Michel Kerautret : « La relation de Napoléon avec Eugène est unique. Napoléon avait la fibre paternelle, mais il n’a pu le manifester dans la durée qu’avec Eugène. » (janvier 2021)

Partager

Comme le souligne l’historien Michel Kerautret, peu comme Eugène de Beauharnais auront accompagné Napoléon aussi longtemps et auront été aussi proches de lui. S’il apparaît vivre dans l’ombre portée de l’Empereur, Eugène mérite un éclairage sans parti pris sur son rôle auprès de Napoléon, les défis qu’il a su relever sur les champs de bataille comme en devenant vice-roi d’Italie. Auteur de nombreux ouvrages sur les relations franco-prussiennes aux XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que sur les relations internationales à l’époque de Napoléon, Michel Kerautret revient pour nous sur les moments forts de la biographie qu’il vient de consacrer à Eugène de Beauharnais, aux éditions Tallandier. Propos recueillis par Irène Delage, janvier 2021.

Ce livre a reçu le Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2021.

Michel Kerautret : « La relation de Napoléon avec Eugène est unique. Napoléon avait la fibre paternelle, mais il n’a pu le manifester dans la durée qu’avec Eugène. » (janvier 2021)
© Tallandier 2021

napoleon.org : Vous écrivez qu’Eugène de Beauharnais a vécu dans l’ombre portée de Napoléon. Que pouvez-vous dire de leur relation au fil des années, relation qui parle autant d’Eugène que de Napoléon ? Quels en sont les moments particuliers ?
Michel Kerautret : La relation de Napoléon avec Eugène est unique. Napoléon avait la fibre paternelle, on le voit dans sa jeunesse avec son frère Louis puis avec son neveu Napoléon Charles, et bien sûr avec le roi de Rome. Mais il n’a pu le manifester dans la durée qu’avec Eugène. Ce beau-fils non choisi, entré dans sa vie avec Joséphine à l’âge de 14 ans, est devenu l’enfant de son affection puis de son adoption. Bonaparte s’emploie à façonner Eugène et il trouve en lui le matériau idéal : sérieux, bonne volonté, modestie. Eugène, quant à lui, admire son beau-père et ne demande rien, il s’efforce seulement de suivre ses leçons et de le satisfaire en tous points.
Il y a entre eux une réelle proximité affective à partir de l’Égypte. Ils y ont partagé les dangers de la guerre mais aussi l’épreuve de la tempête familiale quand Bonaparte apprend les infidélités de son épouse. L’affection qu’il voue à Eugène contribue à préserver le couple.
Par la suite Eugène suit son beau-père dans son ascension, il devient une sorte de prince, gravissant les grades en accéléré puis investi à 23 ans d’une fonction à laquelle rien ne le destinait : la vice-royauté de l’Italie. Il sera de même placé plus tard à la tête de corps d’armée importants, tel un maréchal.
L’originalité de ce parcours, c’est qu’Eugène ne reçoit pas ces fonctions pour l’apparence et de manière décorative à la façon de la plupart des princes de l’Ancien régime, tandis qu’un autre les remplirait sous son nom. Il les exerce réellement, et plutôt bien. Il apprend d’abord, commet des erreurs, en tire les leçons et finit par se sortir fort bien d’affaire.
Tout cela faisait d’Eugène le successeur désigné de Napoléon en Italie, voire en France. Le divorce et la naissance du roi de Rome changent la donne sans modifier la qualité des relations personnelles.

