Qui a empêché le vol au Musée chinois de l’impératrice Eugénie ?
Zoom sur l’Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels

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En janvier 2020, la presse française s’est fait l’écho d’une tentative de vol au Musée chinois du château de Fontainebleau.
Constitué des pièces récupérées en Chine lors du sac du Palais d’été pendant la campagne franco-britannique de 1860 et des objets offerts par l’ambassade du Siam reçue dans le château en 1861, ce musée a été installé dans les salons de Napoléon III dans un agencement voulu personnellement par l’impératrice Eugénie, restauré en 1991. Il avait déjà été victime d’un vol non élucidé en 2015 (En savoir +. Les objets volés ont bien été entrés dans les bases de données – nationales et internationales – de recherche mais ne sont pas réapparus sur le marché actuellement.).
Cette fois-ci, le musée a eu plus de chance : le vol a été évité en amont… Chance ? Pas vraiment. Il a surtout bénéficié de l’expertise de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) et de son réseau d’information européen.

Le commandant Jean-Luc Boyer, chef adjoint de l’OCBC, a bien voulu répondre à quelques questions afin d’éclairer les lecteurs de napoleon.org sur cette branche de la Police judiciaire. La Fondation Napoléon l’en remercie.

Propos recueillis par M. de Bruchard le 13 février 2020 – Mise en ligne : 13 mars 2020

Qui a empêché le vol au Musée chinois de l’impératrice Eugénie ?<br>Zoom sur l’Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels
© lapolicenationalerecrute.fr
  • Napoleon.org – Peut-on résumer ainsi l’OCBC : office qui s’occupe de la récupération d’objets d’histoire et d’art volés ?

 Jean-Luc Boyer – L’OCBC est un office hyper spécialisé de la Police judiciaire. Il s’occupe de ce qui concerne le trafic de biens culturels, sous toutes ses formes : vol, recel, escroquerie, blanchiment, contrefaçon. L’OCBC est composé de gendarmes et de policiers : à sa tête actuellement se trouve Didier Berger, colonel de gendarmerie ; je suis, quant à moi, commandant de police.

  • Napoleon.org – Quel est l’historique de ce service ?

 Jean-Luc Boyer – Il a été créé en 1975, au sein de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). À la création de l’OCBC, l’Italie et la France sont les deux pays les plus pillés en Europe. Dans les années 1980 et 1990, la France connaît une grande période de pillages d’églises (cibles majeures avec les châteaux et quelques maisons particulières bien repérées). Ces deux pays créent donc leurs offices respectifs dédiés au trafic de biens culturels. Avec le service italien, l’OCBC est considéré comme leader dans son domaine à l’échelle internationale. Nos deux services ont d’ailleurs été les premiers à créer leurs propres bases de données : la base photothèque TREIMA (Thesaurus de recherche électronique et d’imagerie en matière artistique) en France (100 000 objets répertoriés avec images) ; la base LEONARDO, en Italie (600 000 objets répertoriés avec images).
Aujourd’hui, l’OCBC est constitué de vingt-cinq personnes (dont quinze enquêteurs) à compétence nationale… C’est peu pour cette étendue géographique et ce volume à traiter.
À titre comparatif, les carabinieri italiens du service similaire ont actuellement un effectif de trois cents personnes. Cet effectif plus réduit côté français n’empêche pas l’OCBC d’avoir une réputation mondiale. 

© lapolicenationalerecrute.fr
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  • Napoleon.org – Concrètement en quoi consiste votre travail ?

Jean-Luc Boyer  Cela va de la maîtrise d’une législation bien particulière (par exemple, sur la circulation des biens culturels, il faut des passeports pour faire circuler des œuvres en Europe), à la cosaisine avec les douanes judiciaires (un représentant permanent des douanes travaille dans le service), avec les gendarmes.
Contrairement par exemple au trafic de stupéfiants, le trafic de biens culturels se fait à l’exportation : les objets volés ont pour vocation de quitter le territoire.
Jusqu’aux années 2000, il y avait dix à quinze mille vols par an en France : l’office était mobilisé sur ces affaires et sur les filières à démanteler. Typiquement dans ces années-là, le marché était très dynamique et les pièces volées partaient vite sur le marché. Les voleurs faisaient un casse dans la nuit, passaient au petit matin la frontière belge pour revendre immédiatement à un receleur belge les objets volés, avant de rentrer en France.
Il faut savoir que la législation est différente entre la France et la Belgique : en France, le recel est un délit continu tandis qu’en Belgique le recel est prescrit au bout de cinq ans à partir du vol. Géographiquement, la Belgique puis la Hollande ou l’Allemagne représentent des marchés au carrefour de l’Europe, d’où la vente vers la Grande-Bretagne, les États-Unis, le monde entier se fait facilement.
Une autre grosse filière, en dehors de la Belgique, était constituée par des réseaux siciliens qui écumaient villas et musées sur la Côte d’Azur pour voler des objets à importer en Italie. Ces objets parvenus en Sicile étaient remis sur le marché (via les ports francs, en Suisse par exemple).
Dans les années 90, nous avons interpellé trois ou quatre gros receleurs, ce qui a arrêté net ces filières : un receleur crée la demande et fait vivre deux ou trois équipes de casseurs spécialisés.
En 2019, les statistiques des vols sont sous le seuil de deux mille par an.

