Un jeune officier du génie prometteur
Brillant homme de sciences issu de la petite bourgeoisie de robe, Jean-Baptiste Meusnier de La Place (1754-1793) est nommé correspondant de l’Académie des sciences dès l’âge de 22 ans puis en est élu membre en 1785. Il y côtoie les plus grands scientifiques de son temps (Berthollet, Lavoisier, Borda, etc.), avec une admiration réciproque. « C’est l’intelligence la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée » dit Monge de lui[1].
Meusnier choisit le Génie militaire pour exercer ses talents. Après ses études à l’école du Génie de Mézières, il est affecté aux travaux de fortification du port de Cherbourg. Toujours prêt à expérimenter pour résoudre les problèmes pratiques qui se posent à lui, il met au point une machine à dessaler l’eau de mer fonctionnant grâce à l’énergie motrice. On lui doit également un théorème sur la courbure des surfaces, des avancées significatives sur la géométrie descriptive et, avec Lavoisier, des travaux sur la décomposition de l’eau en oxygène et hydrogène.
Les prémices de l’aérostation
Les débuts des aérostats en 1783 (en juin, les frères Montgolfier, avec un ballon à air chaud ; en août, Jacques Charles et les frères Robert, avec un ballon à hydrogène) ne peuvent laisser le jeune inventeur indifférent. Il présente à l’Académie des sciences, dès décembre 1783 puis en novembre 1784, deux mémoires importants sur les aérostats[2], accompagnés d’un atlas contenant des dessins et des tableaux relatifs au projet complet de la machine aérostatique[3].
Il retient, du fait de son aérodynamisme, une forme hélicoïdale pour le ballon qui doit pouvoir atteindre la vitesse d’une lieue par heure. Prudent, il conçoit une nacelle capable de flotter sur l’eau en cas d’amerrissage d’urgence. Un de ses apports majeurs est de concevoir des hélices pour donner le mouvement et donc pouvoir diriger l’aérostat indépendamment du vent (rappelons que l’usage de l’hélice pour la propulsion des bateaux ne commence qu’au XIXe siècle, et que le brevet déposé en ce sens par Charles Dallery en 1803 resta sans suite).
Savant accompli, il met au point une machine pour tester la résistance des matériaux destinés à la construction de son aérostat, notamment la solidité et l’imperméabilité des étoffes. Le ballon est en effet conçu avec deux enveloppes de toile : l’enveloppe intérieure contient l’« air inflammable », c’est-à-dire l’hydrogène — gaz environ dix fois plus léger que l’air — et l’espace compris entre l’enveloppe intérieure et l’enveloppe extérieure contient l’air atmosphérique. En introduisant davantage d’air atmosphérique, au moyen de soufflets reliés à des manches à air, on augmente le poids du ballon, ce qui lui permet de redescendre. C’est donc l’air ambiant qui sert de lest.
Le projet de Meusnier est ambitieux : un premier aérostat doit pouvoir recevoir 30 hommes dotés de 60 jours de vivres et un second, pour 6 hommes seulement, doit servir à l’enseignement et aux expériences. Un bâtiment spécifique est prévu pour abriter les ballons quand ils ne sont pas utilisés, de dimensions gigantesques, comparables à l’envergure de Notre-Dame de Paris.
Dans le foisonnement des projets d’aérostats de l’époque, ses propositions contribuent à des améliorations notables, notamment dans le domaine de la stabilité des ballons et de leur manœuvre.
Un projet inachevé
Pris par ses occupations militaires puis politiques, Meusnier ne peut rédiger toutes les explications techniques qui devaient accompagner les planches de son atlas.
A l’arrivée de la Révolution, il exprime de vrais sentiments révolutionnaires, contribuant à la création et à l’animation de la société patriotique de la section du Luxembourg dont il devient rapidement le président. Il poursuit cependant ses inventions en proposant en 1792 une machine pour la gravure en taille douce des assignats, destinée à lutter contre les contrefaçons.
Colonel en 1792, il prend la tête d’un régiment. Ephémère membre du comité des fortifications[4], chargé de l’administration du Génie, il rejoint l’armée du Rhin en 1793 comme maréchal de camp. Blessé au siège de Mayence, Meusnier de La Place meurt le 13 juin 1793.
Il semble que ses papiers, laissés à Cherbourg, aient été rapatriés au comité de salut public en brumaire an III (octobre 1794). Un arrêté du 4 pluviôse an III (23 janvier 1795) prévoit leur copie pour dépôt à l’École aérostatique de Meudon nouvellement créée et la remise des originaux à la Bibliothèque nationale. Mais le Directoire, dans une décision du 4 thermidor an IV, estime que le contenu est trop sensible pour être accessible par tous dans une bibliothèque et impose la conservation des originaux dans les Archives du Directoire.
