► napoleon.org : Qui de vous deux a eu l’idée de ce roman graphique, peut-être vous deux ?
• Bruno Wennagel (illustrateur) : L’idée de ce roman graphique a germé il y a neuf ans maintenant, initialement sous la forme d’une application sur tablette, réalisée avec la maison d’édition Quelle Histoire. Nous voulions sortir un projet ambitieux, un objet numérique hybride entre le roman, l’animation, la bande dessinée et le podcast, dans lequel l’Empereur s’adresserait directement au public. Le choix de Vincent pour écrire le texte a été immédiat, et nous avons travaillé sur une première version sortie en 2013 sur les plateformes. La revue Historia, dirigée par Pierre Baron, nous avait parrainés et Francis Huster a eu la gentillesse de prêter sa voix au monologue de Napoléon. Les critiques avaient été très bonnes, mais la durée de vie d’une application n’est pas celle d’un livre. L’idée de l’adapter en livre nous trottait dans la tête depuis un moment et il y a un peu plus d’un an, nous avons décidé de lancer ce gros chantier : refonte complète des textes, nouvelle mise en scène, enrichissement de dizaines de nouvelles illustrations. 2021 est l’année du bicentenaire, ce qui nous a donné un surcroît de motivation pour arriver au résultat de ce tout nouveau roman graphique.
► napoleon.org : Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
• Bruno Wennagel (illustrateur) : Pour la partie graphique, l’influence se fait clairement du côté des comics d’outre-Atlantique. L’univers sombre du comics « Sin city » se retrouve dans certaines planches, mais je voulais également une mise en scène qui se rapproche quelquefois du cinéma ou du jeu vidéo, d’où beaucoup de références photos et vidéos, réalisées spécifiquement pour donner cet aspect réaliste. Il y a également un gros travail fait à partir de gravures et de tableaux d’époque, tous revisités dans ce même style sombre, avec des couleurs franches, qui tranchent avec la plume de Vincent et créent le contraste que l’on voulait.
• Vincent Mottez (auteur) : En ce qui concerne les textes, il y a d’abord la lecture des sources, à commencer par l’incontournable Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases et les mémoires des autres généraux, compagnons d’exil. Elles nous permettent de connaître l’opinion rétrospective de Napoléon – quoique rapportée et peut-être parfois biaisée – sur les grands événements de sa vie. Plusieurs citations ont été utilisées pour s’approcher non seulement de sa pensée mais aussi de son phrasé. Il y a ensuite les nombreux livres d’histoire de l’Empire, qui amènent un regard objectif, en particuliers ceux de Jean Tulard, de Charles-Eloi Vial, Jacques-Olivier Boudon, Pierre Branda, Patrice Gueniffey et bien sûr Thierry Lentz, qui nous a fait l’amitié et l’honneur d’une préface. Au-delà du matériel historique, il y a la recherche d’un style et d’une tonalité qui puisent dans les œuvres de fiction. Par exemple, j’aime beaucoup l’écriture de Sacha Guitry dans Le Diable Boiteux ou dans son Napoléon, avec beaucoup d’ironie derrière un langage châtié.
► napoleon.org : Comment avez-vous élaboré ensemble un tel projet ? Quelles ont été les différentes étapes dans votre travail ?
• Bruno Wennagel (illustrateur) : Une fois le découpage des chapitres fait, j’ai commencé à rassembler l’iconographie liée à chaque partie, pour trouver des idées de mises en scène et d’univers. Mais c’est à partir de la première version du texte que le gros du travail commence, notamment réaliser un story board (suite de croquis rapides qui exposent les différentes intentions de découpage de l’histoire). Nous avons échangé avec Vincent tout au long du processus pour faire les choix d’illustrations qui nous semblaient les plus pertinents. À partir de ce story board, nous avons recréé les scènes, spécialement pour les positions des soldats et des personnages, que j’ai photographiées, recomposées, redessinées à l’encre puis colorisées numériquement. Je tiens d’ailleurs à remercier Emel et Stéphanie, les deux illustratrices qui m’ont épaulé sur cette partie. Une fois les illustrations terminées, il reste encore la mise en page, sur lequel Kagna, la directrice artistique a fait un excellent travail pour mettre en valeur le texte et les illustrations. Au final, c’est un travail d’auteur mais avec une vraie équipe derrière qui nous a soutenu sur ce projet.