  • Napoleon.org -Qu’est-ce qu’un receleur ?

 Jean-Luc Boyer – Un détenteur de mauvaise foi. Quelqu’un se rendant, par exemple, à l’étranger chez un antiquaire, qui achète un objet, en a la facture et revient en France, n’est pas considéré comme un receleur : il peut prouver qu’il a acheté cet objet, une traçabilité… il est considéré de bonne foi. Pour le vol, l’infraction de base est punie de trois ans de prison ; pour le recel, cinq ans.  

  • Napoleon.org – La prévention du vol fait-elle partie de vos missions ?

Jean-Luc Boyer – La prévention contre le vol de biens culturels ne fait pas partie des missions principales de l’OCBC : c’est un autre métier à part entière. Ce sont des policiers détachés auprès du ministère de la Culture, au diplôme spécialisé (référent sûreté), qui se chargent de faire des audits in situ afin d’évaluer comment sécuriser ces environnements publics (d’une part, musées nationaux ou musées privés lorsque ces derniers ont en dépôt des pièces appartenant à l’État et, par ailleurs, églises).

  • Napoleon.org – Ces actions évoquées jusqu’ici (prévention, enquête après vols) concernent des biens culturels français. Qu’en est-il des biens culturels volés étrangers retrouvés sur le territoire français ?

Jean-Luc Boyer – Que l’objet soit français ou non, du moment qu’il se trouve sur le territoire français, l’OCBC est compétent sur le principe du recel.

  • Napoleon.org – Les bases de données en ligne, accessibles à tous pour certaines, sont la « nouveauté » des vingt dernières années : sont-elles efficaces ?

Jean-Luc Boyer  Elles expliquent la baisse drastique des vols qu’on a pu constater au fil du temps. L’acte de voler n’est pas le plus compliqué ; c’est la revente d’objets volés qui l’est devenue bien plus et ce, grâce aux bases de données.
La base de données TREIMA date de 1994-95 et contient les photos d’objets, publics et privés, volés à partir de cette date. Après dépôt de plainte suite au vol, la photographie de l’objet est indispensable pour rentrer dans cette base : on ne peut pas retrouver un objet sur description. C’est bien pour cela que travailler sur les pillages archéologiques est très compliqué.
Si l’objet est prestigieux et formellement identifiable, notre service – tout comme les services équivalents dans les autres pays – le rebasculera sur la base PSYCHE (Protection SYstem for Cultural Heritage) d’Interpol.

© interpol.int
© interpol.int

 

La base TREIMA n’est accessible qu’aux services de polices, gendarmerie, douanes et quelques personnes au ministère de la Culture ; la base PSYCHE, elle, est publique [NdR : après création d’un compte]. Les opérateurs du marché de l’art (par exemple, Sotheby’s, Christie’s ou Artcurial, mais aussi les antiquaires responsables) se fondent sur cet outil pour faire vérifier par un tiers privé que les objets qu’ils proposent à la vente ne sont pas dans la base Interpol.
De son côté, le ministère de la Culture a fait un énorme travail de prévention autour de la base Palissy pour inventorier, localiser, photographier les biens culturels qui se trouvent dans les lieux publics : églises (ce répertoriage systématique était quasiment inexistant dans les années 80), musées, mairies, …

  • Napoleon.org – Qui a élaboré la base de données TREIMA ?

Jean-Luc Boyer – Cette base fonctionne à l’origine sur le principe du thésaurus qui permettent de faire des recherches par mots-clés. En 2000, on y a adjoint une reconnaissance image par image qui a demandé l’intervention d’ingénieurs spécialisés. L’OCBC a été le premier service à le mettre en place. Cette mise à jour a été gérée par un autre service, spécialisé, qui dépend d’une autre direction : le service des technologies et des systèmes d’information de la Sécurité intérieure — ST(SI)2, qui s’occupe de tout ce qui est logiciels, de toutes les bases de données, systèmes de reconnaissance, …

  • Napoleon.org – Y a-t-il un parcours spécifique pour rentrer à l’OCBC ?

