Jean-Marie Darnis – L’administration des monnaies et des médailles (1998)

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Diplômé de l'École Pratique des Hautes Études (IVe section), Jean-Marie Darnis est nommé entre 1963 et 1967 au Département des échanges internationaux de la Bibliothèque Nationale, puis, entre 1968 et 1969, à celui des Périodiques Etrangers. En 1976, il est nommé archiviste de la Monnaie de Paris ayant comme mission de créer un service documentaire de haut niveau. A cet effet, il fondera en 1984 le Service historique des archives et de la bibliothèque. En 1978, il crée une section de numismatique arabe au Musée National de l'État du Qatar et organise de nombreuses expositions numismatiques en France. Il est titulaire depuis 1977 du doctorat d'histoire de Troisième Cycle.
Jean-Marie Darnis – L’administration des monnaies et des médailles (1998)
Jean-Maris Darnis

L’ADMINISTRATION DES MONNAIES : UNE HISTOIRE

David Chanteranne : Jean-Marie Darnis, votre parcours est assez peu conventionnel. Comment la passion de l'histoire vous est-elle venue ?
Jean-Marie Darnis : Dès mon plus jeune âge, j'ai été baigné dans une maison familiale qui avait été bâtie au XVIIIème siècle. Ma grand-mère aimait aussi à me raconter des histoires “du pays” et des souvenirs de sa jeunesse. Receveuse des postes, elle avait pour ami le caissier général de la Banque de France à Sens qui était un grand passionné d'archéologie. J'ai suivi cet amoureux de l'antique dès l'âge de compréhension, c'est-à-dire vers douze-treize ans, sur les chantiers de fouille, ce qui je crois est propice pour le goût de la nature et pour les choses du passé. Mais il se peut aussi que j'avais une prédisposition pour les sciences historiques…

D.C. : En 1988, vous avez, plus de dix ans après sa soutenance, fait publier votre thèse de doctorat de Troisième Cycle. Pourquoi, en reprenant les propos du professeur Jean Tulard, avoir choisi de «laisser mûrir» si longtemps vos recherches ?
J.-M.D. :
La plupart des étudiants qui soutiennent ce type de travaux littéraires doivent au départ suivre les idées de leur directeur de recherche. Ils sont obligés de défendre une certaine morale et une déontologie que leur ont inculquées leur professeur. Il est nécessaire de prendre du recul. Ce n'est pas un roman. Il n'est jamais bon de publier trop tôt. Certains éléments de compréhension n'apparaissent qu'après plusieurs mois, voire plusieurs années. Cela a été mon cas. Des pans entiers de ma thèse me sont apparus plus clairement, sont venus se greffer à mon manuscrit, seulement cinq années après la soutenance. Mais l'expérience et la pratique professionnelles, ajoutées à une plus grande maturité intellectuelle, ont fini de me convaincre dix ans plus tard : il était temps de publier cet ouvrage. L'étincelle était là. 
 
D.C. : Dans cette véritable « bible » qu'est cet ouvrage intitulé la Monnaie de Paris. Sa création et son histoire, vous affirmez que «de toutes les branches de l'administration semi-publique française créées au lendemain de 1789, il n'en est aucune peut-être qui ait eu au cours du Grand XIXe siècle plus d'influence sur la fortune publique». Pour quelles raisons et en quoi la Monnaie a-t-elle pu orienter le cours de l'histoire économique de la France ?
J.-M.D. :
Il ne faut pas oublier qu'avant le cours forcé du billet de banque en 1914, les transactions et les biens échangeables s'effectuaient avec des pièces de monnaie. Depuis Charlemagne qui avait repris les principes antiques du titre et du poids fondés sur les métaux dits «inaltérables», pour les grandes affaires, l'or et l'argent étaient employés, les métaux communs comme le cuivre ou le bronze (bien avant qu'apparaissent le nickel et le zinc), n'intervenant que dans les nécessaires échanges quotidiens. Après la reconquête des droits régaliens, les souverains français souhaitèrent rapidement l'unité monétaire, laquelle, pensaient-ils, leur permettrait de contrôler et d'orienter la vie publique. C'est cela qu'affirmèrent Jean le Bon avec la création du «franc à cheval», puis Louis XIV avec ses ordonnances royales, mais cette fois à des fins guerrières. Napoléon Ier ne fit pas exception à la règle. Il mit en vigueur sa fameuse loi du 17 germinal, qui définissait la charte du franc, et ce uniquement pour construire des bases solides à ses armées.  
 
