avec Sieyès. Il continua à publier quelques articles et s’attira les foudres du maître au sujet du Journal de Paris dont il était propriétaire, en association avec Maret. Mais pour l’heure, le conseiller d’État était encore indispensable et sa capacité de travail jugée intacte. C’est pourquoi, le 12 mars 1802, Bonaparte lui confia une charge supplémentaire, celle de directeur général de l’esprit public, première appellation pour « l’instruction publique ». Il devait seconder le ministre de l’Intérieur, alors Chaptal, dans tout ce qui concernait la mise en œuvre de la nouvelle loi réformant l’éducation et les écoles, promulguée le 1er mai suivant. A ce poste, Roederer se heurta rapidement à son ministre. Compte tenu de ses rapports privilégiés avec le chef de l’État, il se croyait dégagé à son égard de tout lien hiérarchique. Il fut plusieurs fois rappelé à l’ordre, sans succès.
Dans le régime napoléonien, un électron libre ne pouvait le rester longtemps. Roederer commençait à agacer Bonaparte, et ce d’autant plus que, par conviction profonde et non par courtisanerie, celui-ci participait au débat prématuré sur l’hérédité de la fonction consulaire. Lors de ses conversations privées avec Napoléon, Roederer s’était très tôt prononcé en faveur de cette solution, soutenant par exemple Lucien Bonaparte au moment où celui-ci avait publié son Parallèle entre César, Cromwell, Monck et Bonaparte, brochure qui avait fait scandale (novembre 1800). Partant, le conseiller d’État s’était constitué en Fouché (adversaire de l’hérédité à ce moment) un ennemi de taille. La lutte entre les deux hommes n’avait même pas été feutrée, Fouché faisant sciemment cambrioler l’hôtel de Roederer pour l’effrayer, Roederer exigeant au Conseil d’État la démission de Fouché à la suite de l’affaire de la Machine infernale (décembre 1800). Deuxième ennemi, Joséphine -qui craignait la répudiation si l’hérédité triomphait- avait fini par convaincre son époux que la présence du conseiller d’État dans le cercle des intimes l’indisposait.
Imprudemment, Roederer crut pouvoir avancer ses pions lors du plébiscite sur le Consulat à vie (août 1802). Dans un premier rapport de sa section du Conseil d’État, il proposa qu’une question sur la possibilité pour Bonaparte de désigner son successeur soit soumise au peuple en même temps que la réforme constitutionnelle. Cette question était inutile puisque le texte lui-même contenait des dispositions allant dans ce sens. La faire ressortir revenait à agiter un chiffon rouge devant les révolutionnaires. Recevant le rapport, Bonaparte biffa rageusement la proposition de Roederer. Cette fois, il ne pardonna pas. Dès les résultats du plébiscite connus, malgré l’intervention de Talleyrand et Maret, il nomma Roederer au Sénat, lui faisant de facto perdre ses autres fonctions (12 septembre 1802). Maigre consolation, Fouché dut prendre lui aussi le chemin du palais du Luxembourg et rendre son portefeuille de ministre de la Police. Quelques jours plus tard, invité à Malmaison en compagnie de son ennemi, notre homme fut accueilli à bras ouverts par Bonaparte qui lui lança : « Eh bien ! Citoyen Roederer, nous vous avons envoyé à vos pères conscrits ! ». D’une voix blanche, le nouveau sénateur répliqua : « Oui, général, vous nous avez envoyés ad patres ».
Ministre tout de même… mais à Naples
Même s’il jouait un rôle essentiel dans la mise en place d’un nouvel État et dans le soutien aux projets de Napoléon, le Sénat était une chambre qui, disons-le, n’occupait pas son homme, surtout si celui-ci avait goûté à l’activité échevelée des premières années du Consulat. Roederer eut beaucoup de mal à se reconvertir. Même s’il était déjà riche grâce à ses investissements dans l’industrie du verre de sa Lorraine natale et à son mariage avec la fille d’un banquier de Francfort, il trouva peut-être une consolation dans ses 25 000 francs annuels de traitement de sénateur auquel Bonaparte ajouta bientôt les revenus d’une sénatorerie, celle de Caen, soit 25 000 francs supplémentaires. C’est d’ailleurs en Normandie que Roederer organisa son installation, acquérant une vaste propriété à Essay, passant effectivement dans la région les trois mois requis par la loi sur les sénatoreries, expédiant à Paris de précieux rapports sur l’esprit public. Dans la capitale, il acheta un grand hôtel particulier, rue de Matignon (le bâtiment est aujourd’hui le siège de la direction générale d’Axa).
