napoleon.org : Les historiens des XIXe et XXe siècles ont conçu et écrit des études sur les maréchaux de Napoléon dans une perspective biographique, voire hagiographique et édifiante. En quoi votre livre s’écarte de cette tradition ?
Walter Bruyère-Ostells : Sans rompre totalement avec l’approche biographique, il s’agit dans cet ouvrage d’avoir quelques chapitres clairement thématiques (chapitres sur la « fabrique des maréchaux », sur l’anthropologie du combat, ou la gestion de leur patrimoine et des solidarités familiales). Il s’agit plus clairement de rompre avec toute approche hagiographique. L’approche par catégories de maréchaux permet, par exemple, d’en regrouper certains autour de traits négatifs de leurs personnalités comme dans le chapitre 4 « Profiteurs ambitieux et Girouettes ». On y découvre le côté vaniteux de Marmont qui abuse volontiers de la grande bienveillance de Napoléon qu’il a connu dès 1791. On le retrouve soucieux de sa place sous la Restauration faisant partie de ceux qui votent sans broncher la mort de son compagnon d’armes, Ney. La seconde partie de l’ouvrage davantage centrée sur les campagnes permet aussi de montrer toutes les limites militaires de ces hommes qui restent pour majeure partie d’entre eux des exécutants de plans imaginés par Napoléon. Ils sont capables d’erreurs grossières lorsqu’ils prennent des initiatives, à commencer par les prestigieux Ney et Murat. Berthier montre lui aussi ses limites à l’ouverture de la campagne de 1809 ; et on pourrait multiplier les exemples.
napoleon.org : Origines sociales diverses, opinions politiques contradictoires, Napoléon a-t-il pu façonner un corps homogène de ses « paladins » ?
Walter Bruyère-Ostells : D’une certaine façon, oui. Ces hommes d’origines sociales diverses, d’opinions politiques variées deviennent des incarnations militaires du notable qui apparaît sous l’Empire et qui va caractériser le XIXe siècle. Ces notables qui reçoivent des titres de noblesse, gèrent des territoires – soit au gré des conquêtes, soit dans la situation de domination française sur l’Europe – doivent paraître à la Cour ; ils sont aussi les compagnons d’armes de Napoléon qui passe une partie importante de sa vie à leurs côtés en raison de l’omniprésence de la guerre dans la période. Leurs noms restent associés à celui de Napoléon. C’est notamment ces caractéristiques que j’ai voulu signifier avec le terme de « paladins ». À bien des égards, ils rappellent les compagnons de Charlemagne : pensez à Roland, guerrier anobli par ses fonctions (préfet des marches de Bretagne notamment), immortalisé pour son combat d’arrière-garde à Roncevaux. Par paladins, je veux rappeler que les maréchaux constituent un symbole d’une nouvelle caste militaire autour de laquelle s’organise une refonte des élites. De ce point de vue, il y a de vraies similitudes entre les temps carolingiens et le Premier Empire. Par ailleurs, ils incarnent les valeurs militaires du temps. Ney, Murat ou Lannes entrent ainsi dans la légende napoléonienne au XIXe siècle comme Roland au Moyen-Age.
napoleon.org : Que dit l’histoire de ses maréchaux, en creux, de Napoléon ?
Walter Bruyère-Ostells : Elle en dit beaucoup. Déjà, le choix des maréchaux montre le talent politique de Napoléon : subtil équilibre entre protégés de l’armée d’Italie et ceux de l’armée du Rhin pour la promotion de 1804 dans le prolongement de la réconciliation des Français recherchée sous le Consulat ou nomination du Polonais Poniatowski en 1813 à un moment où la Grande Armée est une vraie « tour de Babel ». Sur le plan des mutations de la conduite de la guerre qu’incarne Napoléon avec les grandes victoires françaises de la période : le rôle du grand état-major autour de Berthier, l’invention de la « communication » militaire (avec Berthier là encore dans l’emploi principal pour les Bulletins de la Grande Armée), la gestion de l’infanterie avec les accélérations des marches pour créer les conditions des batailles décisives… Tout cela se voit très bien avec l’emploi des maréchaux. C’est dans cet esprit qu’est construite la seconde partie de l’ouvrage centrée sur les grandes campagnes militaires.
L’histoire des maréchaux dit également beaucoup du régime napoléonien : construction d’une IVe dynastie et de sa noblesse (nomination de maréchaux et de leurs épouses à des fonctions curiales, incitation à l’achat d’hôtels parisiens et de grands domaines hors de Paris…), impérialisme français en Europe dans la gestion des territoires… Tous les aspects de la vie des maréchaux nous éclairent sur la politique napoléonienne. Pour revenir au modèle social que nous avons évoqué précédemment, leurs mariages montrent à partir du Consulat et plus encore sous l’Empire (remariages) la démarche de fusion des élites d’Ancien Régime et de celles issues de la Révolution (union de Lannes et Louise de Guehéneuc en 1800 ou d’Oudinot avec Marie-Charlotte Eugénie de Coucy en 1812).
napoleon.org : Quel a pu être l’héritage militaire, voire social, des maréchaux de Napoléon, pour l’armée du XIXe siècle ?
Walter Bruyère-Ostells : Conformément aux attentes de Napoléon, les apports des maréchaux à la conduite de la guerre sont faibles. Ils sont des exécutants du stratège Bonaparte. En revanche, après la dissolution de la noblesse de l’Ancien Régime, ils construisent les normes militaires du XIXe siècle, constituent les références de l’honneur militaire et de ses codes. Leur rapport à la mort, fait de bravades (Masséna à Wagram, Murat à Borodino devant les cosaques) et de réel courage physique (que l’on retrouve globalement chez tous les maréchaux), en est le plus bel exemple. Il est magnifié par le régime (panthéonisation de Lannes). Ils sont des archétypes de l’officier, sur le champ de bataille (capable d’exécuter parfaitement un manœuvre à l’échelle tactique, braves, entraîneurs d’hommes) et hors du champ de bataille (administrateur de territoires conquis). Sur le plan social, ils sont des notables qui appuient leur parentèle (héritage là encore de l’Ancien Régime). Leur héritage consiste surtout (avec Napoléon) dans la place des chefs militaires dans la politique française au XIXe siècle : c’est ce que j’essaie d’éclairer pour le Consulat dans le chapitre « César et ses prétoriens ») mais aussi bien entendu pour 1814-1815. Soult et Mortier seront eux-mêmes chefs de gouvernement sous la monarchie de Juillet. C’est sur cet héritage politique que j’ai souhaité insister dans les dernières lignes de ma conclusion en évoquant la statuaire dans l’hémicycle du Sénat.
Avril 2021