La protection patrimoniale des monuments historiques : le rôle de la mission héliographique de 1851
Lors de la Révolution française, de nombreux édifices et monuments, religieux ou symboles de l’Ancien Régime, sont vandalisés, ou sont laissés à l’abandon au fil des années. Mais une prise de conscience se fait jour, la nécessité d’entreprendre une démarche de conservation, et de restauration, des bâtiments historiques, témoignages de l’histoire patrimoniale française et de la mémoire nationale.
Initié en 1795 et dirigé par le conservateur Alexandre Lenoir (1761-1839), le musée des monuments français présente au public des morceaux disparates de monuments, sculptures, bas-reliefs, etc., mis en scène par époques. Curieux, le public se presse à l’ancien couvent des Petits-Augustins qui l’abrite, jusqu’à sa fermeture en 1816.
Sous l’Empire et la Restauration, plusieurs enquêtes sont lancées auprès des préfets afin de dresser une liste des édifices religieux à consolider et restaurer. La monarchie de Juillet voit la création d’un poste d’inspecteur des Monuments historiques en 1830. Successeur en 1834 du premier inspecteur Ludovic Vitet, l’écrivain et ancien chef de cabinet Prosper Mérimée (1803-1870) développe une implication et une réflexion déterminantes pour la sauvegarde du patrimoine architectural, patrimoine qui doit soutenir également l’instruction et les inventions. Lors de la vingtaine de tournées d’inspection et d’inventaire entre 1834 et 1852, il utilise alors une chambre claire pour réaliser ses dessins (brevetée en 1807 par le physicien et chimiste britannique William Hyde Wollaston, la Camera lucida est un instrument d’optique destiné à faciliter le dessin exact des objets : constitué d’un prisme triangulaire et de lentilles, l’appareil se fixe par une potence sur un support appuyé sur une feuille de papier. En plaçant l’œil tout près du bord supérieur du prisme de telle sorte que la moitié de la pupille regarde le prisme, l’observateur peut percevoir, apparemment fixée sur le papier, l’image réfléchie d’un objet situé en face du prisme. Il peut alors tracer les contours de l’image avec un crayon).
La nouvelle commission des Monuments historiques, rattachée au ministère de l’Intérieur, est organisée en 1837. Très vite, Mérimée à sa tête souhaite lancer une opération de réalisations des plans et dessins de tous les monuments historiques de la France. D’autant que le nombre de monuments inventoriés ne cesse d’augmenter, passant de 1 090 sites en 1838 à 2 800 en 1848. Il s’agit alors principalement d’édifices antiques et du Moyen Âge. Dans les années 1840, la photographie se développe mais la pratique, en raison d’un matériel peu maniable, reste cantonnée aux portraits et aux photographies d’intérieur.
En juin 1851, la mission héliographique est lancée, peut-être inspirée par la fondation en janvier 1851 de la Société héliographique, première association du genre par des précurseurs de la photographie, et par le lancement en février 1851 de sa revue La Lumière. Beaux-Arts-Héliographie-Sciences (1851-1867), première revue consacrée au nouveau médium et présentant les innovations et les premières critiques photographiques ► La mission est annoncée dans le n° 21 du 29 juin. Cette annonce est complétée dans le n° 22 du 6 juillet 1851, et le n° 24 du 20 juillet.
Cinq photographes, membre de la Société héliographique, sont sélectionnés pour la mission : Édouard Baldus, Gustave Le Gray, Auguste Mestral, Henri Le Seq et Hippolyte Bayard.
Avec cette première commande publique de cette ampleur, la commission des Monuments historiques souhaite constituer une documentation photographique pouvant aider à la restauration de monuments emblématiques sur le territoire. Sur le terrain, les cinq photographes vont ainsi expérimenter, améliorer le papier ciré, faire des essais de cadrage, de lumière pour les contrastes, et créer les codes de la photographie d’architecture. Le temps de développement assez long à l’époque ne permet une livraison qu’au printemps 1852.
Le photographe Édouard Baldus (1813-1889)
D’origine prussienne (il est naturalisé en 1856), Édouard Baldus arrive à Paris en 1838 pour étudier la peinture. Ses œuvres, régulièrement exposées aux Salons de 1841 à 1851, rencontrent peu de succès. Parallèlement à la peinture, il s’intéresse à la photographie, et en devient un maître reconnu, recevant de nombreuses et importantes commandes officielles au cours de sa carrière.
Choisi en 1851 pour faire partie de la Mission héliographique, il parcourt les territoires qui lui sont attribués, Seine-et-Marne, Yonne, Côte-d’or, Saône-et-Loire, Rhône, Isère, Drôme, Vaucluse, Bouches-du-Rhône, Var et Gard : voir la liste précise des monuments à photographier.
Confronté aux dimensions monumentales de certains édifices, comme les arènes de Nîmes, Baldus élabore un assemblage de négatifs pour rendre compte de l’ensemble.
Il pense également à intégrer dans sa prise de vue des personnages afin de donner une idée de l’échelle.
Soutenu par l’État, Baldus entreprend par la suite le projet de photographier des villes de France, confirmant sa maîtrise de la photographie architecturale en majesté. Un séjour en Auvergne le conduit à explorer une nouvelle façon de s’intéresser aux paysages, d’être plus sensible à un environnement architectural et naturel simple, humble. Son succès lors de l’Exposition universelle de 1855 lui ouvre de nouvelles commandes. En 1855, le baron James de Rothschild souhaite offrir à la reine Victoria alors en visite d’État, un album de photographies de paysages et gares traversés lors de son voyage en train de Boulogne-sur-Mer à Paris. Pour le banquier, industriel et président du Chemin de fer du Nord, il s’agit de célébrer la maîtrise ferroviaire française, actrice du développement économique du règne de Napoléon III.
Alors qu’il travaille à documenter le chantier du Nouveau Louvre, Baldus s’attèle en 1856 à une nouvelle, mais dramatique, expérience photographique, lorsqu’il est chargé par l’administration des beaux-Arts de rendre compte des terribles inondations dans la vallée du Rhône, dans les villes de Lyon, Avignon, Tarascon. Lors de ce qui est un des premiers reportages commandés (peu après celui de la guerre de Crimée 1853-1856), Baldus se retrouve confronté à une catastrophe naturelle sans précédent, à la destruction brutale de territoires et au désarroi de leurs habitants. Fort de la perspective documentaire qui a prévalu tout son travail jusqu’alors, il consacre ses photographies à l’ampleur de la dévastation des lieux.
Dans les années 1860, Baldus poursuit ces vues grand format de monuments historiques, tant à Paris qu’en province :
Il répond à de nouvelles commandes, notamment un album de 69 photographies pour les Chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée. Il y associe des vues de paysages, villes et monuments historiques, et des récentes structures ferroviaires qui permettent désormais de traverser la France à toute vapeur.
À travers sa production photographique, Baldus a été autant le témoin que l’artisan des évolutions technologiques majeures de son époque et du développement de la conscience patrimoniale française.
Irène Delage, cheffe du service Médiation et Documentation numérique (septembre 2024)
Sources bibliographiques
• La Mission héliographique : mythe et histoire, Anne de Mondenard, « Études photographiques », n°2, mai 1997, « Retour sur l’origine/Représenter l’architecture »
• La mission héliographique. Cinq photographes parcourent la France en 1851, Anne de Mondenard, Éditions du Patrimoine, 2002 : les photos de la Mission y sont reproduites
• Mérimée et le patrimoine national, par Xavier Darcos, in Revue « Une certaine idée », 2002 (article consultable depuis le site de l’Académie des sciences morales et politiques)