UN PARCOURS PROFESSIONNEL OÙ L’ÉDITION ET L’HISTOIRE SE TROUVENT RÉUNIES
Irène Delage : Jacques Jourquin, dans quelles circonstances avez-vous abordé le milieu de l’édition ?
Jacques Jourquin : Après des études dans une grande école de commerce, j’aurais pu devenir le dirigeant d’une entreprise industrielle, bien que ma famille ait été fortement attachée à la littérature et aux livres, à la bibliophilie. Cependant, alors que je venais de publier mon premier livre aux éditions du Seuil au tout début des années 60 (1), j’ai été sollicité par les éditions Hachette pour occuper un poste à la direction commerciale des éditions Tallandier. Cette maison avait été fondée à la fin du Second Empire et véritablement nommée » Tallandier » au début du XXe siècle. Coïncidence, il y avait à Lille, ville dont je suis originaire, une librairie Tallandier, la seule que cette maison d’édition parisienne avait en province.
I.D.: Quelle a été votre premier contact avec l’histoire napoléonienne ?
J.J.: Comme beaucoup d’enfants de mon époque, j’ai reçu une éducation musicale et suivais des cours de piano chez un professeur. Alors que j’attendais mon tour, je lisais le seul ouvrage longtemps présent sur la table du salon, les souvenirs du commandant Parquin, dans sa belle édition présentée par Frédéric Masson et illustrée par Myrbach. L’autre souvenir important parmi mes lectures est celui de l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Louis Madelin, qui m’avait fortement impressionné par son argumentation et son style enlevé.
I.D.: Vous avez effectué l’essentiel de votre carrière d’éditeur chez Tallandier, éditeur en histoire.
J.J.: C’est un concours de circonstances, j’ai occupé des fonctions commerciales puis éditoriales, à une époque il était normal, et considéré comme efficace, que les fonctions soient confondues, comme cela se passait tout au long du XIXe siècle. Mon goût pour l’histoire a trouvé un terrain d’épanouissement chez Tallandier, qui est une maison avec une vraie tradition d’édition en histoire. Historia, Miroir de l’Histoire, de nombreuses publications et encyclopédies en histoire font ou ont fait partie du groupe Tallandier, qui avait également une grande pratique de la vente par correspondance. Il y a une trentaine d’années, alors que j’étais directeur de Tallandier, j’ai lancé et dirigé la collection » la Bibliothèque napoléonienne « . Une collection que j’ai retrouvée avec plaisir il y a deux ans, à la demande de la nouvelle direction de Tallandier.
I.D.: Éditeur et historien, comment combinez-vous ces deux perspectives ?
J.J.: Quand on a la responsabilité d’une maison d’édition, on est obligé de faire des livres qui trouvent leur public, c’est quand même du » commerce « . En revanche, je dirais même a contrario, en tant qu’historien, je suis porté à aller vers des sujets pointus, d’érudition, de partir à la découverte de la vérité historique sur des points peu connus et laissés de côté jusqu’alors. Autre élément important pour moi, j’ai toujours été passionné par la vie des gens, par les personnages. Je ne pense pas écrire un jour sur les événements politiques, ni sur les campagnes militaires ; les batailles ne m’intéressent que pour les gens qui les » vivent « . J’ai beaucoup de goût pour les aventures personnelles. La période de l’Empire m’intéresse tout particulièrement parce que nous sommes en présence d’une société qui passe de l’Ancien Régime à la Restauration (que j’appelle » l’Ancien Régime en pantalon « ), avec un phénomène d’effondrement de tous les repères, de tous les systèmes : non seulement les gens d’en haut ne sont plus en haut, les gens d’en bas ne sont plus en bas, mais surtout le système d’en haut et celui d’en bas ne sont plus les mêmes, nous ne voyons pas des gens passer d’un système à l’autre, mais bien de nouveaux systèmes émerger. C’est ce bouleversement qui me fascine, et comment des carrières ont été retournées entre 1790 et 1815. C’est ainsi que ma thèse a porté sur le commandant Parquin, issu de ce qu’on appellerait aujourd’hui » la France d’en-bas « , et qui devient commandant de la Garde Impériale en 1814, et fait en onze ans un parcours qui ne se faisait pas sous l’Ancien Régime.
ALI ÉCRIVAIN : LE TRAVAIL D’ÉDITION DE MANUSCRITS ORIGINAUX
I.D.: Pour illustrer votre démarche et votre choix de publier par étape les textes d’Ali, vous citez Descartes ( » diviser chacune des difficultés… « ). A quelles questions avez-vous été confronté pour l’édition de ses mémoires ?
