Un épicentre français en terre anglaise
Les réfugiés politiques furent accueillis en Grande-Bretagne et se virent accorder libertés de mouvement et d’expression. L’amitié étroite entre la reine Victoria et la famille impériale française fut un facteur déterminant dans ce choix, tout comme la proximité géographique avec la France.
La paisible ville de campagne de Chislehurst, dans le Kent, allait devenir le centre de la cour française en exil au cours des années à venir. Le drapeau français flottait sur la demeure de Camden Place ; les anciens souverains recevaient la visite de la royauté européenne, notamment la reine Victoria et le tsar Alexandre II, ainsi que des politiciens de toute l’Europe. Des plans pour regagner le trône de France furent discutés entre les murs de ce nouveau port d’attache, si bien que la jeune Troisième République française posta des espions dans un moulin à vent en bordure de la propriété pour surveiller ces visites. Et Napoléon III avait des espions qui surveillaient les espions…
Le mystère entoure la façon dont la famille s’est retrouvée à Camden Place.
En 1860, un banquier Nathaniel Strode acheta Camden Place (Autrefois la maison de Lord Camden, célèbre pour son soutien à la cause américaine de non-imposition sans représentation.) pour 30 000 £. Il entreprit de transformer cette maison de campagne de style géorgien en un château « à la française ».
Strode ajouta une nouvelle aile pour sa salle à manger, dont les boiseries provenaient du château de Bercy et avaient été achetées au prix de 12 000 francs. Les boiseries sont encore intactes aujourd’hui (mais nécessitent une conservation précautionneuse) et sont considérées comme l’un des meilleurs exemples de l’artisanat français de l’époque en Angleterre.
Strode compléta cette transformation par des peintures murales et des œuvres d’art représentant des artistes français et flamands et la maison fut meublée dans le goût français.
À l’arrière de la demeure se trouvait déjà une réplique du temple situé à Saint-Cloud, ajoutée par l’architecte James « Arthenian » Stuart dans les années 1760.
Pourquoi la famille impériale choisit-elle Camden Place ?
Nathaniel Strode a connu Louis-Napoléon du temps de son exil dans les années 1830-1840 à Londres. Strode était alors l’administrateur d’Harriet Howard, maîtresse de longue date et amie de Napoléon III, mais aussi soutien – notamment financier – de ses campagnes et ambitions politiques.
Un certain nombre d’historiens affirment que Louis-Napoléon s’était déjà rendu à Chislehurst, bien qu’il n’y en ait aucune preuve formelle. Son lien avec le domaine semble provenir de son « amitié » (des fiançailles furent discutées) pour Emily Rowles, qu’il couvrit de cadeaux. Le fait est qu’Emily est bel et bien née à Camden Place, mais sa famille avait quitté la maison dès ses trois ans.
Strode prétendit avoir eu le pressentiment qu’une maison en Angleterre serait un jour nécessaire à l’Empereur. Il fut révélé plus tard qu’il avait reçu 900 000 francs de la liste civile française en 1862 et 1864. Aurait-il pu s’agir d’un achat immobilier caché ? À ce moment-là, Miss Howard et l’Empereur étaient séparés et les sommes qu’elle lui avait données pour financer ses campagnes avaient été remboursées, mais ces nouvelles transactions auraient peut-être pu également correspondre à des dons pour aider Strode, ce vieil ami, qui était alors dans en difficulté financière. La vérité ne sera peut-être jamais faite à ce sujet.
Une certitude : lorsque l’impératrice fuit les Tuileries après la défaite française à la bataille de Sedan en septembre 1870, Strode lui offrit l’usage de Camden Place, ce qu’elle accepta. Le loyer demandé était loin de correspondre au tarif commercial en vigueur. Elle ne savait presque certainement rien de l’amitié de Strode avec son mari ni de son rôle d’intermédiaire fiduciaire pour Miss Howard.
Napoléon III à Camden Place
Une fois installé à Chislehurst, Napoléon adopta la vie d’un gentilhomme de la campagne : il se rendait à l’église et assistait aux parties de cricket. Il portait un costume et un haut-de-forme, abandonnant l’uniforme militaire, et prenait le train en simple voyageur de première classe jusqu’à Londres, refusant tout train privatisé pour son seul usage. Les enfants locaux l’aimaient car il avait toujours des pièces en poche pour eux.
L’idée d’un retour au pouvoir des Bonaparte, via sa propre personne mais grâce à son fils, occupait encore ses pensées et faisait l’objet de débats et de planification. L’homme était cependant toujours très malade. Les calculs vésicaux qui l’avaient handicapé à la bataille de Sedan continuaient de le faire souffrir grandement. L’Empereur mourut dans sa chambre à Camden Place en 1873, des suites d’une opération chirurgicale pour traiter ces calculs.
