C’est un étonnant portrait que celui de Letizia Bonaparte présenté dans la chambre natale. Étonnant, parce qu’il donne à la fois une impression d’étrangeté et une impression de déjà-vu.
L’étrangeté, parce qu’il s’agit de l’une des très rares représentations de Letizia jeune : il ne faut pas oublier que lorsque son fils Napoléon accède à la gloire et aux richesses, elle a une cinquantaine d’années. Et auparavant, les Bonaparte n’ont eu ni la notoriété ni les moyens d’accéder aux grands portraitistes. Cette étrangeté est accentuée par le côté mutin de cette jolie jeune femme souriante, tellement en opposition avec les images plus tardives où la sérénité du modèle sera soulignée par ses poses à l’Antique.
L’impression de déjà-vu vient du diadème d’or qui renvoie au portrait de l’atelier de Gérard, conservé au musée Fesch (1). La comparaison des deux images est riche d’informations : l’épaule gauche est pareillement couverte d’un voile, orné d’étoiles au Musée Fesch, d’abeilles à la Maison Bonaparte. Mais ce voile a disparu de l’épaule droite, dénudée dans le portrait de la maison Bonaparte, et a été remplacé par des boucles de cheveux noirs sur une peau très blanche, tandis que le collier de perles est devenu un simple ras de cou, noir également.
Tout se passe comme si l’on avait commandé un portrait de Letizia à un peintre ajaccien qui aurait eu le portrait du musée Fesch sous les yeux, mais en lui demandant de rajeunir le modèle : sa physionomie et ses traits, plus fins, mais également son allure, plus jeune mariée que matrone à la romaine. Cette jeune mariée, c’est celle dont se plaint son oncle par alliance, l’archidiacre Luciano, qui lui reproche de lui avoir transmis les factures d’une nouvelle robe, de mantilles, de corsages, d’un jupon fleuri à la dernière mode et de plusieurs paires de chaussures. La lettre est du 16 mars 1767, Letizia a 17 ans et elle est seule à Ajaccio, son mari Charles est à Corte auprès de Paoli. Elle est très jolie, et sa vie durant, ses contemporains seront tous d’accord sur le chapitre de sa beauté : une femme menue, mais très fine et très bien proportionnée.
Revenons à ce portrait fabriqué de manière si particulière, ce « morphing » comme nous l’appellerions aujourd’hui, en a surpris plus d’un. Pierre Loti (2), par exemple :
« Mais, pour moi, l‘âme et l’épouvante du lieu, c’est dans la chambre de Madame Letizia, un pâle portrait d’elle-même, placé à contre-jour que je n’avais pas remarqué d’abord et qui, à l’instant du départ, m’arrête pour m’effrayer au passage. Dans un ovale dédoré, sous une vitre moisie, un pastel incolore, une tête blême sur fond noir. Elle lui ressemble à lui ; elle a les mêmes yeux impératifs et les mêmes cheveux plats en mèches collées ; son expression, d’une intensité surprenante, a je ne sais quoi de triste, de hagard, de suppliant ; elle paraît comme en proie à l’angoisse de ne plus être. La figure, on ne comprend pas pourquoi, n’est pas restée au milieu du cadre, et l’on dirait une morte, effarée de se trouver dans la nuit, qui aurait mis furtivement la tête au trou obscur de cet ovale pour essayer de regarder, à travers la brume du verre terni, ce que font les vivants et ce qu’est devenue la gloire de son fils. Pauvre femme ! »
On pourrait croire que la disposition des portraits, Louis Bonaparte d’un côté de la cheminée, Letizia de l’autre, remonte au Second Empire : le portrait du père de Napoléon III accroché en symétrie de celui de sa grand-mère. Bien des lithographies relatant la visite de l’Impératrice Eugénie en 1869 montrent que telle est alors la disposition. Pourtant, les deux portraits sont déjà disposés en paire dès 1832, ainsi qu’on peut le voir dans l’inventaire Ramolino.
En septembre 1887, Emile Bergerat, compagnon de voyage du Prince Roland Bonaparte, donne un avis tout personnel sur ce portrait (3) :
« Quelques portraits exécrables, entre lesquels celui de Madame Mère, dont je saisis un croquis au vol pour le comparer à celui de Gérard et à la célèbre statue de Canova, car il me paraît avoir été exécuté d’après nature, et il sent la ressemblance.»
Les autres portraits de Letizia Bonaparte conservés à la Maison Bonaparte relèvent de l’iconographie plus traditionnelle de Madame Mère, souvent représentée « d’après l’Antique ».
Jean-Marc Olivesi, conservateur du Musée national de la Maison Bonaparte
Notes
(1) Inv. MNA.839.1.13.
(2) Pierre Loti (Louis Marie Julien Viaud, dit), 1850-1923. Loti a visité la Maison Bonaparte le 15 avril 1891, lors de l’escale du Formidable, vaisseau amiral de l’escadre française de Méditerranée à Ajaccio, il le raconte dans son Journal intime.
(3) Bergerat, Excursions en Corse, 1891, p. 31.
Ce tableau a été présenté dans l’exposition Destins d’objets : 12 objets témoins du destin exceptionnel des Bonaparte, au Musée national de la Maison Bonaparte, Ajaccio (28 mars-26 juin 2014).
Cette représentation fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »