Portrait de Rosa Bonheur

Artiste(s) : KLUMPKE Anna Elizabeth
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Peintre animalière par excellence, Rosa Bonheur est connue pour ses œuvres qui jalonnent le XIXe siècle, présentant des animaux pleins de réalisme. Parmi ses œuvres emblématiques : son  Marché aux chevaux, sans doute son chef-d’œuvre, ou encore, son portrait réalisé à quatre mains avec Édouard Dubufe, où elle pose à 35 ans au côté d’un bœuf (qu’elle a elle-même peint). Mais un portrait de l’artiste peint à la toute fin de sa vie n’est pas moins intéressant :il présente l’intérêt d’être un beau résumé de sa vie et de son œuvre.

Portrait de Rosa Bonheur
Portrait de Rosa Bonheur par Anna Elizabeth Klumpke, 1898 © Metropolitan Museum of Art, New York

Marie-Rosalie Bonheur nait en 1822 dans une famille d’artistes. Son père, peintre lui-même, est son unique professeur et ses deux frères et sa sœur développent également des talents artistiques. Très rapidement, Rosalie, qui se fait appeler Rosa, se spécialise dans la peinture des animaux et expose au Salon à partir de 1841 et jusqu’en 1867. Elle y reçoit une médaille d’or en 1845, ce qui lui permet d’obtenir une commande de l’État. La cause animale et le respect du vivant la font s’engager dans la Société protectrice des animaux (SPA) dès sa création.

En 1860, elle achète le château de By en Seine-et-Marne. Elle y installe son atelier et y accueille de nombreux animaux, dont sa lionne Fatma. Tout au long de sa vie et spécialement à By, Rosa aime s’entourer des compagnes qu’elle chérit. Elle imagine en effet son château comme un havre de paix pour les animaux et les femmes. Sa première compagne, Nathalie Micas, est également peintre. Elles passeront cinquante années ensemble avant le décès de cette dernière en 1889.

Pendant toute sa carrière, Rosa Bonheur s’attache à reproduire le plus fidèlement possible les animaux qu’elle peint, leur donnant tantôt de la force ou tantôt de la fougue. Ces « portraits » trouvent généralement place dans les habitats naturels des animaux. La forêt de Fontainebleau, à proximité directe de By, est une incroyable source d’inspiration. L’artiste peintre réalise également quelques voyages dans le monde anglo-saxon où ses œuvres sont très appréciées : elle se rendra notamment en Écosse. Et si elle ne voyage jamais jusqu’aux grandes plaines des États-Unis, elle rencontrera un des grands représentants du Far West américain (où sa peinture est très connue) lors de sa tournée européenne : Buffalo Bill. C’est grâce à sa notoriété outre-Atlantique qu’elle rencontre sa future seconde compagne, Anna Elizabeth Klumpke, en octobre 1889. La peintre américaine, déjà très au fait de la production artistique de Bonheur, sert d’interprète à Paris entre un éleveur américain de percherons sauvages et la célèbre peintre animalière française. Les deux femmes se lient d’amitié et entament une correspondance pendant dix ans.

Anna Elizabeth Klumpke est née aux États-Unis en 1856. Très tôt, elle se destine à la peinture et étudie le dessin. Elle apprend la technique picturale en copiant des œuvres qu’elle vend afin de payer ses cours à l’Académie Julian. Dès 1884, elle expose au Salon des artistes français avec son tableau Une excentrique. Elle est alors connue pour son style plutôt académique. ► Voir quelques œuvres d’Anna Elizabeth Klumpke

Photo d'Anna Klumpke et Rosa Bonheur. Source : Wikipedia
Photo d’Anna Klumpke et Rosa Bonheur. Source : Wikipedia

Le 14 septembre 1897, Anna Klumpke ose enfin formuler son plus grand rêve à Rosa Bonheur : celui de réaliser son portrait. Ce n’est qu’à la fin du mois de mars 1898 que l’artiste animalière y consent. La peintre américaine arrive quelques semaines plus tard et commence à travailler sur la toile dès le mois de juin. Très vite, une complicité naît entre les deux femmes ; Rosa fait tout pour qu’Anna ne reparte pas aux États-Unis après l’achèvement de son tableau. La peintre française réussit à persuader sa nouvelle amante de rester auprès d’elle jusqu’à son décès. Elles profitent du temps qui leur est imparti pour peindre, mais également rédiger les mémoires de Rosa Bonheur. Cette dernière fait d’Anna Klumpke sa légataire universelle.

En 1898, pour peindre son portrait tant désiré, Klumpke représente Bonheur dans son atelier de son château de By, à Thomery. On reconnaît le goût pour le dessin et le travail préparatoire de ses peintures, qu’elle a commencé à enseigner à Anna Klumpke. Bonheur profite en effet des séances pour dispenser ses conseils à son amie et vanter l’importance du dessin. D’ailleurs, Klumpke choisit de représenter la « grande Rosa » en tant que dessinatrice, puisque l’artiste tient dans sa main gauche un dessin et dans la droite, un crayon. À ses pieds, un carton à dessin, accessoire indispensable de recueil de ses œuvres. Le fond est brun simplement brossé en fonction de la lumière et, à l’inverse, le portrait et particulièrement son visage sont méticuleusement détaillés. On sent presque la chaleur du soleil qui éclaire le visage de Rosa Bonheur, qui nous regarde, ce qui a l’avantage de nous plonger davantage dans le tableau et donc dans son atelier. Elle esquisse presque un sourire, fait rare dans ses autres portraits. De fait, cette peinture a de l’importance pour l’artiste ; elle dit : « je suis heureuse de vous poser pour mon portrait [sic], ce sera pour la postérité. (Anna Klumpke, Rosa Bonheur : sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1908, p. 54.

