napoleon.org : Au vu de sa longévité et de ses fonctions diverses, F. Guizot apparait-il comme un homme de son temps, ou à contre-courant ?
Laurent Theis : Guizot (1787-1874) est né à la fin de la monarchie absolutiste et mort alors que la IIIe République s’enracinait sans retour. Sa culture intellectuelle et politique est celle des Lumières, son héritage celui de la Révolution de 1789, qu’il a toujours revendiquée, dans la ligne de Mirabeau et de Mme de Staël. Fils d’un Girondin guillotiné en avril 1794, comme son cher ami Victor de Broglie, gendre de Mme de Staël, le roi Louis-Philippe et bien d’autres, il incarne une génération sur laquelle s’est abattue un traumatisme primitif, celui de la dictature violente de la Convention, suivi d’un régime autoritaire privatif de liberté et fauteur de guerre. Cette génération, dont Tocqueville est le plus jeune représentant, a été saisie sous la Restauration par une double question : Que nous est-il arrivé depuis vingt-cinq ans ? Comment établir enfin, après tant de secousses, une société et un gouvernement stables et réguliers ? Toute la réflexion et l’action de Guizot professeur, publiciste, député et ministre, ont tendu à y répondre, comme l’exposent ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, qu’il a publiés entre 1858 et 1864 : liberté dans l’ordre au-dedans, paix par le concert européen au-dehors. C’est en cela qu’il est de son époque, qui au fond s’arrête pour lui en 1846, lors de son dernier triomphe électoral qui est aussi celui de la monarchie constitutionnelle et du système représentatif censitaire. Deux ans plus tard, ce régime qu’il avait tenté de fonder pour durer était balayé par l’insurrection parisienne. Il dut constater que, en France, le libéralisme en politique ne prenait pas, ce qui est du reste toujours le cas, et qu’entre la violence révolutionnaire et l’exercice solitaire du pouvoir, entre le Comité de salut public et Napoléon, tous deux produits du suffrage universel direct, la voie moyenne était introuvable. Il avait pensé que la révolution de 1830 était l’équivalent de celle de 1688 en Angleterre, marquant l’achèvement définitif d’une longue séquence de soubresauts, et c’est pourquoi il a été l’un des plus grands historiens de l’Angleterre. Il n’a pas réussi, et comme il incarnait plus que tout autre la monarchie de Juillet, dont il fut le ministre le plus en vue pendant quatorze ans, il en a endossé le discrédit. Il n’a pas compris, à mon sens, que le gouvernement d’une nation ne peut pas être seulement celui des esprits, selon son expression, mais qu’il fallait faire leur part aux passions. Il fut, par exemple, à peu près hermétique au romantisme. C’est en quoi il se situait, sinon à contre-courant, du moins dans le refus du mouvement, donc pour finir dans l’immobilisme.
napoleon.org : Guizot n’est pas, dans notre histoire contemporaine, le seul homme d’Etat conservateur, et de plus on peut lui faire crédit de sa loi de juin 1833 organisant l’enseignement primaire. Comment dès lors expliquer l’image crispante, voire grimaçante, que lui attribuent nombre d’historiens encore aujourd’hui ?