De son côté, l’École aérostatique de Meudon remet en 1799 au comité des fortifications qui croit aux applications de l’aérostat dans l’art de la guerre un recueil de dessins du général Meusnier contenant les détails de son projet de ballon pour un voyage au long cours, avec un mémoire et un devis estimatif.
Napoléon et les aérostats
Napoléon n’est pas indifférent aux possibilités qu’offre l’aérostation, comme l’atteste la présence de l’album de Meusnier de La Place dans les archives de la secrétairerie d’Etat impériale. En 1796, lors du blocus de Mantoue, il demande l’intervention d’une des toutes nouvelles compagnies d’aérostiers[5]. Quand il part pour l’Egypte en 1798, il embarque avec la compagnie d’aérostiers du capitaine Lhomond et tout le matériel que cela implique. Mais finalement les ballons n’auront pas d’usage militaire et les démonstrations publiques à des fins de propagande n’ont pas l’effet attendu auprès de la population du Caire.
La dissolution du corps d’aérostiers est décidée par le Directoire en février 1799. Bonaparte n’envisage pas son rétablissement, la lenteur des aérostats coïncidant mal avec la mobilité de sa tactique militaire. L’empereur s’en remet toutefois aux spécialistes : en 1808, Gaspard Monge lui déconseille de donner suite à un projet d’invasion de l’Angleterre par 100 aérostats, soumis par Lhomond, jugé trop peu réaliste.
Si l’usage militaire de l’aérostat est donc vite abandonné, leur dimension symbolique forte[6] sied parfaitement aux grandes cérémonies publiques. En 1804, lors des fêtes du sacre, l’immense ballon de Jacques Garnerin, orné d’un aigle et de trois milles verres de couleur chatoyant dans les airs, part, sous les applaudissements de la foule, en direction de Rome où il arrive le lendemain[7]. Pour le mariage de Napoléon et Marie-Louise en 1810, Sophie Blanchard, une des premières femmes aéronautes, avec un ballon magnifiquement « orné d’emblèmes et de peintures allégoriques ingénieuses » comme le relate le Moniteur universel du 27 juin 1810[8], s’élève dans les airs en jetant des fleurs et en saluant les jeunes mariés. Pour la naissance du roi de Rome l’année suivante, une autre ascension publique tout aussi marquante est organisée.
Quant à l’invention de Meusnier de La Place, elle tombe assez vite dans l’oubli avant d’inspirer les inventeurs des dirigeables. Ses travaux semblent connus de Henri Dupuy de Lôme, qui met au point en 1870 à la demande du gouvernement de la Défense nationale un aérostat à hélice[9]. En 1886 ils sont présentés à nouveau devant l’Académie des sciences[10], avec une reproduction photographique de son album, par le colonel Perrier qui en vante le caractère précurseur. Meusnier est alors considéré comme un des pionniers de l’aéronautique.
Aude Roelly
Mars 2021
Aude Roelly est archiviste paléographe, conservateur général du patrimoine. Elle est responsable du département de l’Exécutif et du Législatif aux Archives nationales.
Notes
[1] « Notice sur le général Meusnier d’après des notes de Monge et d’autres documens également inédits » dans Revue rétrospective ou bibliothèque historique contenant des mémoires et documens authentiques inédits et originaux, de Jules Antoine Taschereau, t. IV, 1835.
[2] Le mémoire de décembre 1783 est disponible sur Gallica : ark:/12148/bpt6k62778899
[3] Un exemplaire de cet atlas se trouve aux Archives nationales sous la cote AF/IV/1955.
[4] Service historique de la Défense, GR 1VK407.
[5] La première compagnie est créée en avril 1794, la seconde en juin.
[6] La montée vers le ciel est une sorte de transcendance.
[7] Ce ballon est d’ailleurs toujours conservé et se trouve actuellement au Musée historique de l’aviation de Bracciano (http://www.aeronautica.difesa.it/storia/museostorico/Pagine/IlPallonediGarnerin.aspx)
[8] https://www.retronews.fr/journal/gazette-nationale-ou-le-moniteur-universel/27-juin-1810/149/1331847/2
[9] L’aérostat à hélice, construit pour le compte de l’État, sur les plans et sous la direction de M. Dupuy De Lôme, 1872.
[10] Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences / publiés… par MM. les secrétaires perpétuels, juillet 1886.