napoleon.org – Jean-François Brun, vous êtes spécialiste de l’analyse des armées comme système. La Grande Armée est un sujet d’étude qui a été traité de très nombreuses fois, pourquoi vous être penché sur cette formation dont on croit déjà tout savoir ?
Jean-François Brun – Les livres traitant de la Grande Armée demeurent le plus souvent fondés sur un déroulement chronologique qui sert de toile de fond à un récit des campagnes militaires et à la description des difficultés apparues au fil des guerres (guérilla en Espagne, impossible maîtrise de l’espace en Russie, infériorité numérique croissante et sans remède dans le second semestre 1813 et en 1814…). Il arrive également que les différentes composantes de la Grande Armée soient présentées dans une vision systématique (avec fréquemment, là encore, un arrière-plan chronologique). Mais, dans toutes mes lectures, je n’avais jamais rencontré d’ouvrage décrivant cet instrument militaire dans tous ses détails, comme une sorte « d’écorché anatomique » allant de l’état-major au groupe primaire de soldats ou à la pièce d’artillerie. J’ai donc tenté, dans ce but, de réunir les informations nécessaires. J’ai confronté les sources d’archives, les ouvrages techniques d’époque, les souvenirs des combattants, les analyses tactiques postérieures et les apports récents de l’archéologie militaire. Cela m’a pris deux décennies, même si j’avais déjà abordé certains thèmes dès les années 80. À l’issue de ce travail, j’ai été fondé à considérer la Grande Armée comme un système militaire cohérent, spécifiquement conçu pour répondre à une doctrine d’emploi, dans un monde préindustriel où les contraintes de transport, les vitesses de déplacement et les performances de l’armement n’ont rien à voir avec celles qui prévalent de nos jours.
La plus grosse difficulté résidait dans l’intégration des évolutions, constantes de 1805 à 1814, par exemple le passage d’une armée nationale en 1805 à une armée multinationale trois à quatre fois plus nombreuse en 1812, dans un cadre conceptuel demeuré analogue. Il a fallu dégager la logique qui régissait ces adaptations permanentes.
Au bout du compte, j’ai essayé de compléter les études antérieures pour offrir à l’historien, à l’amateur de la période napoléonienne ou au joueur de wargame un livre qui se présente comme une analyse systémique (et non systématique) de la Grande Armée.
napoleon.org – La Grande Armée a été une formidable machine militaire, dans les mains d’un chef tel que Napoléon elle a dominé l’Europe. Pourquoi une telle supériorité ? N’y avait-il pas des faiblesses structurelles ?
Jean-François Brun – La Grande Armée a initialement dominé ses adversaires parce que Napoléon avait construit un outil militaire répondant parfaitement à sa doctrine tactique. Il avait ainsi organisé un état-major (le Grand Quartier Général) qui était pour lui une banque de données et qui lui permettait de commander efficacement. Parallèlement, pour réaliser ses combinaisons de manœuvre, notamment la concentration rapide en un point précis, il crée un échelon nouveau, le corps d’armée. Cette avance organisationnelle, jointe à la supériorité de l’Empereur sur les autres tacticiens, explique la domination des Français dans les premières campagnes. Mais l’ennemi ne cesse de s’adapter et rattrape son retard en adoptant ces innovations, d’où la difficulté croissante des guerres à partir de 1809. Lors de la 2e campagne de Saxe et surtout en 1814, la différence de ressources (en hommes et en matériel) ne peut plus être compensée par la supériorité tactique.
En revanche, vous avez entièrement raison en évoquant des faiblesses structurelles. La tactique napoléonienne est fondée sur la vitesse qui permet de surprendre l’adversaire et de mener à bien une action avant qu’il ait eu le temps de développer une parade (une « réaction »). Mais cela suppose de la légèreté, notamment au niveau logistique, d’où la nécessité de « vivre sur le pays » car les convois sont réduits. Ce « système de guerre » est parfaitement adapté aux riches contrées allemandes. C’est déjà plus difficile en Pologne en 1807. La campagne de Russie, ensuite, est un échec, à cause de l’étendue du théâtre d’opérations et du fait que le repli depuis Moscou s’effectue sur le même itinéraire qu’à l’aller (donc dans une zone où les ressources sont désormais insuffisantes). On retrouvera ce même problème d’épuisement des ressources lors de la campagne de l’automne 1813 en Saxe. En fait, la Grande Armée est un corps expéditionnaire organisé pour mener des campagnes conventionnelles (ce qui exclut la guérilla) relativement courtes, essentiellement en Europe occidentale.
napoleon.org – Les créateurs de l’école de guerre à la fin du XIXe siècle se sont largement inspiré du système de guerre napoléonien. À Saint-Cyr comme à West Point, on continue d’étudier certains aspects de cette armée. 200 ans après, les armées modernes ont-elles encore des choses à apprendre de la Grande Armée ?
Jean-François Brun – La question mérite d’être reformulée en deux interrogations. D’un strict point de vue organisationnel, le corps d’armée, invention napoléonienne, structure toutes les armées modernes aux XIXe et XXe siècles. Mais on pourrait également réfléchir sur l’influence napoléonienne dans l’organisation des états-majors ou encore à propos du concept de réserve générale d’artillerie au sein d’une armée en campagne.
Le plus intéressant de l’héritage réside cependant dans la pratique de la manœuvre tactique, à l’échelon de la bataille ou du théâtre d’opérations. Ce que l’on nomme le « système de guerre » de Napoléon est une conception tactique fondée sur la rapidité de mouvement coordonnés des divers éléments d’une armée et leur concentration en un point-clef, en prenant de vitesse l’adversaire. Grâce à cela, la Grande Armée obtient un effet significatif sur l’ennemi (prise de contrôle de sa ligne d’approvisionnement, ou réalisation d’un rapport de force favorable sur un point du champ de bataille, permettant de désorganiser l’ensemble de son dispositif…). Ce résultat s’obtient par une combinaison de manœuvres dans laquelle l’Empereur est passé maître. Dès lors, l’étude de ses campagnes (comme d’ailleurs celle des autres grands capitaines) est au programme de toutes les écoles militaires d’enseignement supérieur, et pas seulement à Saint-Cyr ou à West Point. L’histoire militaire ainsi pratiquée est en effet un moyen de se familiariser avec des schémas de manœuvre et des principes qui nourriront la réflexion conduisant à l’élaboration de plans d’opération actuels.
Par ailleurs, l’exemple de la Grande Armée met en avant une évidence : l’efficacité d’un outil militaire réside dans la cohérence (ou si vous préférez l’adéquation) entre une doctrine de guerre et les moyens organisés pour l’appliquer. C’est par exemple ce qu’ont fait les États-Unis lorsque, à la fin du XXe siècle, ils adoptent la doctrine de l’Air-Land Battle, ce qui les conduit à réorganiser leur armée (ce processus étant ensuite plus ou moins imité par les autres membres de l’Otan).