Maxime Michelet, L’invention de la présidence de la République : « C’est donc à l’issue de l’expiration des voies légales que l’éventualité du coup d’État se positionne en recours préférentiel pour Louis-Napoléon Bonaparte » (avril 2022)

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À l’occasion de la parution de L’invention de la présidence de la République, qui analysant les quelque quatre années de Louis-Napoléon Bonaparte à la tête de la Deuxième République, Maxime Michelet a bien voulu répondre à quelques questions pour éclairer le propos de son ouvrage. Historien spécialiste de la Deuxième République et du Second Empire, il est déjà l’auteur de la précieuse biographie L’impératrice Eugénie. Une vie politique (Cerf, 2020) parue à l’occasion du centenaire de la mort de l’épouse de Napoléon III.

Propos recueillis par Marie de Bruchard, avril 2022

Maxime Michelet, <i>L’invention de la présidence de la République</i> : « C’est donc à l’issue de l’expiration des voies légales que l’éventualité du coup d’État se positionne en recours préférentiel pour Louis-Napoléon Bonaparte » (avril 2022)
Maxime Michelet © DR

Napoleon.org – « Inattendu », « encombrant », Louis-Napoléon Bonaparte ne s’est pas investi dans la campagne des élections législatives de 1848. Elles sont pourtant le premier pas vers son accession à la plus haute fonction de la toute jeune Deuxième République, le 10 décembre de la même année. Pourquoi cette discrétion, lui dont on sait qu’il est attiré par le pouvoir notamment depuis ses deux tentatives de coups d’État en 1836 et 1840 ?

Maxime Michelet – L’année 1848 est un chef d’œuvre de l’art de la stratégie politique de Louis-Napoléon Bonaparte. Impatient depuis sa prime jeunesse de jouer un rôle et de perpétuer les principes légués par son oncle, Louis-Napoléon démontre sa capacité à être le seul maître des horloges de sa destinée : derrière l’image traditionnelle du souverain aux yeux mi-clos et comme à moitié endormi dans ses rêveries, le futur Napoléon III est un politicien habile et patient.

Ainsi, il ne se présente pas aux élections – générales ou partielles – du printemps 1848, tout en se préparant dès mars et en laissant faire ses amis – et notamment Persigny – en juin où il remporte une stupéfiante victoire dans quatre départements. La polémique qui éclate alors montre combien Louis-Napoléon est déterminé à n’entrer dans l’arène qu’en position de force : devant faire face à la méfiance des républicains et à un débat orageux sur son admission au sein de l’Assemblée, il se drape dans sa dignité et démissionne de son mandat de député comme s’il y avait été forcé. Sa correspondance avec Persigny montre qu’en réalité il n’envisageait nullement de se rendre à Paris et de devenir un simple député. Il a habilement retourné cette polémique pour devenir – à peu de frais – un élu martyr, choisi par le peuple mais rejeté par les dirigeants de la jeune république.

Sa stratégie fonctionne et, en septembre 1848, lorsqu’il présente – cette fois-ci clairement et explicitement – sa candidature à la députation pour la seconde fois, son succès électoral est amplifié et il revient en France avec de riches atouts, première étape de sa marche vers la présidence de la République où les victoires de juin et de septembre se démultiplieront dans un triomphe unanimiste.

© Passés/Composés 2022
© Passés/Composés 2022

Napoleon.org – Vous décrivez la période qui s’étend de ce 10 décembre 1848 au coup d’État du 2 décembre 1851 comme « un chemin tortueux » où « rien n’était écrit d’avance ». Vous affirmez même que Louis-Napoléon Bonaparte s’est « résigné » au coup d’État et à l’instauration du Second Empire. Pouvez-vous nous résumer ce développement conséquent de votre ouvrage ?

Maxime Michelet – Cette dynamique poursuit la stratégie que l’année 1848 met en évidence. Durant l’intégralité de son mandat, et jusqu’à la restauration de l’Empire, Louis-Napoléon Bonaparte est le maître des horloges.

Parfois d’ailleurs à la consternation de certains alliés parmi les plus fidèles, comme Persigny qui lui recommande un coup de force dès le 20 décembre 1848 ou s’investit corps et âme pour amener son prince à accepter le retour aux institutions impériales en 1852. Le général Changarnier lui-même, allié puis adversaire du président de la République, s’étonne que le neveu de Napoléon ne profite pas des troubles du 29 janvier ou du 13 juin 1849 pour balayer une constitution impopulaire et s’emparer de pouvoirs élargis.

Contrairement à la vulgate d’une légende noire trop occupée aux caricatures pour saisir les nuances de la vérité historique, Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas un aventurier risible et dérisoire, obsédé par le coup de force et l’obtention de titres ronflants. Sa principale préoccupation politique est bien davantage d’opérer la restauration des idées napoléoniennes que de restaurer la dynastie impériale.

Le président de la République tisse durant son mandat un réseau de fidélités et d’alliés, notamment dans l’État, dans les élites politiques et dans l’armée, sans lequel une prise de pouvoir serait nécessairement sans lendemain solide. Mais il déploie aussi – et surtout – une rhétorique politique qui prépare, dès l’été 1850, la légitimation a posteriori d’un éventuel coup de force.