J.J.: Ce qui est particulier chez Ali, c’est que l’on doit effectuer un travail sur les manuscrits originaux, qu’il faut repérer dans leur ensemble. Ils ont été conservés par la famille, sans y toucher, et ont été publiés pour la première fois et pour partie, en 1926, par un membre de la famille, le professeur Gustave Michaut, qui avait épousé l’arrière-petite-fille d’Ali. Puis au cours des années 1970, l’ensemble des souvenirs d’Ali, car il n’y avait pas seulement des documents, il y avait aussi des objets, l’ensemble donc a été vendu lors de plusieurs ventes. Maître Damien (2) et moi-même avons essayé de récupérer le plus de choses possible.
Cependant, certains documents sont entre des mains privées et ne sont pas rendus accessibles pour la recherche. Aujourd’hui, on a à faire à un lot de manuscrits, dont on est sûr de l’authenticité, dont on est sûr aussi qu’ils ne sont pas complets. Ali a commencé à écrire après le retour des Cendres en 1840, et a écrit pendant de nombreuses années, peut-être jusqu’à sa mort ? Son premier récit porte sur le retour des Cendres dans la mesure où le voyage à Sainte-Hélène est le plus proche dans sa mémoire, d’autant plus qu’il en avait tenu un journal quotidien. Et c’est à la suite de ce premier travail d’écriture qu’Ali se lance dans celui de ses souvenirs sur Napoléon, sa mémoire ayant été ravivée par ce voyage. J’ai choisi de publier ce récit en premier, justement parce que c’est avec celui-ci qu’Ali débute son travail d’écriture, et parce que ce texte a une réelle cohérence.
I.D.: Outre l’écriture minuscule impliquant un déchiffrage difficile, quel autre problème avez-vous rencontré ?
J.J.: A partir de 1840, Ali devient un polygraphe, c’est-à-dire qu’il écrivait sur tout, il écrivait ses souvenirs, il répondait aux questions qu’on lui pose, il écrivait aussi sur les livres et les articles qui paraissaient à son époque.
I.D.: Vous dites qu’il répond » aux questions qu’on lui pose » : est-ce un intérêt strictement limité au milieu napoléonien (Montholon, Marchand par exemple), ou un cercle qui s’élargit parce qu’Ali revient de Sainte-Hélène ?
J.J.: Cela se limite essentiellement au cercle napoléonien, Montholon a publié ses récits de la captivité en 1847, il a fréquenté Ali à Sainte-Hélène puis encore après, notamment pour des raisons de liquidation du testament. Marchand également consulta Ali, alors qu’il était en train d’écrire ses souvenirs, ainsi que Pons de l’Hérault qui écrivait ses souvenirs sur l’île d’Elbe. En général d’ailleurs, Ali répondait qu’il ne se souvenait plus, qu’il n’avait pas pris de note, etc.
I.D.: Ce caractère de polygraphe n’est sans doute pas sans poser de problème pour l’édition de ses textes, d’autant plus qu’Ali, très scrupuleusement, revient sans cesse sur ces écrits antérieurs.
J.J.: Il a une écriture tout à fait obsessionnelle autour de la personne de Napoléon, il écrit sur Napoléon et critique les récits faits par d’autres sur Napoléon. Il commence vraiment écrire à en 1840, et par la suite il fait des études parallèles successives de ses propres souvenirs et des critiques sur les souvenirs des autres. On a à faire à des papiers qui sont des morceaux juxtaposés sans véritable construction d’ensemble. Même si Ali a numéroté ses cahiers, de 1 à 8, on peut ainsi retrouver dans un texte sur l’année 1820 une précision sur ce qu’il a écrit auparavant à un autre sujet : il faut être vigilant et avoir étudié l’ensemble pour être en mesure d’écrire sur Ali. Et il est difficile de croire qu’il existe un véritable récit d’ensemble, quelque chose de » définitif « , dans la mesure où M. Michaut qui avait entre les mains tous les papiers d’Ali, n’a sorti en 1926 qu’un texte sans grande construction. Ali était tellement obsédé par la précision, le détail, par son souci de la recherche de la » vérité « , que cela peut expliquer qu’il fut sans doute écrasé par son oeuvre et par la conception qu’il avait du travail d’écriture. Alors qu’il avait comme projet d’écrire au moins » Depuis mars 1806 jusqu’à la Restauration « , titre du manuscrit que nous avons entre les mains.