Napoléon savait cependant qu’un homme de la trempe de Roederer pouvait encore lui être utile. C’est pourquoi, après un temps de pénitence, il fit appel à lui à plusieurs reprises, notamment pour la mise en ordre de la correspondance Moreau-Pichegru lors de la grande conspiration de l’an XII ou le rapport sénatorial sur le plébiscite d’acceptation de l’hérédité. Comme ami de Joseph, il fut encore mêlé aux difficiles négociations conduisant l’aîné des Bonaparte à rejeter la couronne d’Italie pour sauvegarder ses « droits » sur la couronne impériale. L’affaire mit l’empereur en colère qui, faute de pouvoir sanctionner son frère, reporta son dépit sur le sénateur ! Et puisque celui-ci aimait tant Joseph, il accepta de le détacher à Naples lorsque Joseph en devint roi. Il allait y passer deux ans, dans les fonctions de ministre des Finances, réformant la fiscalité et y adaptant le modèle français avec un certain succès. Le vieux royaume lui dut aussi une partie de sa politique culturelle, avec la relance des théâtres et la réorganisation des bibliothèques. Mais le froid Lorrain n’aimait pas l’Italie du sud, sa chaleur comme sa société (voir encadré). Il souffrait d’ophtalmie et se languissait, sinon de sa famille (il avait pris une maîtresse officielle sur place), au moins de sa patrie et de ses propriétés normandes. Il accueillit avec soulagement le déplacement de Joseph en Espagne et, après avoir passé ses consignes à son successeur, reprit le chemin de Paris.
Sa carrière se ralentit alors considérablement. Bien doté pour son travail à Naples, nommé grand-aigle de la Légion d’Honneur et bientôt comte de l’Empire, il mena dès lors une vie confortable, réorganisant ses affaires (notamment en vendant le Journal de Paris), séjournant tantôt à Caen, tantôt dans la capitale, parfois aussi à Metz, rédigeant études historiques, poèmes et pièces de théâtre en attendant que l’on ait besoin de lui. Parfois, l’empereur le sortait de sa torpeur : il lui confia quelques études juridiques et, surtout, l’envoya en mission à Madrid pour tenter de raisonner Joseph qui se voulait trop « espagnol » à son goût (août 1809).
Finalement, c’est vers à des régions qu’il connaissait mieux que le Sud que Roederer fut plus régulièrement employé. En septembre 1810, il fut nommé ministre-secrétaire d’État du grand-duché de Berg, capitale Düsseldorf. Ce morceau d’Allemagne rhénane avait été offert à Murat en 1806 puis avait été directement gouverné par l’empereur au moment du passage de son beau-frère à Naples. Depuis mars 1809, le grand-duc était le petit Napoléon-Louis, fils de Louis Bonaparte et Hortense de Beauharnais, alors âgé de 5 ans. Napoléon restait régent mais avait décidé de déléguer ses pouvoirs à un secrétaire d’État siégeant à Paris (Roederer) et à un résident général en poste à Düsseldorf (Beugnot). Les deux hauts fonctionnaires allaient, bon an mal an, travailler correctement ensemble et poursuivre l’acclimatation du système français. Napoléon leur donna d’ailleurs quitus de leurs efforts lors de sa visite officielle dans le grand-duché, à l’hiver 1811.