Car si Louis-Napoléon Bonaparte ne se résigne définitivement au coup de force que tardivement, durant l’été 1851, il a toujours conservé cette éventualité dans son jeu. Un triomphe légal (telle qu’une réforme constitutionnelle) ou plutôt semi-légal (telle qu’une réélection par les Français et malgré la constitution en mai 1852) aurait été une voie plus sereine pour Louis-Napoléon Bonaparte qui ne pouvait pas ignorer les périls politiques (et mémoriels) d’un coup d’État.

C’est donc à l’issue de l’expiration des voies légales que l’éventualité du coup d’État se positionne en recours préférentiel. Mais la résistance républicaine, et notamment de certaines campagnes du Midi, surprend le pouvoir bonapartiste et le président de la République qui en devient d’autant plus réticent à avancer immédiatement vers la restauration de l’Empire. La République décennale de 1852 n’est pas une transition inutile et illusoire : le futur empereur des Français – comme nombre de ses ministres – ne souhaite pas soumettre la France à une deuxième secousse institutionnelle qui – de surcroît – redoublerait le parjure de son serment du 20 décembre 1848 où il promettait fidélité à la République.

Napoleon.org – Vous vous interrogez sur la nature de « socialiste empêché » de Louis-Napoléon Bonaparte. Qu’entendez-vous par là ?

Maxime Michelet – Napoléon III est incontestablement un de nos chefs d’État les plus préoccupés par la question sociale et son héritage n’est pas dérisoire. On citera notamment le développement des caisses de retraite ou de secours mutuels, la mise en place embryonnaire de premiers congés payés, le soutien accordé aux cités ouvrières ou – bien évidemment – la mesure la plus emblématique de cet héritage : la légalisation du droit de grève en 1864. Ces mesures s’inscrivent dans la continuité d’un intérêt précoce porté par le futur empereur aux questions sociales, notamment dans ses écrits de jeunesse et dans son ouvrage le plus célèbre sur ce sujet : L’Extinction du paupérisme.

Au regard de l’audace sociale du règne impérial, on a souvent pu évoquer dès lors une période d’empêchement que Louis-Napoléon Bonaparte aurait vécu durant son mandat présidentiel. L’étude de ce dernier montre que tel n’est pas le cas. Il faut non seulement modérer la dimension « socialiste » de Louis-Napoléon Bonaparte qui est bien plus proche des idées du catholicisme social que de celles de la Gauche socialiste et qui inscrit plus souvent ses idées sociales dans une dynamique d’ordre que d’émancipation. Mais il faut aussi discuter l’idée qu’il fut « empêché » de mener les réformes généreuses qu’il aurait souhaitées. Il s’agit là en réalité d’un élément de propagande utilisé à partir de l’été 1850 dans la nouvelle rhétorique présidentielle désireuse de dépeindre Louis-Napoléon Bonaparte comme le principal gardien des droits et des intérêts du peuple, y compris – et notamment – face à une Assemblée nationale qui serait prête à porter atteinte à ces derniers. Le président de la République, durant son mandat républicain, avait d’autres priorités que celles de la réforme sociale. Et cette priorisation de la restauration de l’ordre – économique et politique – sur l’avènement de « réformes possibles » est annoncée dès son manifeste électoral de novembre 1848.

Non seulement la priorité était ailleurs mais Louis-Napoléon Bonaparte sut également trouver dans une partie de la majorité conservatrice, et notamment chez les légitimistes, des appuis pour promouvoir d’importances avancées sociales telles que la réglementation de l’apprentissage ou la lutte contre les logements insalubres. Il ne fut donc ni vraiment socialiste ni totalement empêché.

Napoleon.org – Dans le chapitre que vous avez intitulé « La république du Président », vous expliquez que même lorsqu’il rétablit l’Empire, Louis-Napoléon Bonaparte /Napoléon III se distingue de Napoléon Ier, notamment sur l’aspect dynastique et l’adoption de l’héritier au trône. Cela lui vaut la fureur de son oncle Jérôme, qui se retrouve chef d’une branche cadette à la merci du souverain et de son bon vouloir de quant à l’ordre de succession. En quoi cela fait-il de l’Empire une « monarchie contractuelle fondée sur un pacte entre le souverain et le peuple » ?

Maxime Michelet – Contrairement à la monarchie royale traditionnelle, Louis-Napoléon Bonaparte ne rétablit pas une dynastie qui implique certaines institutions. Au contraire, il restaure avant tout des principes politiques, et des institutions, qui impliquent une dynastie. Là où Louis XVIII était revenu en tant que roi et avait accordé des institutions à son bon peuple, ce sont les institutions plébiscitées par le peuple français qui font Napoléon III et non l’inverse.

