Napoleon.org – Que sait-on de l’impact sur Louis-Napoléon (il a alors 23 ans) de la mort de Napoléon-Louis, ce grand frère avec qui il avait débuté ses « premières aventures » politiques plutôt émeutières ?
Thierry Lentz – Le choc fut d’abord familial et fraternel. Bien que n’ayant pas grandi ensemble, les deux frères étaient devenus proches. L’aventure italienne avait encore contribué à les rapprocher. L’épisode ne doit pas être négligé dans le parcours personnel du futur Napoléon III. Pour des raisons affectives, certes, mais aussi pour des motifs dynastiques. Louis-Napoléon passe à ce moment du cinquième au quatrième rang. L’année suivante, la mort du roi de Rome le fera encore « avancer ». À partir de ce moment, il sait qu’à la mort du roi Joseph et de son père Louis, tous deux âgés, compte tenu des règles fixées sous le Premier Empire, c’est lui qui devra reprendre le flambeau.
Napoleon.org – « La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l’opulence ne sera plus oppressive » sont des mots du jeune Louis Napoléon Bonaparte que vous citez dans votre biographie. Napoléon III avait-il oublié cette conviction quand la fête impériale battait son plein ou le luxe apparent est-il une contrainte inhérente au pouvoir en France ?
Thierry Lentz – Le mystère Louis-Napoléon restera entier jusqu’à la fin, et je ne suis pas sûr qu’il pourra être levé. L’homme est habile et secret, ce qui fait qu’on a du mal à trier ce qui est sincère et profond de ce qui l’est moins. Quoi qu’on veuille parfois en croire, L’extinction du paupérisme, dont cette phrase est tirée, n’est pas un écrit socialiste. Il s’agit d’une dissertation assez libre et fort adroite, ne serait-ce que dans le choix du titre qui a été répété à l’envi… et l’est encore aujourd’hui. Les dispositions concrètes qu’il contient, notamment les colonies agricoles, ne sont guère adaptées et ne connaîtront guère de suites. En économie, Napoléon III sera en réalité un libéral dont les concessions sociales viendront souvent plus par calcul que par conviction.
Napoleon.org – Y a-t-il eu des révoltes populaires contre le régime de Napoléon III sous le Second Empire : la Commune était-elle en germe, même sans la guerre franco-allemande ?
Thierry Lentz – Le régime a vécu à peu près tranquillement pendant vingt ans. Comme de tous temps, il y eut certes quelques émotions populaires et remous ouvriers, mais la France était « tenue », non pas tant d’ailleurs par un « régime policier », mais plutôt par une ambiance générale de travail, de respect d’un pouvoir qui assurerait l’ordre et l’emploi. La haute bourgeoisie soutenait le régime, de même qu’une classe moyenne de plus en plus nombreuse, ce qui comptait dans la France de l’époque.
Napoleon.org – Vous rappelez dans votre ouvrage que, le 19 juillet 1870, Napoléon III est très résigné quand son Empire entre en guerre contre le royaume de Prusse. Le chef de l’État pressent-il la défaite ou est-ce seulement la réaction d’un homme malade et affaibli ?
Thierry Lentz – La crise de 1870 est à la fois étonnante et prévisible. Étonnante parce que tout aurait dû pousser le régime à résoudre cette crise pacifiquement après le retrait de la candidature Hohenzollern. Prévisible parce que personne ne s’est rendu compte que la puissance « allemande » était décuplée par l’adhésion des États du Sud aux projets prussiens et que, parallèlement, l’armée française n’avait pas entièrement achevé sa mue. Ajoutons que, comme l’a dit Thiers, « toutes les erreurs » diplomatiques ont été commises, aboutissant à l’isolement complet de la France. On doit bien reconnaître que ce fut une erreur tragique. Et à tout ceci s’ajoute la maladie de l’Empereur, remarquablement absent de la crise et manipulé par les va-t-en-guerre de s’on entourage. En cela, il porte tout de même une lourde responsabilité, presque par abstention, dans le déclenchement de la catastrophe.
Napoleon.org – « En une journée à peine [le 4 septembre 1870], le Second Empire s’était effondré comme un château de cartes. » La seule guerre de 1870 n’explique pas la fragilité du régime : selon vous, quelles sont les faiblesses expliquant la fin du Second Empire ?
Thierry Lentz – Cette révolution du 4 septembre est comme toutes celles qui, au XIXe siècle, ont abouti à un changement de régime : faiblesse et perte de contrôle de l’équipe au pouvoir, action décidée des « révolutionnaires », indécision d’un côté et culot de l’autre. Quelques centaines de personnes font chuter un régime qui, trois mois plus tôt, avait réuni les trois quarts du corps électoral ! Qui plus est, une révolution parisienne, une de plus. Il est vrai aussi qu’après Rezonville et Gravelotte, Sedan est une défaite inouïe et que l’Empire en paie le prix fort… mais à la hauteur de l’échec militaire.
Napoleon.org – Vous nous apprenez que le renouveau historiographique sur Napoléon III est passé par le dépôt de nouvelles sources privées aux Archives nationales à partir de la fin des années 1970, dépôt inédit ayant lui-même engendré un nouvel intérêt pour des sources administratives jusqu’ici non exploitées. Quels étaient ces dépôts et pourquoi ont-ils été faits à ce moment ?
Thierry Lentz – Les archives générales existaient avant les années 1970 mais étaient peu exploitées. Les dépôts de la famille impériale ont complété la documentation sur le plan historique ainsi que les fonds privés entrés aux Archives nationales mais aussi détenus par la BnF, au département des manuscrits, dont Charles-Eloi Vial est un des conservateurs ouverts et dynamiques. Toute cette matière doit être creusée et remuée, en même temps que les études locales. Ajoutons-y que les affaires diplomatiques mériteraient aussi un renouveau, entamé d’ailleurs notamment par Yves Bruley. Avec Éric Anceau comme chef de file, l’affaire est désormais entre les mains des meilleurs.
Napoleon.org – Question inévitable… Y a-t-il du Napoléon Ier dans la personnalité de Napoléon III ?
Thierry Lentz – C’est vrai qu’après avoir beaucoup étudié Napoléon Ier, on entre dans un autre monde et une autre époque avec Napoléon III. Les deux personnalités sont évidemment différentes mais ce qui frappe le plus, c’est la proximité du Second Empire avec notre temps. Les problématiques sont souvent très contemporaines et presque « pratiques » pour l’étude de la société et de la politique, tandis que le Premier Empire a pour sa part un héritage touchant plus aux grands principes d’organisation de la société.