Fin de partie
Roederer fut une fois de plus rattrapé par la vie publique au moment des chutes de l’Empire. Napoléon l’envoya encore auprès de Joseph, déchargé de tout commandement en Espagne et replié dans le sud-ouest, pour lui signifier qu’il devait se retirer dans son domaine de Mortefontaine sans faire de vague. Après Leipzig, il organisa à distance l’évacuation du grand-duché de Berg avant d’être nommé commissaire extraordinaire à Strasbourg au moment de l’invasion. Il n’était donc pas à Paris en mars 1814 et ne vota pas la déchéance de Napoléon. On peut de toute façon parier sans crainte qu’il ne l’aurait pas votée. Logiquement, il ne fut pas retenu dans la liste des sénateurs nommés par Louis XVIII à la chambre des pairs. Il s’installa dans sa propriété du Bois-Roussel à Essay et pensa que l’heure de la retraite avait sonné. Mais il n’était pas temps : le retour de l’île d’Elbe l’obligea à revenir dans la capitale. Il fut nommé commissaire extraordinaire à Lyon puis pair de France. Après Waterloo, il fut un des membres de la chambre haute qui tentèrent d’imposer en vain l’avènement de Napoléon II, ce qui lui valut d’être une fois de plus laissé à l’écart par « Louis deux-fois-neuf ». Il fut exclu de l’Institut et invité à ne plus quitter sa Normandie d’adoption. Cette situation lui convenait. Désormais trop âgé pour l’aventure (qui n’avait d’ailleurs jamais été sa « tasse de thé »), il se consacra à l’écriture et à sa famille. Ses fils Antoine, ancien préfet impérial, et Pierre-Louis, colonel en demi-solde, le soutinrent lors de son veuvage (1818). Après bien des hésitations, il accepta que sa fille Marthe épouse le général Gourgaud, de retour de Sainte-Hélène. La jeune femme allait mourir en couches quelques mois plus tard.
Quinze ans passèrent ainsi jusqu’à la Révolution de 1830. Roederer était en contact avec le duc d’Orléans depuis le Directoire. Pendant la Restauration, il avait rédigé des cours d’histoire pour ses enfants, avait accepté de leur donner des cours et de leur faire partager ses expériences de la Révolution et du pouvoir. Louis-Philippe lui en sut gré : il le réintégra à l’Institut et le nomma pair de France. C’est dans cette dernière fonction que Roederer termina sa vie, militant pour que le roi règne et gouverne. Sa dernière brochure, l’Adresse d’un constitutionnel aux constitutionnels, provoqua un tollé à la chambre et dans les milieux politiques. Entre ses écrits de 1789 et ceux de 1835, il n’avait quasiment pas changé ses conceptions : l’État devait être fort et pour cela, il devait être doté d’un gouvernement stable (donc dynastique), actif et doté des pouvoirs nécessaires.
Dans la nuit du 17 décembre 1835, Pierre-Louis Roederer fut terrassé par une rupture d’anévrisme. Inhumé au Père-Lachaise, sa sépulture y est massive et d’une seule pièce, à l’image de cet homme qui, s’il manqua un grand destin politique, n’en fut pas moins un des architectes de la France moderne et un administrateur hors du commun. Comme l’a écrit André Cabanis, il fut aussi un « idéologue bonapartiste ».
Bonaparte vu par Roederer
« Il arriva sous son gouvernement une chose assez extraordinaire entre les hommes qui travaillaient avec lui : la médiocrité se sentit du talent ; le talent se crut tombé dans la médiocrité, tant il éclairait l’une, tant il étonnait l’autre. Des hommes jusque-là jugés incapables se rendirent utiles ; des hommes jusque-là distingués se trouvaient tout à coup confondus ; des hommes regardés comme les ressources de l’État se trouvèrent inutiles. Et toutes les âmes ambitieuses de gloire furent forcées de se contenter des reflets de sa gloire. Jamais conseil ne s’est séparé sans être plus instruit sinon de ce qu’il a enseigné, au moins de ce qu’il a forcé à approfondir […]. Ce qui caractérise l’esprit de Bonaparte, c’est la force et la constance de son attention. Il peut passer dix-huit heures de suite au travail, à un même travail, à des travaux divers. Je n’ai jamais vu son esprit las ; je n’ai jamais vu son esprit sans ressort, même dans la fatigue du corps, même dans l’exercice le plus violent, même dans la colère […]. Un jour, à deux heures du matin, dans un conseil d’administration, le ministre de la Guerre s’endormit ; plusieurs membres tombant de lassitude, il dit : « Allons, allons, citoyens, réveillons-nous ; il n’est que deux heures, il faut gagner l’argent que nous donne le peuple français » […]. Il n’y a point de héros pour son valet de chambre, dit le proverbe. Je le crois, parce que les grands cœurs ne sont pas toujours de grands esprits. Mais le proverbe aurait tort pour Bonaparte. Plus on en approche, plus on le respecte. On le trouve plus grand que soi quand il parle, quand il pense, quand il agit […]. Il y a plus dans cette tête et plus dans les grandes œuvres réunies dans deux ans de cette vie que dans toute une dynastie de rois de France ».