« L’Empereur mourut le jeudi 9 de ce mois, et dès samedi le petit village de Chislehurst débordait d’un afflux de personnes attirées par curiosité, par sympathie ou par respect. Les auberges et autres lieux d’hébergement furent rapidement remplis et nombre de ceux qui avaient l’intention de rester à Chislehurst jusqu’à la fin des funérailles furent obligés de retourner à Londres pour dormir. La plupart de ces immigrés étaient naturellement des Français » (Source: The Graphic du 25 janvier 1873).
Le corbillard fut tiré par 8 chevaux revêtus de noir. Le Prince impérial marchait derrière, suivi de membres de la famille Bonaparte et de représentants des familles royales britanniques et italiennes.
Seuls 200 personnes, en tenues de deuil, purent être entassées dans l’église Sainte-Marie (où se trouve encore de nos jours une effigie de Napoléon III), tandis que des dizaines de milliers de personnes se tinrent à l’extérieur pendant la cérémonie.
Après la mort de Napoléon III
La part de Camden Place dans l’histoire impériale ne s’arrête pas là. Ce fut le décor des célébrations de la majorité du Prince impérial, partagées par tout le village. À cette date, en 1874, le Prince fut fêté dans tout Chislehurst. Tom Bushell dans l’Imperial Chislehurst décrivit la journée : « La gare était gaiement décorée et arborait le drapeau tricolore de la France, tandis que dans la salle d’attente principale et au guichet, couronné de lauriers et de violettes, on pouvait lire : « Vive le Prince impérial ! 16 mars 1874 » – et tout Chislehurst le pensait sincèrement. »
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Il n’y eut pas de célébrations en 1879 lorsque Chislehurst accueillit à nouveau des dizaines de milliers de personnes en deuil au moment où le Prince impérial rejoignit son père dans la même petite église catholique… Lorsque la guerre en Zoulouland fut déclarée en 1879, le prince, qui avait terminé ses études et sa formation militaire de cadet à Woolwich, avait tenu passionnément à être aux côtés de ses camarades dans le feu de l’action. Malgré les objections de sa mère, il avait obtenu la permission de la reine Victoria et du duc de Cambridge, commandant en chef de l’armée britannique, de les rejoindre.
Bien qu’étant seulement assigné à une mission d’observation, le groupe du Prince impérial partit en reconnaissance et fut surpris par 40 guerriers zoulous – son cheval s’emballant, il tomba, fut blessé et finalement tué. Le corps du prince impérial fut retrouvé le lendemain et ramené du Zoulouland jusqu’à la côte sud-africaine, puis fut embarqué à bord du navire de troupes britannique HMS Orontes pour être ramené en Grande-Bretagne où il fut enterré à Chislehurst.
Les habitants de Chislehurst firent une collecte pour ériger une grande croix celtique qui se dresse encore de nos jours en face de Camden Place, sur la route qui porte toujours actuellement le nom de « Prince Imperial Way ».
John Bierman le fait remarquer dans son ouvrage Napoleon lll and his Carnival Empire : « Alors que les splendides boulevards et avenues – et une grande partie de l’architecture de la ville – du Paris actuel rappellent implicitement le troisième Napoléon, la présence de l’empereur exilé en Grande-Bretagne n’a laissé comme trace qu’une modeste route secondaire dans une banlieue verdoyante de Londres pour commémorer le jeune homme qui aurait pu devenir le quatrième du nom. »
La modeste ville fut le premier lieu de repos de Napoléon III et de son fils, le prince impérial. Finalement, l’impératrice fit construire une abbaye à Farnborough et leurs dépouilles y furent réinhumées. Chislehurst se souvient pourtant encore de son rôle dans l’histoire de France et célèbre ses anciens résidents impériaux à travers des noms de rue : Royal Parade, Empress Drive et Prince Imperial Way.
Depuis 125 ans, Camden Place est le club-house du Chislehurst Golf Club. Ses intérieurs ont très peu changé. Les golfeurs peuvent s’essayer à leur passion des terres appréciées de la famille impériale et, sur réservation, les visiteurs peuvent visiter cette maison à l’importance historique et architecturale.
Angela Hatton (mars 2021). Mise à jour : janvier 2024
Angela Hatton est membre du comité de la Demeure et du Patrimoine du Chislehurst Golf Club, sis de nos jours à Camden Place.
1. Il y a une copie de cette peinture impressionniste originale de 9 pieds conservée au Musée National du Château de Compiègne. On peut voir Camden Place en arrière-plan. Peint en octobre 1874, Eugénie porte le deuil complet de l’empereur Napoléon III. Les violettes au centre du tableau étaient l’emblème du bonapartisme. Eugénie détourne le regard du spectateur et s’appuie sur le bras de son fils, dont elle serre la main droite. Louis-Napoléon, vêtu de l’uniforme de l’Artillerie royale britannique, nous regarde nous diriger. Il est désormais l’espoir des bonapartistes qui s’adressaient déjà à lui sous le nom de Napoléon IV.