• Vincent Mottez (auteur) : Des milliers de livres ont été publiés sur Napoléon. Nous nous sommes demandés comment nous pouvions nous singulariser avec notre projet. Le format du roman graphique nous convenait bien, car il fait la part belle aux illustrations autant qu’aux textes. Une formule s’est vite imposée : l’alliance d’un style graphique contrasté et abrasif proche de l’univers des super-héros et un texte introspectif, comme des confidences, des confessions. Le personnage de Napoléon s’y prête bien, car il tient à la fois du super-héros à travers son épopée et son style iconique, avec son bicorne et son manteau-capote qui flotte au vent. Mais il a aussi un côté humain avec ses fautes et ses faiblesses. Il est à la fois humain et surhumain. C’est ce contraste que nous avons cherché à exprimer avec Bruno.
► napoleon.org : Combien de temps vous a pris Moi, Napoléon ? Votre regard sur l’Empereur a-t-il changé à l’issue de votre travail ?
• Bruno Wennagel (illustrateur) : Ce travail m’a pris environ six mois sur la première partie, à savoir l’application que nous avions sortie à l’époque. Il y avait beaucoup de séquences animées, ce qui était assez chronophage. Quand nous avons décidé de porter ce projet en livre, je me suis replongé trois mois dans cet univers passionnant pour l’adaptation. Ça a été un grand plaisir, car c’est un univers qui m’a toujours fasciné depuis mon enfance. Essayer de porter un nouveau regard graphique sur une des pages les plus célèbres de l’histoire de France était une expérience passionnante, que j’espère pouvoir recommencer prochainement. J’ai évidemment appris plus en détail l’histoire de l’empereur et toute l’iconographie qui en a découlé.
• Vincent Mottez (auteur) : En cheminant avec Napoléon, chapitre après chapitre, je me suis interrogé sur les raisons de sa chute. Quand et comment en est-il arrivé à la morne plaine de Waterloo ? Le ver était-il dans le fruit depuis le début ? A-t-il été trahi ? Son entreprise était-elle tenable ? Pouvait-il faire des compromis pour préserver l’essentiel ? A-t-il péché par hubris ? C’est très subtil, car il y a sans doute un peu de tout cela. Et sans ses excès et ses erreurs, Napoléon n’aurait pas été Napoléon. Dans ce livre, Napoléon refait le match. Il fait face à sa conscience et se pose ces questions, chose qu’il ne fait pas toujours sincèrement dans le Mémorial de Sainte-Hélène, qui a une portée hagiographique évidente. Il y botte parfois en touche en rejetant la faute sur ses subordonnés. C’est tout l’intérêt de la dimension romanesque : assumer une part de subjectivité pour toucher la corde sensible, aller franchement sur un terrain psychologique que l’historien se garde à juste titre d’aborder. « Notre » Napoléon livre « sa vérité », tantôt avec orgueil et mauvaise foi, tantôt avec des éclairs de lucidité, et parfois en se laissant aller à une sombre mélancolie.
En travaillant sur Napoléon, j’ai été particulièrement fasciné par le coup d’État du 18 Brumaire. Ça n’a l’air de rien aujourd’hui, mais il fallait une incroyable force intérieure – ou folie ! – pour risquer de finir sur l’échafaud avec ce coup de force, assez mal préparé à y regarder de plus près. Napoléon joue souvent son destin sur un coup de dés. C’est sans doute le chapitre que j’ai préféré écrire, car Napoléon, qui a conscience de son destin très tôt, sent que les portes sont entrouvertes et fonce tête baissée. C’est cela le vrai génie, à mon avis, l’instinct de l’instant. Quoi qu’on dise de Napoléon, avec le regard d’aujourd’hui parfois désabusé, voire mesquin, sa destinée homérique est fascinante. Il n’est pas nécessaire de l’aimer pour l’admirer.
► napoleon.org : Moi, Napoléon… Y aurait-il quelque chose de « Napoléon » en vous ?
• Bruno Wennagel (illustrateur) : Je ne pense pas pouvoir me comparer à Napoléon… mais j’espère tout de même qu’il aurait apprécié notre travail s’il avait pu avoir le roman graphique entre les mains !
• Vincent Mottez (auteur) : Ce serait beaucoup dire face à un tel géant… De fait, on a tous en nous quelque chose de Napoléon, ne serait-ce qu’à travers le Code civil et les « masses de granit » qu’il a jetées sur la France et dont nous profitons encore aujourd’hui. Mais, pour ne pas trop esquiver la question, j’aime à croire que, dans notre livre, il y a une part d’audace, en mettant en scène l’Empereur avec ce traité graphique moderne et en se payant le luxe de le faire parler à la première personne. Peut-être que d’outre-tombe, il se rit de la chose en songeant « mes pauvres, vous n’y êtes pas du tout, si vous saviez vraiment… », ou alors, qui sait, il approuve et nous lance : « soldats, je suis content de vous ! »
Cet ouvrage porte le label « 2021 Année Napoléon ».