D.C. : Quel rôle joua alors le bureau des affaires monétaires dans la politique économique mise en place par Napoléon et son ministre des Finances Gaudin ? Ne s'agissait-il pas justement d'une superbe « machine de guerre » ?
J.-M.D. :
Vous avez tout à fait raison. Gaudin, qui avait le soutien de l'Empereur, restructura complètement l'administration des Monnaies. Il mit en place des gens qui n'étaient ni trop marqués par la Révolution, ni trop nostalgiques de l'Ancien Régime. Il les choisit pour leurs qualités intellectuelles, leurs aptitudes technologiques et leurs affinités politiques. Cette administration fut tellement choyée par l'Empire que la Restauration venue, les nouveaux responsables considérèrent la Monnaie comme un des principaux foyers de «buonapartisme». Cette fidélité politique était la preuve de son importance et des services rendus entre 1804 et 1815. Car son rôle consistait à centraliser tout le service politico-économico-judiciaire de la France. Paris, foyer de la Nation et maison-mère, définissait pour les différents ateliers monétaires les quotas de mise en fabrication des pièces en or. Ces ateliers étaient répartis géographiquement pour des raisons de sécurité publique (les transports étaient bien plus lents qu'aujourd'hui), notamment aux frontières pour influer sur les échanges avec l'étranger. Des commissaires impériaux, en liaison étroite avec les préfets, surveillaient la bonne application des directives parisiennes, sorte d'annexe des douanes qui était spécialement affectée aux affaires monétaires.
 
D.C. : Le corporatisme des techniciens, des Droz, Gengembre, Lerat et Tiolier, servit-il plus les intérêts personnels des techniciens de la Monnaie ou plus ceux du pouvoir en place ?
J.-M.D. :
Les deux à la fois. Dans la mesure où ils avaient été cooptés (les concours ne concernaient que les «scribes», c'est-à-dire les gens de bureau), ces techniciens étaient investis de pouvoirs. Ils avaient le choix de servir l'Empereur ou d'agir pour l'intérêt de leur famille. Mais ils le firent autant pour l'un que pour l'autre. À la Monnaie, tous se connaissaient et les dirigeants étaient pour la plupart d'obédience maçonnique. C'était une communauté d'esprit où rien ne transpirait. On savait «qui était qui», et «qui faisait quoi», mais nul à l'extérieur ne savait ce qui s'y passait. Je vais prendre un exemple : Tiolier, graveur général des Monnaies à cette époque, est de nos jours tombé dans l'oubli aux yeux du grand public. On connaît juste ses travaux de numismatique et les quatre bustes (dont le magnifique Portrait de Louis XV) qui ornent actuellement les frontons du bâtiment intérieur de la Monnaie. On ignore qu'il intervint auprès de Louis XVIII, par l'intermédiaire de Talleyrand, pour faire revenir le peintre Jacques-Louis David de son exil bruxellois et que seule la volonté de l'auteur des Sabines empêcha le retour du génial artiste en France. Le rôle de ces techniciens était donc politique en plus d'être artistique. Les dossiers que nous conservons au Service des archives le prouvent.

NAPOLEON Ier ET LA PROPAGANDE PAR L’IMAGE

ANTOINE (Jacques-Denis), Façade principale de l'Hôtel des Monnaies, 1771-1777D.C. : Votre article sur «le Médaillier italien de Napoléon Bonaparte au Musée de la Monnaie de Paris», que vous avez co-signé avec Anna Huck pour le numéro 406 de la Revue du Souvenir napoléonien, nous apprend que ce coffret en bois d'acajou avait été offert par la délégation milanaise de Melzi d'Eril venue proposer à l'empereur des Français le royaume d'Italie. Pouvez-vous nous préciser les raisons politiques de ce somptueux présent ?