Œuvres du comte Roederer, 1854, t. III, p. 381-382
Un ministre napolitain qui détestait Naples
Le moins qu’on puisse écrire est que le Lorrain Roederer n’apprécia guère la ville de Naples où, selon lui, « le moindre effort [était] un supplice ». Il en donna dans divers documents une description pour le moins épicée et impitoyable. Florilège…
Le pays : « C’est le plus beau pays du monde ; mais les volcans et les brigands s’y font craindre partout : il y a une nombreuse population, beaucoup de villages, mais pas un où quelques maisons ne soient soutenues par des poutres ou des arcs-boutants, après avoir été ébranlés par les tremblements de terre. A Naples, les rues sont pleines de la plus infâme canaille » (à son épouse, 28 août 1806).
Le climat : « Une des raisons de ne pas travailler, c’est que les maisons sont comme des fournaises jusqu’à deux ou trois heures du matin. On n’y peut dormir. Cela fait qu’on court, qu’on jour la nuit. Les rues sont toujours fréquentées en été : les guitares, les chansons, les sérénades, la musique solitaire à sa propre fenêtre, occupent jusqu’à trois heures. Aussi les gens de bonne compagnie dorment jusqu’à dix heures du matin. Le peuple, au moins celui des villes, se lève très tard. Il commence à travailler quand la chaleur va recommencer. A midi, il faut se coucher et se reposer. Les maisons commencent alors à s’échauffer » (note au roi, août 1806).
La « bonne » société : « Il y a de l’esprit et de l’instruction à l’avenant. N’ayez pas peur d’entendre jamais un mot fin ou piquant : on a des mots de mépris, qui se distribuent comme de raison de haut en bas. Une princesse du livre d’or sait bien jeter un mot de dédain sur une princesse plus moderne, et la duchesse tombe de son haut sur la marquise. En revanche, la marquise se gardera bien d’apprendre à lire, de peur d’être confondue avec une bourgeoise […]. Un duc est commissaire de police ; d’autres ducs sont commis de finances […] ; un duc ne répugne à rien, qu’à être noble dans sa vie privée et dans sa conduite. Et cependant, ils sont tous gens de bonne mine, portant bien leur chapeau, leur épée, saluant d’une manière convenable, et annonçant une bonne naissance, malgré leur mauvaise éducation. Ils sont polis et le sont décemment, quoique hauts dans l’occasion et bas au besoin. Je vous répète que je ne sais pas ce que c’est qu’un seigneur dans ce pays-ci. Je dirais sans doute que c’est dans leur terre que ces messieurs sont de grands seigneurs, et que c’est pour être courtisans à Naples qu’ils s’y font petits […]. La noblesse de Naples n’a rien de noble […], ce sont tous des marchands d’huile et de jus de réglisse, dont aucun n’a porté les armes, ni l’aïeul ; dont les fils pleurent, pleurent à la lettre, quand on leur propose d’aller à Foggia avec une compagnie […] » (note pour le roi, août 1806).
On comprend dès lors que, dans sa lettre de départ au roi Murat, qui remplaçait joseph Bonaparte, il écrivit : « Je déteste ce pays-ci ; mon intention n’était ni de m’y établir, ni d’y établir ma famille ».
Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon (mai 2024)