napoleon.org – Pourquoi fallait-il aborder l’impératrice Eugénie sous l’angle de la politique ? N’a-t-elle pas eu que peu d’influence sur les décisions de Napoléon III ?
Maxime Michelet – La légende noire qui a rejeté le Second Empire aux marges de la mémoire collective a eu notamment comme moyen de décrédibilisation du régime impérial de le dévitaliser de toute substance politique. Le Second Empire était alors résumé à la Fête impérial, à toute une série de décadences diverses, à des manigances de cour. La frivolité domine cette image, et au milieu de cette cour frivole se tient la plus frivole et la plus superficielle des souveraines : Eugénie. Cette image est bien naturellement fausse, destinée à supprimer toute légitimité à un régime dont l’assise populaire au sein du peuple français fut indiscutable.
Aborder l’impératrice Eugénie sous l’angle politique, c’est lui rendre toute sa dignité de femme formée à l’exercice de l’État et capable de cet exercice, et battre en brèche la légende noire qui s’acharne à la calomnier depuis trop de décennies.
Certes, les opinions de l’Impératrice n’ont pas eu d’influence déterminante sur les décisions de Napoléon III, personnalité d’ailleurs assez difficile à influencer, mais ces opinions méritent d’être réévaluées afin de desserrer l’impitoyable étau qui réduit notre dernière souveraine à une femme hystérique et incapable de réfléchir politiquement.
napoleon.org – Votre ouvrage porte un nouvel éclairage sur ce que vous appelez son « ministère de la Charité ». On y voit non pas une bigote qui fait l’aumône aux pauvres, comme la représentent ses détracteurs, mais une réelle administratrice des affaires sociales. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Maxime Michelet – Deux choses me semblent tout particulièrement importantes dans la compréhension des actions charitables de l’Impératrice. Tout premièrement, il faut bien rétablir sa démarche charitable dans le cadre administratif qui l’entoure, notamment dans les liens avec le ministère de l’Intérieur et le réseau administratif de l’Empire, les préfets figurant bien naturellement au premier plan de ce dernier. La charité impériale s’inscrit dans une volonté de démonstration politique de l’intérêt – sincère – du régime impérial pour les classes défavorisées et, dans la continuité de ce souci, une volonté de modernité est indissociable des initiatives charitables d’Eugénie. Ce refus de se cantonner au rôle traditionnel d’une bonne dame faisant l’aumône s’incarne, dans la deuxième partie du règne, au sein de la Société du Prince impérial, une association qui permet aux travailleurs de souscrire de micro-prêts afin d’améliorer leurs conditions de travail, micro-prêts financés par un système de solidarité où des enfants inscrits comme associés cotisent chaque semaine afin d’abonder les fonds de l’association. Cette société de micro-crédit fondée sur la solidarité inter-générationnelle est une œuvre charitable loin des habitudes traditionnelles.
napoleon.org – Ses détracteurs accusent d’avoir fait passer son catholicisme au-dessus des intérêts internationaux de la France. Qu’en est-il ?
Maxime Michelet – L’accusation est d’autant plus insultante pour la mémoire d’Eugénie que cette dernière fut une Française passionnée, fière de son pays d’adoption, attachée charnellement à la défense des intérêts de celui-ci. Cette accusation de bigoterie doit d’ailleurs être reliée à une autre accusation, celle d’Espagnole : quand l’image de l’Impératrice est attaquée, elle l’est en tant qu’Espagnole, c’est-à-dire en tant que femme, étrangère et catholique. D’un catholicisme méditerranéen caricaturalement passionnée si ce n’est hystérique.
napoleon.org – Épouse fidèle, mère attentive, souveraine dévouée aux nécessiteux de son Empire, Eugénie renvoie l’image de la femme idéale au sens traditionnel du XIXe s. Où réside sa modernité avec un regard de notre temps ?
Maxime Michelet – La modernité de l’Impératrice s’incarne dans plusieurs domaines mais le principal d’entre eux est le domaine politique. Elle est la seule femme de notre Histoire à être dotée constitutionnellement – et en temps de paix – d’un statut de Régente qui lui aurait conféré la plénitude du pouvoir impérial si Napoléon III avait dû disparaître. Elle était sans équivoque le successeur désigné du chef de l’État jusqu’à la majorité de leur fils en 1874. Et par trois fois, en 1859, 1865 et – tragiquement – 1870, l’Impératrice a été amenée à exercer l’intérim du chef de l’État, ce dont elle s’est acquittée avec brio.
Napoléon III ayant une confiance absolue en son épouse, et dans les capacités intellectuelles de celle-ci, ne s’interdisait aucun sujet politique devant elle. Ce fut d’ailleurs là la première formation de l’Impératrice, apprentissage renforcée ensuite par les « cas pratiques » des régences de 1859 et 1865. Durant ces deux régences, elle ne fut pas amenée à prendre de décisions particulièrement marquantes, la plus connue de ces initiatives étant de profiter de son dernier jour de régence en 1865 pour signer de sa main et décorer elle-même la peintre Rosa Bonheur de la Légion d’honneur. Mais en 1870, les circonstances furent tout à fait différentes et Eugénie fut amenée bien malgré elle au premier plan des manœuvres politiques du mois d’août 1870. De nouveau, elle sut faire preuve dans ces circonstances d’un grand courage, tant physique que psychique et politique, assumant des décisions difficiles à assumer et que la postérité peut parfois lui reprocher (comme le refus de voir l’Empereur quitter le front pour revenir à Paris). Et, surtout, le 4 septembre, au moment crucial, elle prit la décision de laisser l’Empire s’évanouir dans la révolution la plus tranquille de notre histoire nationale et parisienne, plutôt que de résister et de courir le risque d’une guerre civile. À ses yeux, que l’Empire et la dynastie soient perdus n’avait plus une importance particulière : l’essentiel était de donner à la France les meilleures conditions pour résister à l’invasion et espérer encore gagner la guerre.
Depuis ce 4 septembre 1870, l’impératrice Eugénie reste la dernière femme à avoir exercé les fonctions de chef d’État en France. Une modernité que d’aucuns appellent de leurs vœux au XXIe siècle et que l’empereur Napoléon III avait su embrasser sans hésitation ni réserve il y a 150 ans.