J.-M.D. : L'administration de la Monnaie et des Médailles était dirigée par un collège de trois chefs de départements. L'un s'occupait des affaires techniques, un autre des affaires politiques et internationales, le dernier des affaires artistiques et monétaires. Mongez, spécialiste de l'antiquité grecque et romaine, avait été nommé à la direction artistique non seulement pour appliquer les principes du franc germinal à la nouvelle république-soeur qu'était l'Italie, mais aussi pour reformer la chaîne du temps. Toutes les monnaies qui avaient circulé dans la péninsule devaient, rassemblées, signaler à l'Empereur les origines de son autorité et sa filiation avec les anciens souverains italiens.
 
D.C. : Vous expliquez dans cet article que le médaillier possède «sept tiroirs à alvéoles qui renferment 221 monnaies, à savoir : 44 en or, 95 en argent, 59 en billon et 23 en cuivre». Pouvez-vous nous décrire les médailles les plus intéressantes de ce chef-d'oeuvre.
J.-M.D. :
Ces pièces sont en réalité peu intéressantes pour les numismates. Elles sont très communes. Elles ont pour seule particularité d'offrir une représentativité de la production à travers les époques. On trouve par exemple des pièces françaises contremarquées, avec des traces de poinçons signalant qu'elles ont transité par la Suisse et l'Italie. D'autres sont même usées. Le but premier était de donner un aperçu de la circulation monétaire dans les États transalpins depuis 1592. L'unité représentée par la personne de Napoléon Ier bouleversait désormais ces références et mettait fin à la circulation des monnaies autrichiennes, allemandes, suisses ou russes ayant arrosé l'Italie.
 
D.C. : Vous rappelez aussi que, «en février 1797, la France crée officiellement la République cisalpine. Deux monnaies en argent seront seulement émises : celle de 30 soldi et celle de 1 scudo, [avec] un caractère davantage commémoratif que fonctionnel». Est-ce un cas isolé ou Napoléon a-t-il souvent répété cette propagande numismatique au cours de son règne ?
J.-M.D. :
Je crois qu'il l'a surtout fait pour les pays annexés ou les États satellites de l'Empire. Il a voulu marquer son empreinte avec les monnaies, soit avec sa propre image soit par le biais d'images allégoriques dont le sens n'échappait à personne. Ce n'était pas un fait nouveau, mais Napoléon le fit pour la première fois de manière systématique.

ARCHIVER DES DONNEES DE NUMISMATIQUE

D.C. : Vous avez fondé en 1984, et vous dirigez depuis ce temps, le Service historique des archives et de la bibliothèque de la Monnaie. Quelles furent les raisons de cette création ?
J.-M.D. :
Elle correspond à la thèse dirigée par le professeur Jean Tulard relative à l'histoire de la Monnaie de Paris. Ces recherches m'ont amené à mettre sur pied ce service d'archives en créant, dans un premier temps un centre de documentation interne. Lors de la publication de mes travaux, le besoin s'est ensuite fait sentir, chez les responsables de l'administration, de créer cette section car de nombreux étudiants souhaitaient désormais consulter les documents présents dans les collections de la maison. Mon choix fut vite fait : il me paraissait évident de faire profiter les futurs chercheurs de mon expérience dans le domaine. Alors qu'il n'y avait eu, avant la mienne, que deux dossiers universitaires consacrés à la Monnaie, nous sommes actuellement, en 1998, à cent six mémoires et thèses. Belle progression !
 
D.C. : Quels choix muséographiques la Monnaie de Paris a-t-elle effectués depuis cette création ?
J.-M.D. :
Le musée, qui existe quant à lui depuis 1832, ne se propose pas de remplir une mission analogue à la nôtre. Son but est didactique, c'est une vitrine technique pour le grand public (notamment les groupes scolaires). Notre rôle à nous est essentiellement scientifique. J'en veux pour preuve le nombre peu important, quasi nul, des personnes venant consulter nos archives après avoir transité par le musée. En effet, ce service d'archives et de bibliothèque est axé sur l'érudition et le scientifique. Pourquoi ? En raison même de ses fonds spécialisés et anciens, c'est-à-dire antérieurs à 1800. La “clientèle” n'est pas la même. 
 