LE PERSONNAGE ALI
I.D.: Ali est quelqu’un qui n’exprime pas ses opinions, ses sentiments, et l’intérêt qu’on lui porte en tant que mameluck de Napoléon dont il a été très proche jusqu’à sa mort à Sainte-Hélène, se trouve enrichi par la découverte entre les lignes, d’un domestique dont la sensibilité et la culture d’autodidacte le place en décalage avec la position sociale qu’il occupe et à laquelle il est sans cesse renvoyé. C’est tout à fait passionnant pour l’étude de la domesticité au XIXe s. On peut regretter ainsi que votre présentation biographique d’Ali ne soit pas plus étendue.
J.J.: Je me suis effectivement posé la question d’accompagner ce premier volume d’un portrait général d’Ali. Tout d’abord je pense que cette introduction biographique risquait » d’écraser » le récit d’Ali, qui est assez court. Surtout, même si je commence à bien connaître le personnage, il me semble indispensable d’avoir fait un travail approfondi sur l’ensemble des textes et documents d’Ali pour pouvoir écrire une vraie biographie. Il faut savoir qu’il n’y a aucun trace d’Ali dans l’histoire officielle (hormis son nom cité dans l’état du personnel du Grand Écuyer, où Ali s’écrit d’ailleurs » Aly « ), et il n’y a rien dans les archives. On peut trouver quelques petites choses à droite ou à gauche mais cela demande du temps. C’est pour ces raisons que je prévois de faire cette biographie en tout dernier volume.
Pour en revenir au caractère d’Ali, c’était un autodidacte, qui lisait sur tout, s’intéressait à tout, il avait été bibliothécaire de Napoléon à Sainte-Hélène. C’était certainement quelqu’un de craintif, ayant le sens de sa position de domestique, ne se sentant pas le droit ni le courage de porter des jugements personnels, ni sur les gens ni sur les situations. Par exemple, deux noms n’apparaissent jamais dans les récits d’Ali, ce sont ceux de Roustam (qu’il côtoya pendant trois ans !) et de Bourrienne (qui habita Sens à partir de 1827, mais considéré comme ayant » trahi » Napoléon). Des silences assourdissants, qu’il serait intéressant de comprendre… La personnalité d’Ali se dégage le plus souvent de cette manière, en creux.
I.D.: Il ne dit rien ainsi de la cérémonie des Invalides, peu marquée par l’émotion…
J.J.: Pour un être aussi attaché que lui à la personne de Napoléon, la cérémonie des Invalides a dû apparaître peu empreinte de respect, et son silence est sans doute une manière de montrer son désaccord pour le caractère finalement purement » politique » de l’événement.
Cependant ses ressentiments transparaissent parfois, il regrette alors le comportement de ces » messieurs » au cours du voyage de 1840, les personnalités comme le Prince de Joinville, qui n’accueille pas les anciens domestiques de Napoléon qui font le voyage, c’est-à-dire Ali mais aussi Noverraz, Pierron et Archambault, et ne leur adresse pas la parole de tout le voyage.
I.D.: La correspondance qui accompagne le récit du voyage nous montre d’ailleurs un Ali plus disert sur ses impressions et sur ses sentiments, et qui revient souvent sur cette question de la position sociale.
J.J.: C’est effectivement quelque chose qui le marque énormément. Il a eu ainsi beaucoup d’amertume de se voir refuser (et aux autres domestiques) la signature du procès-verbal de l’exhumation et de la translation des cendres, rédigé par Rohan-Chabot et le capitaine Alexander. Pour ménager les susceptibilités des serviteurs, Rohan-Chabot accepta qu’ils signent une pièce annexe, qui fut transmise à Guizot, ministre des Affaires étrangères.
De même, Ali n’indique pas dans son récit que l’on fit voyager Marchand sur l’autre bateau, La Favorite, afin d’éviter de le mettre en porte-à-faux vis-à-vis des domestiques Ali, etc… alors qu’il se prévalait du titre de comte, donné par Napoléon. Marchand fut vite surnommé le » comte Virgule « , car il s’appuyait sur des phrases du testament où Napoléon écrivit » J’institue mes exécuteurs testamentaires les comtes Montholon, Bertrand et Marchand « . J’explique dans ma présentation des membres de l’expédition pourquoi ce titre me semble usurpé.
LE TÉMOIGNAGE D’ALI SUR L’EXHUMATION DU CORPS DE NAPOLÉON
I.D.: La qualité du récit d’Ali, par son souci de la précision et celui de l’objectivité, donne assurément une grande valeur aux passages sur le contexte de l’exhumation du corps de Napoléon et sur son déroulement, alors que certaines personnes estiment que le corps de Napoléon aurait été » substitué » par celui de Cipriani, et que c’est ce dernier qui serait aujourd’hui enterré aux Invalides.