napoleon.org : En 1805, Napoléon désigne, un peu par défaut, Eugène de Beauharnais comme vice-roi d’Italie. Ce dernier n’a que 23 ans et reconnaît dès les premiers jours que « c’est un rude métier que celui d’être roi quand on n’a pas été élevé pour cela. » Plus militaire que politique, Eugène s’avère-t-il le bras droit efficace espéré par Napoléon ?
Michel Kerautret : Eugène s’identifie pour l’histoire avec l’Italie. Pour les contemporains, il est avant tout « le vice-roi « . Le fait est qu’il administre le royaume d’Italie pendant huit ans et demi depuis Milan et qu’il y met en œuvre les réformes importantes décidées par Napoléon. L’Italie est essentielle dans le système impérial et l’enfant chéri de Napoléon, berceau de sa gloire et pivot de sa politique au flanc sud de l’Allemagne, aux marches de la Méditerranée, des Balkans et de l’Europe centrale.
L’empereur avait pensé au départ en faire un royaume allié de la France et la confier à son frère Joseph, très italien de culture. Sur son refus, il la conserva pour lui-même en y plaçant Eugène comme vice-roi. Le jeune prince n’avait pas d’expérience administrative ni de connaissance particulière de l’Italie mais on pouvait compter sur sa loyauté et son application. La suite prouva que c’était un bon choix. Eugène se montra dévoué et efficace dans son gouvernement. Au-delà du royaume proprement dit, il sut contrôler depuis Milan l’ensemble de la péninsule et défendre ses marges adriatiques.
Surtout, le vice-roi se fit toujours l’exécutant scrupuleux des ordres de l’empereur, ne lui créant pas de querelles analogues à celles que lui faisaient les rois de Naples ou de Hollande. Cela ne l’empêcha pas de s’identifier de plus en plus à cette Italie qui devait lui revenir un jour. Mais pas au point de préférer sa popularité à l’obéissance due à l’empereur. Les Italiens ne semblent pas lui en avoir tenu rigueur.

napoleon.org : Eugène de Beauharnais apparaît d’un caractère modeste, affable, en retrait, sans aspérité, toujours reconnaissant envers Napoléon. Son manque d’ambition l’a-t-il servi, desservi ?
Michel Kerautret : Pour les contemporains, Eugène était l’image même du preux chevalier sans peur et sans reproche, entièrement loyal et préférant renoncer à son profit personnel plutôt que l’obtenir par intrigue ou trahison. Honneur et fidélité, avait-il pris comme devise.
Cela a peut-être nui à sa réputation ultérieure. Trop lisse, trop modeste pour certains. Dépourvu de la « virtu » des scélérats magnifiques, de l’énergie des ambitieux. En cette époque de grands caractères, il ne ressort pas autant que les protagonistes forgés au feu de la Révolution.
C’est pour partie affaire de génération. Il arrive trop tard. De tempérament aussi. Mais plus encore de raison. Eugène sait apprécier les rapports et les convenances. Trop, diront certains. Il ne force pas le destin. Mais ne commet pas non plus de folie suicidaire. Il pourrait dire comme Sieyes après la Terreur, qu’il a vécu. Sa famille a survécu en tout cas aux hécatombes de la Restauration tandis que tant d’autres sombraient. Et cela sans bassesse ni intrigue.

napoleon.org : Sa devise était « Honneur et fidélité », s’en est-il montré digne face aux enjeux politiques, militaires, familiaux, auxquels il fut confronté ? On peut penser au divorce de Napoléon et de sa mère Joséphine, mais aussi aux difficultés annonçant la chute de l’Empire en 1814 puis en 1815, et la controverse, qui surviendra en 1827 puis en 1857, sur son action en 1814 ?
Michel Kerautret : Eugène était resté fidèle à Napoléon lorsque l’empereur avait divorcé d’avec sa mère mais sans trahir celle-ci, bien au contraire. Il offre alors de renoncer à tout et demeure à la demande instante de son beau-père. Il faut tout de même mentionner cette polémique ouverte par Danthouard (et qui donnera lieu à un procès posthume) à propos de son attitude en Italie en février 1814 : Eugène n’aurait pas obtempéré assez vite aux premiers ordres de repli sur la France. Quoi qu’on pense du fond, la polémique est de toute façon indigne, et motivée par d’assez basses rancunes personnelles. Eugène a pu hésiter à exécuter aussitôt un ordre qui lui semblait décalé et difficile à appliquer à l’instant. Napoléon a semblé du reste lui donner raison un peu plus tard. En tout cas, dans cette période de délitement général, quand les Français d’Italie étaient pris à revers par Murat, agissant de concert avec les Autrichiens et les Anglais, jamais Eugène n’a envisagé de séparer sa cause de celle de l’empereur. Il a refusé très nettement les ouvertures assorties de promesses que lui faisaient les alliés.
Il est resté fidèle ensuite à l’honneur en 1815 et a fait de son mieux au cours des années suivantes pour concilier la fidélité à Napoléon malheureux et les contraintes de la nécessité.

Partager