Jean-Luc Boyer – On n’exige pas du tout un parcours d’histoire de l’art – c’est un petit plus si les gens qui postulent à l’OCBC se sentent une affinité particulière avec cette matière – mais nous recherchons et avons surtout besoin de gens qui maîtrisent parfaitement leur outil de travail : le code de procédure pénal.

  • Napoleon.org – Nous avons beaucoup de collectionneurs parmi les passionnés d’Histoire (pas que napoléonienne) qui nous lisent. Peuvent-ils vous contacter en cas de doute sur une pièce chinée ou trouvée sur Internet ?

Jean-Luc Boyer Bien sûr. Ils peuvent nous contacter à l’adresse sirasco-ocbc@interieur.gouv.fr [NdR : le SIRASCO est une autre sous-direction de la direction centrale de la police judiciaire : il s’agit du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée] et nous analyserons leur demande.
Nous ne pouvons que conseiller la prudence
lors de l’achat de pièces : ne jamais acheter de bien culturel cash, sans facture.

Le Musée chinois de l'impératrice Eugénie au château de Fontainebleau © RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot
Le Musée chinois de l’impératrice Eugénie au château de Fontainebleau
© RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot

 

  • Napoleon.org – Le musée chinois faisait-il l’objet d’une attention particulière depuis le vol de 2015 ? 

Jean-Luc Boyer – Il n’est physiquement pas possible d’être derrière tout lieu ayant subi un vol, bien évidemment. Nous avons mis au point une veille Internet au sein de l’OCBC et avec les autres gendarmes qui ont accès à la base TREIMA. À l’OCBC, nous avons trois personnes qui passent une partie de leur temps, parmi les nombreuses autres tâches à accomplir, à surveiller le marché et ses tendances. Cela s’apparente à lancer une ligne dans l’océan quand il faudrait de nombreux et énormes chalutiers… Comprendre : il faudrait dans l’idéal plusieurs dizaines de personnes sur cette veille ; nous ne pouvons pas nous le permettre. Dans ce cadre, lorsqu’un vol majeur comme celui de Fontainebleau a eu lieu, nous tâchons de voir si les biens culturels n’apparaissent pas sur Internet.
Nous ne sommes pas les seuls à le faire : les carabinieri le font par exemple. Il existe également un établissement privé qui ne fait que cela et travaille pour les professionnels : The Art Loss Register, qui emploie quarante voire cinquante personnes attachées quotidiennement à ce type de recherches sur Internet et sur les catalogues de vente. Si un objet du château de Fontainebleau volé en 2015 est repéré, l’OCBC en sera immédiatement informé.
Comme la presse l’a relaté, la tentative de vol du musée chinois de la fin 2019 a été empêchée grâce à des informations transmises par des collègues étrangers [NdR : la police judiciaire de Madrid] qui en avaient eu vent. Inversement, cela nous arrive fréquemment, lorsque nous travaillons sur une équipe de casseurs, de nous rendre compte qu’ils préparent un coup à l’étranger ; logiquement, nous en informons nos homologues dans le pays concerné.

Deux bas reliefs de Syrie saisis par les douanes françaises fin 2016<br>© Douane française - Patrice Pontié. Source : 20minutes.fr
Deux bas-reliefs de Syrie saisis par les douanes françaises fin 2016
© Douane française – Patrice Pontié. Source : 20minutes.fr

 

  • Napoleon.org – Comment travaillez-vous avec les institutions culturelles et universitaires ?

Jean-Luc Boyer – Comme dit précédemment, le problème des objets issus de pillages archéologiques est l’absence de photos. Nous allons alors travailler sur des typologies d’objets. L’ICOM (Conseil international des musées) a créé des listes rouges à cet effet. Mais les exploiter demande des spécialistes, surtout quand les objets concernés sont issus de civilisations vastes à l’exemple des antiquités romaines qui peuvent être issues de toute l’Europe, jusqu’aux territoires en guerre comme la Libye ou la Syrie. Il nous faut travailler avec des experts capables d’identifier zone géographique, période, voire origine précise du site dont est issu un objet et nous dire éventuellement s’il y a eu des pillages connus sur ledit site. Actuellement, nous multiplions les liens avec ces spécialistes universitaires, pas ou peu impliqués sur le marché, qui ont une expertise pointue, à l’exemple du CNRS [NdR : autre exemple, avec l’interview de l’actuel directeur du laboratoire Hellénisation et romanisation dans le monde antique de l’université de Poitiers].