J.J.: Tout d’abord, le refus de Joinville d’assister à l’exhumation, l’absence plutôt que le refus d’ailleurs, monté en épingle par les » substitutionnistes « , s’explique de manière très évidente par le protocole et l’étiquette de l’époque : en tant que représentant du Roi des Français, il était chargé de prendre possession de la dépouille mortelle de Napoléon, qui devait lui être remis par les Anglais. Ces derniers, comme ils avaient procédé à l’inhumation, tiennent alors à suivre l’exhumation du corps puis à le faire porter à Jamestown, pour le remettre enfin au Prince de Joinville.
I.D.: Les » substitutionnistes » s’appuient aussi sur des divergences de témoignages quant au nombre de cercueils utilisés lors de l’inhumation puis décomptés lors de l’exhumation. Or Ali est très clair dans son récit, sans d’ailleurs s’appesantir sur un point plutôt qu’un autre.
J.J.: En effet, Ali décrit quatre cercueils » anglais » lors de l’exhumation. Si Hudson Lowe parle de trois cercueils en 1821, c’est parce que le quatrième, en acajou, est livré avec 24h de retard, et que c’est donc le lendemain que les trois premiers y sont placés. Le deuxième point porte sur le témoignage de la présence en 1821 de madriers au fonds du caveau. Les autres récits sur 1840 ne sont pas clairs sur cette présence en 1840. Or celui d’Ali est explicite : il parle bien de madriers au fonds du caveau en 1840. Un dernier point sur les cercueils : retirés du quatrième cercueil finalement découpé en morceaux qui furent distribués aux membres de l’expédition et des équipages, les trois cercueils anglais sont placés dans deux cercueils » français » amenés de France, on arrive donc à un total de cinq cercueils, sans ambiguïté.
I.D.: Un autre fait, jamais relaté dans aucun autre texte, montre que c’est bien le corps de Napoléon qui est exhumé en 1840.
J.J.: En effet, Ali fait une description de la dépouille mortelle et rapporte le fait que l’uniforme de Napoléon portait des traces vertes le long d’une ligne exactement à l’endroit où le corps avait été ouvert pour l’autopsie. Et ça, Ali le savait puisqu’il avait assisté à l’autopsie, à la préparation du corps et à l’inhumation. Cet élément du témoignage d’Ali est fondamental et sans équivoque : le corps exhumé en 1840 à Sainte-Hélène est bien celui de Napoléon.
NOTES
(1) Publié dans la collection Ecrire, dirigée par Jean Cayrol
(2) Maître André Damien, membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques), conseiller d’Etat, avocat honoraire, ancien Bâtonnier du barreau de Versailles, ancien maire de Versailles, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le barreau et les ordres de chevalerie, il est membre du Conseil de l’Ordre de la Légion d’honneur.
BIBLIOGRAPHIE
Travaux historiques
– Voyages dans l’Amérique septentrionale dans les années 1780, 1781 et 1782, du marquis de Chastellux. Paris, Tallandier, 1980 (couronné par l’Académie française).
– Mémoires (1812-1813) du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Présentation et compléments. Paris, Tallandier, 1982.
– Journal du capitaine François, dit » le dromadaire d’Egypte « . Introduction critique et annexes. Paris, Tallandier, 1984. Nouvelle édition augmentée, 2003.
– Dictionnaire des maréchaux du Premier Empire. 1re édition, Paris, Tallandier, 1986, 5e éd. Corrigée et augmentée, Paris, Christian/Jas, 2001. Grand Prix du Souvenir Napoléonien ; prix Guizot d’histoire et de sociologie de l’Académie française.
– Collaboration au Dictionnaire Napoléon dirigé par Jean Tulard, Paris, Fayard, 1987. Nouvelle édition augmentée, 1999.
– Mémoires (1792-1815) du général d’artillerie baron Boulart. Introduction et annexes, Paris, Tallandier, 1992.
– Collaboration au Dictionnaire du Second Empire, dirigé par Jean Tulard, Paris, Fayard, 1995.
– ABCdaire de Napoléon et de l’Empire (avec Jean Tulard, Gérard Gengembre, Adrien Goetz et Thierry Lentz), Paris, Flammarion, 1998.
– Mameluck Ali : Journal du Retour des Cendres. 1840. Manuscrits déchiffrés, annotés et présentés, Paris Tallandier, 2003. Avec un cahier d’illustrations.
Autres
– Gallien ou l’acceptation de l’être (sous le nom de Jacques Louvières), récit, Paris, Le Seuil, 1962.
– Ils s’appellent tous Martin, poèmes, Paris, J.-C. Lattès, 1974. Couronné par l’Académie française.