Le choix des mots revêt d’ailleurs ici une importance significative puisque le sénatus-consulte de 1852 stipule que « la dignité impériale est rétablie ». C’est donc bien la fonction d’empereur des Français qui est restaurée et non une succession dynastique. Et si Louis-Napoléon devient « Napoléon III » c’est car il déclare régulier le règne de Napoléon II, proclamé par les chambres et en vertu de la constitution en 1815, et non car il considère que les Bonaparte ont conservé la dignité impériale dans l’exil (sans quoi il se serait fait appeler Napoléon V en intégrant à la succession son oncle Joseph et son père Louis).

Autre fait significatif des particularités de la monarchie impériale : Louis-Napoléon Bonaparte devient empereur des Français à l’issue d’un processus de révision constitutionnel extrêmement précis. Le Sénat propose au peuple français le rétablissement de l’Empire qui ne devient effectif qu’à l’issue de la proclamation des résultats de la consultation référendaire. Napoléon III règne « par la grâce de Dieu et la volonté nationale » ainsi que l’indiqueront désormais les documents officiels.

Dans ce système dynastique spécifique, ce ne sont pas les Bonaparte qui sont restaurés mais Louis-Napoléon Bonaparte qui est investi. En conséquence, les sénateurs considèrent que c’est à lui de régler l’ordre successoral au cas où il n’aurait pas de descendants directs, marque explicite de défiance vis-à-vis de la seule branche collatérale héritée des constitutions de Napoléon Ier, la très frondeuse famille du roi Jérôme. Cette dernière ne détiendra de droits au trône impérial qu’en vertu d’un décret, par nature révocable, et il faudra attendre la constitution de 1870 pour que ces droits successoraux soient inscrits directement dans la loi fondamentale.

Napoleon.org – La naissance du Prince impérial ne change-t-elle pas ce contrat ?

Maxime Michelet – Ce n’est pas tant la naissance du Prince impérial que la perspective de son avènement qui mène à une réflexion – inaboutie, faute de succession effective – sur les modalités de cette monarchie contractuelle et de cette dynastie plébiscitaire. Le fils unique de Napoléon III et Eugénie est l’héritier du trône en vertu du sénatus-consulte restaurant l’Empire, approuvé par les suffrages du peuple français : l’avènement de Napoléon IV n’aurait donc rien enlevé au caractère contractuel de cette dynastie issue du plébiscite de 1852.

Cependant, une question aurait pu être posée sur le caractère définitif du contrat de 1852. Chaque génération, incarnée par un nouvel empereur, n’aurait-il pas dû être appelé à renouveler ce contrat ? À réitérer la geste inaugurale de 1852, qui reprenait elle-même celle de 1802 et 1804 ? Chaque avènement n’aurait-il pas dû donner lieu à un plébiscite spécifique ? L’histoire a laissé ces questionnements à l’état d’interrogations éternelles.

Napoleon.org – Le général de Gaulle a procédé à la « résurrection de principes louis-napoléoniens », dites-vous, pour la fondation de la Ve République. Quels principes en particulier ?

Maxime Michelet – Les deux grands principes relevés par le général de Gaulle avec la Ve République et qui me semblent être directement hérités de Louis-Napoléon Bonaparte (qui synthétisait lui-même l’héritage de Napoléon Ier) sont de deux ordres.

Le premier porte sur l’organisation des pouvoirs et consacre le principe de la primauté du pouvoir exécutif. Le général de Gaulle adapte bien naturellement cette primauté exécutive aux évolutions de son temps et ne met pas en place un régime où le parlementarisme est aussi comprimé que dans la structure institutionnelle de 1852 mais, tout de même, la constitution de 1958 demeure celle de la primauté présidentielle et du parlementarisme rationnalisé.

Mais c’est le second principe ressuscité par le général de Gaulle qui est le plus emblématique. Celui-ci ne porte pas sur l’organisation (dont il est cependant inséparable) mais sur la légitimité du pouvoir politique et se concrétise par la restauration – en 1962 – de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Un mode d’élection qui ne comportait encore qu’un seul et unique précédent : l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, le 10 décembre 1848.

Il est saisissant d’écouter le général de Gaulle s’adressant aux Français à l’automne 1962 tant l’ombre de Louis-Napoléon Bonaparte semble toujours planer sur cette grave question. Les réactions du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel ou – surtout – de l’Assemblée nationale et du Sénat face à cette proposition constitutionnelle illustrent bien également le caractère éminemment transgressif de la décision du Général.

Contrairement à Louis-Napoléon Bonaparte qui a bénéficié du sacre du suffrage universel sans bénéficier de pouvoirs présidentiels étendus, le général de Gaulle – fort de sa légitimité historique – a emprunté le chemin inverse en portant une constitution lui octroyant d’amples pouvoirs exécutifs avant, quatre années plus tard, de doter la nouvelle institution présidentielle du sacre du suffrage universel.

La période 1958-1962 me semble être clairement une période de restauration des principes institutionnels hérités de Louis-Napoléon. Un héritage trop sulfureux pour que le général de Gaulle puisse l’assumer explicitement mais que ses adversaires ne manquèrent pas – à raison me semble-t-il – d’identifier et de souligner. Qu’il s’agisse de François Mitterrand écrivant Le Coup d’État permanent ou du Canard enchaîné caricaturant le nouveau chef de l’État en « Badingaulle ».

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