D.C. : Quelle est la capacité d'accueil de votre service de consultation, de votre bibliothèque ?
J.-M.D. :
Professeurs, grands économistes, conseillers d'État, membres du ministère des Finances, étudiants et chercheurs sont nos principaux lecteurs. Comme nous figurons également dans le Répertoire international des bibliothèques, les utilisateurs sont à hauteur de 63% des étrangers. Au total, nous pouvons accueillir jusqu'à huit personnes à la fois. Nous sommes ouverts tous les jours mais nous demandons aux personnes susceptibles de venir consulter nos collections de prendre rendez-vous auparavant. Nous sommes ainsi sûrs qu'ils sont dans les meilleures conditions pour travailler. 
 
D.C. : Vous estimiez dans l'introduction à votre ouvrage La Monnaie de Paris. Sa création et son histoire du Consulat et de l'Empire à la Restauration, c'est-à-dire il y a maintenant plusieurs années, que «les collections numismatiques, ainsi que les outillages […] et les fonds d'archives conservés à la bibliothèque de l'Administration des monnaies et Médailles» étaient «trop méconnus». Pensez-vous que ces magnifiques témoins de l'Empire le sont moins aujourd'hui ?
J.-M.D. :
Oui, sans aucun doute. Depuis ce temps, il n'y pas de jour sans que je ne reçoive un courrier ou un appel téléphonique, de France ou de l'étranger. Les fiches et dossiers d'archivage, concernant la biographie de tel ou tel graveur, les différentes techniques numismatiques, l'historique des poids et mesures, les textes législatifs de la Monnaie de Paris, sont régulièrement utilisés et consultés. C'est une grande satisfaction. 
 
D.C. : Le second tome du Catalogue général de la Monnaie de Paris sera édité en 1999. Il recensera 2.400 édits et arrêts, manuscrits ou imprimés, parus depuis le XVIe siècle. Ce sera, Jean-Marie Darnis, le résumé de votre vie professionnelle ?
J.-M.D. :
Exactement. Près de vingt années de carrière passées à récolter et à classer des oeuvres d'exception…

SELECTION BIBLIOGRAPHIQUE

Etudes :
Les Monuments expiatoires du supplice de Louis XVI et de Marie-Antoinette sous l'Empire et la Restauration, 1812-1830, Paris, U.P.I., 1981, 224 pages.
Histoire des Faits et des Idées, le Monde contemporain, Paris, C.F.P.P. du Ministère des Finances, 1981, 328 pages.
La Monnaie de Paris. Sa création et son histoire, du Consulat et de l'Empire à la Restauration (1795-1826), Levallois, Centre d'Études Napoléoniennes, 1988, 317 pages.
Catalogue général raisonné des manuscrits et des archives de la Monnaie de Paris, Paris, tome I, 1996.

Articles :
– «Le sculpteur animalier Barye et ses rapports avec la Monnaie de Paris», Revue du Club français de la Médaille, XLVII-XLVIII, 1975.
– «André Galle, graveur et médailleur (1761-1884)», Revue du Club français de la Médaille, LI-LII, 1976.
– «Les Problèmes techniques de frappe sous le Consulat et l'Empire», Bulletin de la Société française de Numismatique, V, 1978.
– «Jacques-Édouard Gatteaux, médailler, sculpteur et collectionneur (1778-1881)», Revue du Club français de la Médaille, LVIII, 1978.
– «À propos du 2 Francs 1807 de Napoléon Ier», Revue du Club français de la Médaille, LXXVII, 1982.
– «Le Médaillier italien de Napoléon Bonaparte au Musée de la Monnaie de Paris» (avec Anna Huck), Revue du Souvenir napoléonien, CCCCVI, pages 12-14.

Collaborations :
– «Administration des Monnaies», Dictionnaire Napoléon, 1987, pages 1190-1191.
– «Bâtiments et Institutions de la Monnaie de Paris», L'Institut et la Monnaie, Deux palais sur un quai, Paris, Délégation à l'Action Artistique de la Ville de Paris, 1990, pages 181-238.

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