Laurent Theis : Cette loi a en effet structuré notre système d’instruction publique pendant près d’un siècle et demi. Elle imposait à chaque commune l’ouverture d’une école primaire publique, et à chaque département celle d’une école normale d’instituteurs, ces derniers étant désormais pourvus d’un statut de fonctionnaire. La concurrence avec l’enseignement privé, principalement catholique, tournait dès lors à l’avantage du public, et le nombre d’écoliers fit plus que doubler en moins de vingt ans. V. Duruy et J. Ferry ont reconnu leur dette à l’égard de leur prédécesseur, qui fut ministre de l’Instruction publique de 1832 à 1837. Cette partie de son action, comme aussi en faveur de la connaissance et du rayonnement de l’histoire nationale, ne lui a pas été contestée. Pédagogue de la jeunesse, il se voulut aussi pédagogue de la nation, ce qui accrut son côté professoral acquis en Sorbonne. Son impopularité, qui s’est manifestée assez tôt mais qu’il ne faut pas exagérer, puis son discrédit posthume, tiennent d’abord à son identité : il appartient à la minorité protestante dans un pays encore très marqué par le catholicisme, il a fait ses études à Genève entre 1799 et 1805, il admire l’Angleterre, bref, est-il tout à fait français ? Il y a aussi les aléas de son existence : par exemple, il était à Gand en mission auprès de Louis XVIII au moment de l’invasion alliée en 1815 et de Waterloo, ce qui lui fut souvent reproché ; à partir de 1837, deux fois veuf, il a pour bonne amie la princesse de Lieven, sujette du tsar ; son chef de cabinet prête la main à des affaires de concussion. De tout cela, il ne se défend pas, il l’assume au contraire de façon provocatrice. Plus sérieusement, ses idées et son tempérament le mettent en porte à faux par rapport à l’opinion publique. Lui qui pendant ses vingt-cinq premières années n’a connu autour de lui que la guerre, est un partisan et artisan de la paix à tout prix, en particulier par une « entente cordiale » avec l’Angleterre qu’il construisit durant son ministère des Affaires étrangères entre 1840 et 1848, loin de la gloire patriotique et de l’esprit de conquête dont les Français sont friands ; il se méfie des grands hommes, dont le rôle dans l’histoire lui paraît secondaire, n’en reconnaissant qu’un seul véritablement, G. Washington, alors qu’en France l’homme providentiel est une figure obligée. Et puis, il y a son style : lui qui est si facile dans la vie privée ne cherche pas à cacher sa supériorité intellectuelle, et ne concède rien à ses adversaires quand il est sûr d’avoir raison, et il l’est souvent. C’est un combattant –« j’aime la politique parce que j’aime la lutte », avoue-t-il, et il est servi par une éloquence extraordinaire, avec laquelle il écrase l’opposition parlementaire de droite et de gauche. Sa défense et sa promotion des classes moyennes, assimilées à la bourgeoisie, se sont à ce point cristallisées dans la formule « Enrichissez-vous ! » qu’il vaut la peine de restituer la citation complète, le 1er mars 1843 : « À présent, usez des droits politiques et sociaux que vous avez conquis ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition matérielle et morale de la France. Voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation. » On ne peut pas dire que ce programme soit l’expression d’un matérialisme sordide. Son refus de procéder à une réforme qui aurait élargi le corps électoral -lequel a tout de même triplé sous la monarchie de Juillet- lui a nui davantage par sa sécheresse obstinée que sur le fond, et son rejet plus définitif encore du suffrage universel est en réalité très largement partagé, les républicains les plus à gauche ne l’envisageant que comme une perspective. Guizot redoutait autant la tyrannie du nombre que celle d’un individu, et pensait que le pouvoir devait être réparti dans les différents organes composant la société politique, y compris la presse. C’est pourquoi, tout en leur reconnaissant des mérites, il n’a jamais pu adhérer aux deux Empires français. Enfin la mauvaise image de Guizot tient à ce qu’il est un vaincu de l’histoire, puisqu’en février 1848 il a quitté précipitamment la France sous un faux nom, et les Français n’aiment pas cela, comme on l’a souvent constaté.
napoleon.org : Son appartenance à la confession réformée a-t-elle joué un rôle dans ses idées et son action ?
