Quand le peintre écossais William Quiller Orchardson expose cette toile à l’Académie royale en 1892, il a soixante ans et a établi au service de la peinture une longue carrière, commencée dès ses quinze ans lors de son entrée à l’école d’art d’Édimbourg. Il a d’ailleurs déjà travaillé sur le personnage de Napoléon : son Napoléon à bord du Bellérophon de 1880 a connu un grand succès et la toile a été acquise par la National Gallery of British Arts à Londres (devenue la Tate Gallery en 1932).
Orchardson est un portraitiste de talent mais un de ses genres préférés – comme toute une école de cette seconde moitié du XIXe s. – est la peinture d’atmosphère historique : nul grand événement (militaire ou politique) n’est représenté ; le tableau est un moyen de retrouver l’ambiance d’une période révolue, selon un des principes que lui a enseignés un maître du genre, le peintre écossais Robert Scott Lauder (1803-1869). Certains des tableaux d’Orchardson présentent ainsi une thématique historique et française flagrante : Voltaire (1883), Le mariage de convenance (1883 ; le titre original est en français), Un révolutionnaire (1885). D’autres de ses œuvres font appel au style Empire, grâce aux meubles et aux costumes qui servent une description de la vie de cette époque : Un tourbillon social (1877), Le poème lyrique (1904)…
Ce Napoléon Dictant à Las Cases le récit de ses campagnes est acquis par William Lever, un riche industriel libéral britannique ayant fait fortune dans le savon et l’huile de palme, pionnier de la publicité picturale dans la dernière décennie du XIXe s. Grand amateur de peinture historique, ce passionné de Napoléon fut sans doute attiré par l’originalité du tableau d’Orchardson.
Cette oeuvre est en effet assez atypique dans l’iconographie napoléonienne relative à l’écriture des mémoires pendant l’exil de Sainte-Hélène. Tout au long du XIXe s., la plupart des peintures représentent un Napoléon maladif, soit statique, soit alité comme dans L’Empereur dictant ses mémoires au général Gourgaud de Charles Steuben, dans le Napoléon à Sainte-Hélène dictant ses mémoires au comte Las Cases d’Ary Scheffer ou encore dans cette estampe anonyme de 1828. Orchardson, lui, choisit de mettre en scène l’empereur déchu de manière dynamique, affairé au détail de ses cartes, et précise même dans son titre le thème glorieux de la dictée qu’il représente : la guerre. Il focalise donc son attention sur le passé triomphal de Napoléon tout en mettant en exergue deux traits de caractère que la légende du souverain a retenus : sa méticulosité obsessive et son agitation… Fronçant les sourcils, Napoléon semble s’être arrêté dans une marche de cent-pas pour fouiller sa mémoire à la recherche d’un détail dans l’enchaînement d’une bataille. Las Cases, le futur mémorialiste, est suspendu, sa plume avec lui, aux lèvres de l’empereur…
Le décor de la pièce est dépouillé contrairement à la réalité de la chambre de Napoléon de la maison de Longwood. Il fait écho à la déchéance en 1816 du grand homme, mais permet surtout de focaliser l’attention du spectateur sur les visages, en particulier les yeux, des deux protagonistes de cette scène théâtralisée. Ces regards ne se croisent pas mais induisent deux mouvements – celui de Napoléon descendant ; celui de Las Cases ascendant – qui restituent les positions sociales des deux hommes : le maître et le serviteur. Ils contribuent au mouvement principal du tableau, avec la pose légèrement penchée de Napoléon.
À l’exposition du tableau en 1892, les critiques admirèrent les nuances et la subtilité de la palette des espaces vides, mais mirent en doute l’apparence de l’Empereur : « N’était-il pas plus gros, plus lourd, moins à même de se mouvoir en 1816 qu’il n’a l’air ici ? ».
William Lever ne se contente pas d’acquérir ce tableau : il achète aussi une partie du mobilier Premier Empire que William Orchardson utilisait comme accessoires pour ses peintures d’époque. Pour compléter ces acquisitions, il y adjoint d’autres pièces et objets supposés avoir été détenus par Napoléon ou par sa famille (notamment le cardinal Fesch), ou encore provenant de la Malmaison. Dans le musée d’art qu’il dédie à sa défunte femme, le mécène construira même une pièce entière vouée à Napoléon. Réduite en taille aujourd’hui, la « Napoleon Room » du musée Lady Lever de Liverpool se visite toujours (la pièce de Napoléon a été agrandie en 2016) ; le tableau d’Orchardson y a une place centrale.
Galerie d’autres peintures d’Orchardson
Marie de Bruchard, octobre 2015, maj : octobre 2017
Retrouver la dernière publication du Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit original retrouvé, à partir d’une copie du manuscrit original retrouvée à la British Library. Édition inédite, commentée et annotée par Thierry Lentz, Peter Hicks, François Houdecek et Chantal Prévot, parue aux éditions Perrin en octobre 2017.
► Consultez le dossier thématique « Le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases » (2023)