napoleon.org : En 1779, Cambacérès est initié à la franc-maçonnerie dans la loge L’Ancienne et la Réunion des Élus à Montpellier. Quelle place la franc-maçonnerie occupait-t-elle dans la société de l’Ancien Régime ? Connaît-on les raisons du choix de Cambacérès ? Sait-on quel franc-maçon il a été, franc-maçon de circonstance, de conviction ?
Pierre Mollier : À la fois pénitent et franc-maçon, Cambacérès illustre par son itinéraire personnel l’évolution de la sociabilité méridionale au siècle des Lumières. Son entrée en loge se situe dans le parcours naturel de la jeunesse aisée – noble ou bourgeoise – sous l’Ancien Régime. Il a donc été initié le 17 mars 1773 au sein de la plus vieille et plus prestigieuse loge de Montpellier : L’Ancienne et la Réunion des Élus. Le jeune et tout nouveau Frère est plein de zèle. Quelques mois après son initiation, le 13 septembre 1773, il reproche à son cousin Ferrar de Pontmartin : « Je me suis aperçu que tu me traites en profane. Tu ne me parles pas de la F.M. ». Il est un maçon sérieux et parvient au grade de Rose-Croix. À partir de 1786 il s’investit dans la direction de la loge en rejoignant le collège des officiers. En 1789, il assume les fonctions importantes de Second Surveillant et devient ainsi le numéro trois de la loge.
napoleon.org : Sous le Consulat, puis l’Empire, la franc-maçonnerie a connu un essor important. Cambacérès a-t-il joué un rôle dans sa réorganisation et sa croissance ?
Pierre Mollier : Les classes moyennes et aisées qui peuplaient les loges dans les années 1780 recommencent à maçonner dès 1800-1802. À partir de 1804, le Grand Orient connaît un vrai essor. Ce dynamisme retrouvé s’accompagne de tensions et c’est pour pacifier une franc-maçonnerie un peu effervescente où s’affichent de grands dignitaires du nouveau régime que Napoléon confie le « dossier maçonnique » à Cambacérès. Le ministre des Cultes, le Frère Portalis, présente clairement la situation : « Il a été infiniment sage de diriger les sociétés maçonniques, puisqu’on ne pouvait les proscrire… ». Lorsqu’il est installé à la tête du Grand Orient, le 13 décembre 1805, Cambacérès rappelle que : « depuis longtemps initié dans les divers grades de la maçonnerie, il avait toujours conservé pour elle le plus vif attachement ». En 1806, il confie en pleine assemblée maçonnique : « Je ne puis – dit-il – me trouver dans cette enceinte sans éprouver cette émotion douce qu’un vrai maçon trouve au milieu de ses Frères ». Cambacérès est très présent dans la direction des affaires maçonniques. Il participe ainsi, en personne, aux deux temps forts de la vie du Grand Orient, les assemblées des Saint-Jean d’hiver et d’été. Il dote l’obédience d’un nouveau règlement en 1806 et gère avec doigté les relations complexes avec les structures de hauts grades.
napoleon.org : Entre 1804 et 1815, dans quelle mesure la franc-maçonnerie joue-t-elle un rôle important pour le régime impérial ?
Pierre Mollier : Jeune suédois et maçon, installé à Paris, le chevalier d’Harmensen écrit avec humour en 1806 : « Tout est mode à Paris […] Bientôt on n’a plus entendu parler que de maçonnerie et, depuis les grands de l’Empire jusqu’aux commis de bureau, tout s’est précipité en masse dans les loges ». Dans les grandes, moyennes ou petites villes, elles rassemblent l’élite des classes moyennes autour des cadres du régime. Le Grand Orient organise un circuit d’informations et de contacts continu entre Paris et la province. Du centre vers la périphérie, il envoie tous les mois des circulaires aux loges. Au-delà des questions d’administration maçonnique, celles-ci peuvent y découvrir combien les grands noms du régime sont présents dans l’obédience. De la périphérie vers le centre, les assemblées du Grand Orient permettent aux délégués des loges de faire remonter à Paris les sentiments des « masses de granit ». En 1812, quand la situation politique commence a être problématique, Cambacérès sort de son habituelle réserve et déclare à l’assemblée du Grand Orient : « Si l’État était en danger, j’appellerais autour de ma personne tous les enfants de la veuve [expression symbolique par laquelle les maçons se désignent entre eux] et, avec ce bataillon sacré, en marchant aux factieux, je prouverais au monde entier que l’Empereur n’a pas de plus fidèles sujets que les maçons français. »
► Pour en savoir plus, retrouvez notre dossier « Cambacérès, un grand jurisconsulte de l’Empire »
Mise en ligne : 8 mars 2024