© fr.unesco.org
© fr.unesco.org

 

  • Napoleon.org – Et avec l’UNESCO ?

Jean-Luc Boyer Nous travaillons avec l’UNESCO dans la mesure où l’organisation édite des conventions que chaque pays signataire est censé appliquer. Par exemple, la convention de 1970 contient un paragraphe indiquant que le pays signataire doit s’engager à créer une force dédiée à la lutte contre le trafic de biens culturels. Force est de constater que tous les pays signataires ne l’ont pas appliqué (En savoir + – PDF). Ils émettent aussi des recommandations concernant les biens culturels que chaque État, selon son bon vouloir, peut transformer en texte législatif.
Il y a peu de temps, nous avions une grande faille sur le délit d’importation, inexistant jusqu’en 2016. Après les attentats de 2015 à Paris, la prise de conscience de l’existence d’un potentiel financement du terrorisme par le pillage archéologique a abouti à un dispositif juridique en France. [NdR : En savoir plus sur ces dispositions juridiques au niveau français et infra « Compléments de lecture », au niveau européen et au niveau international].

© culture.gouv.fr
© culture.gouv.fr

 

  • Napoleon.org – Le document présent sur le site du ministère de la Culture (couverture ci-dessus) est-il à jour (date : octobre 2010) ?

Jean-Luc Boyer Oui, parfaitement. Le ministère de la Culture a élaboré ces préconisations main dans la main avec l’OCBC. Il est tout à fait intéressant et important dans le cadre de la prévention. L’information auprès des petites mairies ou petits musées est essentielle car avant ces structures ne pensent pas forcément à prendre des photos leurs biens culturels ou à déposer plainte en constatant leur disparition. Elles doivent le faire, quel que soit par ailleurs le flou sur la date de leur récolement et date de perte. Certes, il pourra y avoir prescription au pénal du côté du vol ou du recel, mais pas du côté civil : les biens publics sont inaliénables, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de prescription pour que l’État récupère ses œuvres, une fois dans la base de données photo (d’où l’importance de la plainte), et quelle que soit la date où ils réémergeront sur le territoire français. Ce document sert à en informer ces acteurs publics mais est tout aussi utile pour les propriétaires privés pour empêcher, tant que faire se peut, les vols de bien culturels mais aussi savoir agir au mieux après les vols pour augmenter les chances de restitution.

  • Napoleon.org – Vous arrive-t-il de travailler sur des biens culturels spoliés durant la Seconde Guerre mondiale ?

Jean-Luc Boyer – Après la guerre, c’était le ministère des Affaires étrangères qui avait tâché de gérer ces dossiers avec l’Allemagne. Aujourd’hui, l’OCBC ne traite pas souvent de ces cas. Cette rareté s’explique par la prescription au pénal qui concerne directement les missions de l’OCBC. En cas de recel d’un premier détenteur de bonne foi, il y a prescription au bout de six ans. Pour les objets de la Seconde Guerre mondiale, il y a 99 % de chance, donc, pour que le détenteur actuel d’une œuvre spoliée soit de bonne foi.
C’est différent au civil : l’ordonnance du 21 avril 1945 [NdR : qui complète une première ordonnance du 12 novembre 1943], dit bien que toutes les opérations de vente forcée ou tous les vols de biens culturels faits sous le régime de Vichy sont nuls. Lorsqu’un de ces biens culturels est retrouvé en France, il doit être restitué. Nous avons l’exemple récent d’un tableau exposé au Musée Marmottan, en France donc : La cueillette des pois de Pissaro, oeuvre prêtée de bonne foi par une famille américaine, mais qui avait été volé à une famille juive française durant la guerre. Le tableau en question va être restitué aux descendants de cette famille française.

La cueillette des pois de Camille Pissaro, 1887 © Wikipedia
La cueillette des pois, Camille Pissaro, 1887 © Wikipedia

 

Compléments de lecture

Sur l’OCBC – Châteaux, musées pillés… LES FLICS DE L’ART SONT LÀ,

Affaire déjouée au musée chinois en décembre 2019 – Tentative de cambriolage du musée chinois du château de Fontainebleau : six malfaiteurs mis en examen

 Sur le vol de 2015 au Musée chinois – Important vol d’œuvres d’art au musée chinois de Fontainebleau

Droit Privé – Texte de loi concernant les biens culturels volés

Présentation de la base PSYCHE d’Interpol

Sur les biens spoliés et leur restitution

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