Les premières œuvres du peintre belge Alfred Stevens, né à Bruxelles en 1823, s’intègrent dans un courant pictural réaliste, portraits de militaires ou scènes sociales. C’est dans ce cadre qu’il présente Les Chasseurs de Vincennes annoncé sous le titre Ce qu’on appelle le vagabondage à l’Exposition universelle de 1855, avec trois autres tableaux, La Sieste, Le Premier jour du dévouement et La Mendiante : dans l’album photographique général de l’exposition par Eugène Disdéri, se devine page 14, en bas à gauche, le tableau « Ce qu’on appelle le vagabondage » de Stevens.
L’œuvre et son contexte
Avec la mise en scène de cette mère et ses deux enfants encadrés par des soldats (des chasseurs à pied casernés à Vincennes), Stevens aborde ici le thème de la pauvreté davantage sous l’angle politique que social, le peintre ayant choisi de ne pas seulement représenter la générosité individuelle, mais également la répression étatique : en faisant emmener une mère et ses jeunes enfants par des soldats, dont l’un rejette le geste charitable, l’État ne protège pas les plus faibles et les plus fragiles, les considérant même comme néfastes, dangereux, coupables.
Le choix de la saison hivernale, les teintes sombres du jour et des vêtements et uniformes, l’absence d’horizon (bouché par le mur gris en arrière-plan), la simplicité des caractères (fermeté froide des soldats, résignation de la mère et de l’ouvrier invalide, pleurs de l’enfant, élan généreux de la femme) concourent à rendre cette scène spontanément émouvante.
L’œuvre est diversement appréciée à l’Exposition universelle, certains mettent en avant le caractère touchant de la scène (Ernest Gebaüer, à lire ici sur Gallica), quand d’autres, comme Maxime Du Camp (à lire ici sur Gallica), soulignent une certaine faiblesse artistique, le pied gauche de la femme généreuse se trouvant curieusement éloigné de sa silhouette.
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Le XIXe siècle est hanté par la maîtrise de tout individu susceptible de perturber l’ordre social, maîtrise passant par la surveillance et la répression : livret ouvrier, passeport pour l’intérieur, et sa version délivrée pour cause d’indigence, concourent autant à l’identification qu’à la surveillance des déplacements des ouvriers, mais également des marchands ambulants, artistes de rues, indigents et vagabonds. Le décret du 5 juillet 1808 sur « l’extirpation de la mendicité », porte interdiction de la mendicité, et création des dépôts de mendicité départementaux chargés d’accueillir et faire travailler les mendiants valides. Déjà, la caractéristique de « vagabond » est un facteur aggravant, les « mendiants vagabonds » étant eux conduits dans les maisons de détention. Dans le Code pénal de 1810, la mendicité est un délit (art. 274 et 275), tout comme le vagabondage (art. 269). Si les mendiants ne sont pas clairement définis, sont considérés vagabonds les « gens sans aveu [qui] sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et qui n’exercent ni métier ni profession » (art. 270). Les mendiants et les vagabonds peuvent encourir des peines de trois à six mois d’emprisonnement, voire de deux à cinq ans en cas de port d’arme. La peine peut être suivie d’une période de travail au sein de dépôts de mendicité. Sous la IIe République, la loi électorale du 31 mai 1850 écarte davantage encore les personnes sans domicile fixe du corps des citoyens, en allongeant, pour pouvoir voter, la contrainte de durée de domicile dans la commune ou le canton, de six mois (loi du 15 mars 1849) à trois ans.
La carrière d’Alfred Stevens
Élève d’Ingres à École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, Alfred Stevens (Bruxelles, 1823 – Paris, 1906), est très proche de Manet et fréquente Delacroix, Degas, Bazille, Courbet, Morisot… mais aussi Alexandre Dumas fils qui sera témoin à son mariage. Son père est collectionneur d’œuvres de Delacroix et Géricault, son frère Joseph, peintre et graveur, et son frère Arthur, marchand d’art installé à Paris et à Bruxelles.
Soutenu par la princesse Mathilde et la princesse de Metternich, Stevens connaît dans les années 1860 et 1870 un succès certain dans la réalisation de portraits de femmes de l’aristocratie et la haute bourgeoisie, célébrant l’élégance et le raffinement des intérieurs et les bonheurs domestiques. Il s’intéresse également au japonisme. En 1867, il obtient une médaille d’or lors de l’Exposition universelle. À partir des années 1880, il connaît une crise morale et artistique, reconsidère son travail et se tourne vers le courant impressionniste, la peinture de paysages et de scènes de bords de mer.
Il est l’auteur d’Impressions sur la peinture, publiées en 1886 (consultable sur Gallica), parmi lesquelles « Géricault avec une seule figure raconte tout le Premier Empire » (LXVIII) et « Le sujet historique a été inventé à partir du jour où l’on ne s’est plus intéressé à la peinture elle-même » (C).
Alfred Stevens, fut sollicité, avec Henri Gervex (1852-1929), pour la réalisation d’un Panorama de l’Histoire du siècle, destiné à être exposé pendant l’Exposition Universelle de 1889. Plusieurs dessins préparatoires sont conservés dans les collections des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (ainsi que dans celles du Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris), parmi lesquels une « impératrice Joséphine et sa cour » (Inv. 11659), et un « Napoléon III avec sa Cour et ses généraux. Groupe avec Napoléon III, l’Impératrice Eugénie et le Prince Impérial’ (Inv. 11666). Le panorama a été exposé dans une rotonde aux Tuileries pendant sept ans (voir une affiche ici sur Gallica). Découpée en une soixantaine de morceaux, la toile fut partagée entre les actionnaires de la société anonyme de l’Histoire du siècle créée pour sa réalisation.
Irène Delage, octobre 2018