La Danse, groupe sculpté pour la façade de l’Opéra Garnier

Période : IIe République - 2nd Empire/2nd Republic-2nd Empire
Artiste(s) : CARPEAUX Jean-Baptiste
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La Danse, groupe sculpté pour la façade de l’Opéra Garnier
La Danse, par Jean-Baptiste Carpeaux 1865-1869 © RMN GP Musée d'Orsay / Hervé Lewandowski

En 1861, à la stupeur de beaucoup, le jeune architecte Charles Garnier (1825-1898) gagne le concours pour la construction d’un nouvel Opéra. Cette construction a été décidée par Napoléon III peu après l’attentat d’Orsini, le 14 janvier 1858, qui visa le couple impérial alors qu’il se rendait à l’Opéra rue Pelletier. Dans son entreprise titanesque, Garnier sollicite quatre sculpteurs pour la réalisation chacun d’un groupe de personnages, groupes destinés à orner la façade du nouvel Opéra. François Jouffroy (1806-1882) est chargé du thème de l’Harmonie (parfois appelée la Poésie lyrique), Eugène Guillaume (1822-1905), celui de la Musique instrumentale, Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) celui de la Danse, et Joseph Perraud (1819-1876) celui du Drame lyrique.

Les œuvres sont révélées au public en deux temps, les deux premiers sujets le samedi 24 juillet 1869, les deux autres le lendemain (Le Rappel, 25 juillet 1869). Sans doute les Parisiens qui se massent devant l’Opéra ce dimanche 25 juillet ne s’attendent-ils pas à ce que l’audace d’un sculpteur déclenche un certain scandale.

Le rapprochement de ces quatre œuvres (photographies de Durandelle et Demaet pour Charles Garnier) révèle au premier regard combien se distingue l’œuvre de Carpeaux :

L’Harmonie, par Fr. Jouffroy ; La Musique, par E. Guillaume ; La Danse, par J.-B. Carpeaux ; Le Drame lyrique, par J. Perraud,
Photos de Durandelle et Demaet, in « Le Nouvel Opéra de Paris », par Ch. Garnier 1875-1876, vol. Sculptures
© BnF – Gallica

Quand la pierre Danse

La commande officielle du 17 août 1865 signée par le maréchal Jean-Baptiste Philibert Vaillant (1790-1872), ministre des Beaux-Arts (de 1863 à 1870), était claire : « Monsieur Carpeaux est chargé de la sculpture d’un des groupes qui doivent décorer le bas de la façade du Nouvel Opéra. Ces groupes composés de trois personnages avec accessoires auront 2,60 m de haut et seront en pierre d’Échaillon ; une somme de trente mille francs est allouée pour ce travail. » Enthousiaste, Carpeaux imagine très vite un groupe de… 17 personnages. Destinée à orner la façade d’un édifice qui, certes, va bouleverser l’architecture parisienne mais dans une conception maîtrisée, cette composition doit s’intégrer dans un équilibre déterminé, aussi Carpeaux s’incline et passe de 17 à… 9 personnages.

La composition s’articule autour du génie de la Danse tenant levé un tambourin. Son androgynie provient de la réunion des traits féminins du premier projet de Carpeaux, ceux Helene Van Donning, princesse Racovitza, et du corps masculin du menuisier Sébastien Visat qui travaille pour le sculpteur.
Le génie est entouré de danseuses nues virevoltant dans une ronde folle, tandis que repose à ses pieds un Amour, équilibrant la partie inférieure du groupe. L’impression générale est empreinte d’une vivacité, d’une gaîté, voire d’une sensualité débridée. Le corps libre, en tension, des danseuses (des « cascadeuses » selon Le Figaro du 2 août 1869) et leur visage comme enfiévré enlèvent tout académisme à leur nudité.

À l’encre !

Jugée indécente, obscène, contraire aux bonnes mœurs (les danseuses sont qualifiées de « ménades ivres » dans le journal Le Siècle du 13 août 1869), l’œuvre de Carpeaux est souillée, dans la nuit du 26 au 27 août, avec le jet d’une bouteille d’encre. Acte d’un catholique fervent, d’un concurrent de Carpeaux ? Les interrogations vont bon train, La Presse du 31 août n’est pas loin de penser que c’est Carpeaux lui-même qui pourrait être l’auteur de ce vandalisme afin d’encourager la défense de son travail.

L’Accident Carpeaux,
Une de « L’Eclipse » 11 septembre 1869
© RMN GP, Musée d’Orsay / Patrice Schmidt

Car on parle de retirer sa composition de la façade, pour la remplacer par un nouveau groupe commandé à Charles Gumery (1827-1871). La mort de ce dernier en janvier 1871 et la guerre franco-prussienne (1870-1871) donnent un répit à Carpeaux : son chef d’œuvre reste en place jusqu’en 1964, année au cours de laquelle une copie par le sculpteur et médailleur Paul Belmondo (1898-1982) prend sa place pour assurer la préservation du groupe originel par son entrée au musée du Louvre, puis en 1986 au musée d’Orsay. L’œuvre de Gumery, terminée l’année suivant sa mort, est conservée au musée d’Angers depuis 1885.

Carpeaux, un artiste qui « faisait plus vivant que la vie » (Alexandre Dumas fils)

Né le 11 mai 1827 à Valenciennes, au sein d’une famille modeste (son père est maçon, sa mère ouvrière dentellière), Jean-Baptiste Carpeaux arrive à Paris en 1838 avec sa famille et débute son enseignement artistique en 1842 au sein de la Petite École, école royale de dessin et de mathématiques dirigée par Belloc, un ami d’Ingres. C’est là qu’il rencontre Charles Garnier. Chargé de famille après le départ de son père aux États-Unis, Carpeaux doit travailler pour des porcelainiers et des bronziers. Il reçoit également une aide de la Société des Enfants du Nord et du Département.