Laurent Theis : Guizot est ancré dans le protestantisme français par ses origines. Parmi ses ascendants cévenols -lui-même est né à Nîmes- se trouvent des pasteurs du Désert, c’est-à-dire ayant exercé à l’époque de la clandestinité imposée par la Révocation de l’Edit de Nantes de 1685. Il a pu voir les grottes où se cachaient les Camisards. Son attachement actif à l’Eglise réformée, reconstituée grâce à la Révolution, ne s’est jamais démenti. Durant toute sa vie, il fut le plus illustre des Français protestants, le premier à diriger un gouvernement. Dans son réseau de sociabilité, les protestants sont nombreux. Le système synodal, c’est-à-dire électif, qui structure les Eglises réformées, correspond à ses convictions politiques. Mais il a conscience que, dans la vie publique, cette appartenance à une petite minorité l’oblige à la discrétion ; c’est ainsi que, ministre de l’Instruction publique, il en a détaché les Cultes pour ne pas être soupçonné de favoriser sa paroisse. Plus encore, sa culture historique lui montre que la forme de christianisme qui constitue l’identité française est le catholicisme, à la différence de l’Angleterre par exemple, avec laquelle il se sent tant d’affinités. Aussi, alors que l’heure est à l’affrontement parfois vif entre Église catholique et pasteurs protestants, il témoigne d’un grand respect envers le clergé, y compris la papauté, se prononçant même en faveur de son pouvoir temporel, ce qui lui valut la colère de ses coreligionnaires. S’occupant des affaires religieuses dans la dernière partie de sa vie, il s’efforça de soutenir les catholiques libéraux, comme Montalembert qui fut un ami proche, ou Lacordaire qu’il reçut à l’Académie française en 1861, dans l’idée de réconcilier le catholicisme avec la liberté, et de constituer une sorte de front uni de tous les chrétiens, dans le respect de leurs différences, contre le matérialisme et le socialisme destructeurs supposés de la société. Le Syllabus et Vatican I mirent fin à cette espérance. Personnellement, sa foi, non douteuse, était peu dogmatique, et se contentait d’un credo simplifié : la prédestination, la transubstantation, ne l’occupaient guère. En revanche, il fut toujours en première ligne, y compris auprès de Napoléon III personnellement, pour défendre la liberté des cultes réformés parfois battue en brèche.
napoleon.org : Que peut apprendre cet homme d’État aux dirigeants actuels ?
Laurent Theis : D’abord, méditer ses échecs, à commencer par le danger de se couper des préoccupations et des attentes de la population par une forme d’isolement, sans pour autant céder à des entraînements passagers ou irrationnels. Aussi, bien réfléchir avant de parler, et Guizot avait une méthode à lui de préparer ses interventions, en tournant en rond dans son petit jardin parisien. Une fois les décisions prises, avoir le courage de les assumer et d’en assurer l’exécution, et Guizot montra dans ce genre de circonstances une grande fermeté d’âme, face à des attaques d’une violence parfois extrême, voire physique, au Parlement et dans les journaux. Surtout, prendre le temps de s’informer, en particulier par l’étude de l’histoire de France et par la connaissance des pays étrangers, et d’abord voisins -Angleterre, Allemagne, Italie, dont Guizot parlait les langues, en multipliant les lectures et les contacts personnels, d’autant qu’il excellait dans la conversation. C’était le moyen d’éviter à la fois les faux pas et l’arrogance dans les relations extérieures. Il disait avec bon sens, quitte à déplaire aux nationalistes, légitimistes ou bonapartistes : « En politique extérieure, on ne peut pas ne penser qu’à soi seul, et ne faire que ce qui vous convient et vous plaît ; il faut faire la part des autres. » Beaucoup de dirigeants gagneraient à méditer cette maxime. Enfin, pour être un véritable homme d’État, il convient de ne pas se vouer exclusivement à la politique, si prenante soit-elle. Guizot, avant d’entrer en politique, et en même temp qu’il commençait à y prendre part, fut haut fonctionnaire, professeur d’histoire -le plus illustre de son temps- journaliste. Sa vie privée, familiale et amicale, était très riche. Ayant quitté le pouvoir à 61 ans, il eut jusqu’à la fin une existence très active et exerça une sorte de magistrature d’influence qui lui valut respect et considération. Il eut le dernier plaisir de voir les orléanistes, dont beaucoup étaient des proches ou des disciples, peupler les premiers gouvernements de la IIIe République : A. de Broglie, Rémusat, Decazes, Audiffret-Pasquier, Chabaud-Latour et même son propre gendre, Cornélis de Witt. Puis, l’oubli le recouvrit. Il avait fait son temps.
Pour aller plus loin
Podcast de Canal Académie avec Laurent Theis sur François Guizot (2009 ; durée : 39 min 17)