Au chevalet de la peintre, on remarque une toile où l’on distingue trois chevaux élancés au galop. Elle correspond à l’extrémité droite du tableau inachevé de Rosa Bonheur : Chevaux en liberté, dit aussi Chevaux sauvages fuyant l’incendie, appartenant aux collections du musée de Barbizon.

 Rosa Bonheur, Chevaux en liberté ou Chevaux sauvages fuyant l'incendie Château de Rosa Bonheur © Château de By /Musée Rosa Bonheur
Rosa Bonheur, Chevaux en liberté ou Chevaux sauvages fuyant l’incendie © Château de By /Musée Rosa Bonheur

Sous le tableau, sur un grand guéridon, reposent sa palette et ses pinceaux. Pour ses œuvres, elle utilise uniquement des pinceaux ronds, qu’elle entretient elle-même. Au cours de sa vie, elle prend l’habitude d’utiliser des tubes de peinture à l’huile Lefranc pour plus de commodité. Cependant, lors de ses études, elle a acquis une grande connaissance des couleurs et de leur préparation. Elle prête donc attention à utiliser les bonnes teintes afin de s’assurer de la bonne conservation de ses œuvres.

Détail du Chevaux en liberté ou Chevaux sauvages fuyant l'incendie visible dans le portrait de Rosa Bonheur par Anna Klumpke © Château de By /Musée Rosa Bonheur
Détail du tableau Chevaux en liberté ou Chevaux sauvages fuyant l’incendie visible dans le portrait de Rosa Bonheur par Anna Klumpke © Château de By /Musée Rosa Bonheur

Lorsqu’Anna Klumpke peint ce portrait de Rosa Bonheur, elle se réjouit du choix de la tenue de l’artiste, elle se dit « ravie que Rosa Bonheur ait offert de son plein gré de poser dans des vêtements de femme (Ibid., p. 50) ». Elle a en effet adopté volontairement une jupe dans les tons bruns. La tenue est notoire : l’artiste a obtenu depuis 1851 l’autorisation du préfet de porter un pantalon ; on parle alors de permis de travestissement. Plus conformément à la plupart de ses portraits, Rosa Bonheur porte une veste violette à passements, qui ressemble à la veste d’officier aujourd’hui conservée dans les collections du château de By.

À travers cette toile, on sent la complicité et l’amour qui lient les deux femmes peintres. Empli de douceur, la lumière transperce le tableau pour éclaire le visage de l’être aimé, de Rosa Bonheur. Il est certain que cette dernière a eu un droit de regard sur l’œuvre achevée : elle a donc validé son résultat, tel un testament. Les deux femmes passent encore dix mois ensemble avant que la peintre animalière ne décède le 25 mai 1899 des suites d’une congestion pulmonaire après une promenade en forêt de Fontainebleau. Elle laisse alors une seconde œuvre inachevée : La Foulaison du blé en Camargue conservé au musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Encore une fois, tout est une question de chevaux.

Anna Klumpke garde le tableau dans sa propre collection jusqu’en 1922, année où elle décide d’en faire don au Metropolitan Museum of Art de New York.

Sur le portrait, une touche de couleur chaude attire particulièrement notre œil : il s’agit du ruban de la Légion d’honneur. Depuis sa décoration, l’artiste aime porter la décoration sur ces portraits. C’est par un décret, promulgué le 8 juin 1865, que la peintre la reçoit. Cette décision est prise par l’impératrice Eugénie, seule et alors régente, puisqu’à ce moment Napoléon III est en voyage en Algérie. C’est l’Impératrice elle-même qui vient remettre sa distinction à Rosa Bonheur dans son château de By. L’artiste devient alors la première femme peintre à recevoir cette distinction. Lors de leurs quelques rencontres, une admiration et un respect mutuels sont nés entre les deux femmes. Ainsi, l’année suivante, Rosa Bonheur n’hésite pas à répondre à la commande d’Eugénie de peintre un paysage côtier avec des moutons qui est prêté lors de l’Exposition universelle de 1867. L’œuvre est aujourd’hui conservée dans les collections du National Museum of Women in the Arts de Washington.

Le lien de Rosa Bonheur et de la Légion d’honneur ne s’arrête pas à cet épisode. En effet, en 1894, elle en devient officier, ce qui fait d’elle la toute première femme à accéder à ce grade. Cette distinction coïncide avec l’histoire de l’artiste qui tout au long de sa vie n’a cessé de revendiquer l’indépendance des femmes. Aujourd’hui, l’ensemble des décorations de Rosa Bonheur sont déposées par le château de Fontainebleau au musée de la Légion d’honneur à Paris.

Élodie Lefort
Octobre 2022

Élodie Lefort est responsable des collections de la Fondation Napoléon.

Date :
1898
Technique :
Huile sur toile
Lieux de conservation :
Metropolitan Museum of Art, New York - INV 22.222
Crédits :
© Metropolitan Museum of Art, New York
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