De 1844 à 1854, il apprend au sein des ateliers d’Abel de Pujol, de Rude, de Duret. En septembre 1854, il reçoit le Grand Prix de Rome pour son Hector implorant les Dieux en faveur de son fils Astyanax. Mobilisé par des commandes officielles pour la décoration du Louvre, il ne rejoint l’Académie de France à Rome qu’en 1856. Son séjour jusqu’en 1862 se révèle difficile, en raison de problèmes de santé et d’un manque d’adaptation aux carcans académiques. Au cours de cette période, ces principales réalisations liées à l’Académie sont un Jeune pêcheur à la coquille (1858), Ugolin (1858-1861 : composition de dernière année, inspirée par le chant XXXIII de l’Enfer de Dante) et une fontaine en hommage au peintre Watteau (Valenciennes).

De retour à Paris en 1862, Carpeaux est introduit auprès de la Princesse Mathilde, dont il réalise le buste (1862-1863). S’ensuivront des achats et des commandes officielles du couple impérial (buste de l’Impératrice Eugénie (1866), statue du Prince impérial et de son chien Néro (1865). En 1863, l’architecte Hector-Martin Lefuel (1810-1880) le sollicite pour la décoration de la façade sur Seine du pavillon de Flore des Tuileries : la France éclairant le Monde et protégeant la Science et l’Agriculture, Enfants porteurs de palmes aux écoinçons des lucarnes, bas-relief.

Le 29 avril 1869, Carpeaux épouse Amélie de Montfort, fille du général vicomte de Montfort, de 20 ans sa cadette. Le couple aura quatre enfants, Charles (avril 1870), Louis-Félix (né en juillet ou août 1871 à Londres où s’est réfugié Carpeaux avec sa femme enceinte et leur fils aîné), Louise-Marie (novembre 1872), Louis-Victor (février 1874).
Sollicité en 1871 pour la réalisation d’un buste de Napoléon III en exil, Carpeaux revient en Angleterre quelques jours après la mort de l’Empereur survenue le 9 janvier 1873 à Chislehurst. Il y prend d’ultimes croquis et peut ainsi terminer une œuvre dépouillée dans laquelle Napoléon III apparaît dans toute son humanité d’homme souffrant.

Sculpteur mais aussi dessinateur et peintre de talent (voir son autoportrait conservé au MET), Carpeaux est un artiste complet qui, malgré ses succès, doit multiplier les copies de détails de ses groupes et de bustes réduits afin de les commercialiser.

Le Génie de la Danse par Jean-Baptiste Carpeaux,
Terre cuite, 1873
© RMN GP Musée des Beaux-Arts Valenciennes / René-Gabriel Ojéda

 

Carpeaux est également soucieux de la commercialisation des clichés de ses œuvres, l’irruption de la photographie dans le monde de l’art provoquant de nouvelles questions sur la propriété intellectuelle. En 1869, Carpeaux réserve au photographe Appert l’exclusivité de la commercialisation de clichés de son groupe La Danse (avec ou sans la tache d’encre, comme l’indique l’annonce dans Le Rappel du 12 septembre 1869). Découvrant que le photographe Jules Raudnitz (1815-1899) a également pris des photos, Carpeaux et Appert lui intentent un procès.  Mais la composition de Carpeaux étant une commande officielle, ils perdent le procès, le tribunal civil de la Seine (1ère chambre) jugeant que « le droit de reproduction d’une œuvre d’art (dans l’espèce d’une œuvre de sculpture) est aliéné en même temps que celui de propriété de l’œuvre, dont il n’est qu’un droit accessoire, lorsque cette aliénation a eu lieu de la part de l’auteur, sans réserve du droit de reproduction » (Le Droit, Journal des Tribunaux, 31 mars 1870).

Si l’année 1874 voit encore la réalisation d’un certain nombre d’œuvres et l’inauguration de la Fontaine de l’Observatoire à Paris (24 août), les deux dernières années de sa vie, 1874 et 1875, sont surtout marquées par l’aggravation de son état de santé (cancer de la vessie), et des dissensions familiales (entre sa famille et son foyer). La fin de l’association avec son frère Émile pour la gestion de l’Atelier fondé en 1872 (le contrat établi le 12 avril 1872 entre le sculpteur et son frère stipulait qu’Émile avait « la direction complète de la fabrication de toutes ses œuvres pour la production et la reproduction en marbre, bronze… ») engendre de gros problèmes financiers pour l’artiste. Il meurt à Courbevoie le 12 octobre 1875, à l’âge de 48 ans.

Irène Delage, janvier 2020

Fiche de présentation sur le site du musée d’Orsay
► Ouvrage consulté : Peintures et sculptures de Jean-Baptiste Carpeaux, Musée de Valenciennes, 1978, 128 p.
Album photographique du chantier de l’Opéra Garnier (site Bibliothèque nationale de France)
Protection des monuments parisiens contre les raids aériens durant la guerre 1914-1918 > « La Danse » de Carpeaux, façade de l’Opéra Garnier, début février 1918 (site Paris en images)
Photos de Roger Shall (1904-1995) de marins américains posant en 1945 sur la sculpture La Danse de Carpeaux, Opéra National de Paris (site Paris Musées)

Date :
1865-1869
Technique :
Pierre d’Échaillon : taille avec mise aux points
Dimensions :
H = 4,20 m, L = 2,98 m, P = 1,45 m
Lieux de conservation :
Musée d'Orsay, depuis 1986 : inventaire RF 2884
Crédits :
© RMN GP Musée dOrsay Hervé Lewandowski
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