Qu’est-ce que le monde rural ? Tout !
En 1856, sur 35 millions de Français, on compte 26 millions de ruraux. En un siècle marqué par les mutations industrielles, la terre reste la base de la richesse. La Révolution française a bouleversé les structures de la société rurale : la vente des biens nationaux, l’abolition des servitudes et des droits seigneuriaux ont favorisé l’émergence d’une « fermocratie », attachée aux acquis de 1789 et imprégnée des idéaux d’une démocratie égalitaire. Honoré de Balzac qualifie, dans un roman inachevé de 1844, Les Paysans de « Robespierre à une tête et à vingt millions de bras ». La formation de grandes propriétés, encouragées par les physiocrates des Lumières, laisse place à des paysans propriétaires, qui détiennent la moitié du sol. Le monde rural est divers, mêlant les paysans, du « coq de village » jusqu’au métayer, les artisans (charron, maréchal-ferrant, sabotier…), les boutiquiers (le cabaret est un lieu essentiel de sociabilité), les notables (médecin, notaire, curé…), les fonctionnaires (instituteurs, gendarmes, cantonniers, percepteurs…). Or, l’instauration du suffrage universel masculin, à la suite de la révolution de février 1848, fait basculer le centre de gravité de la vie politique des 200 000 électeurs censitaires aux masses rurales, dominantes démographiquement : la France entre dans « l’ère des paysans » (Pierre Sorlin). Se référant à l’abbé Sieyès, le Journal d’agriculture pratique affirme : « La révolution de 93 avait fait un grand pas en posant cette question fameuse : Qu’est-ce que le tiers état ? Il en est une autre qu’il faut poser aujourd’hui : Qu’est-ce que le paysan ? » Ce dernier préside par son vote aux destinées du pays, ce qui implique de reconnaître la légitimité de ses intérêts.
Des ruraux en rupture de modernité ?
Les citadins entretiennent une méconnaissance mêlée de mépris envers les « barbares de l’intérieur ». Le paysan est décrit à l’état de brute primitive et d’être fruste : proche de la nature, ses facultés seraient limitées. « Borné, court de vue, étranger et inaccessible à toute notion d’art ou de science, (…) il ne va point au-delà de la sensation » assène une brochure en 1869, Les Paysans et le suffrage universel. Les élites continuent de ressasser Les Caractères de Jean de La Bruyère, « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides ». Lorsque les ruraux se révoltent (« l’été rouge » de 1841 embrase la moitié sud du pays), ces violences, qualifiés d’émotion ou de jacquerie, sont assimilées à des résurgences archaïques. L’adhésion des campagnes à l’Empire confirme aux yeux des opposants l’absence de vision nationale d’un vote rural frappé d’immaturité et aveugle à l’intérêt général. Dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), Karl Marx explique le triomphe de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1848 par le ralliement des « paysans parcellaires », qui vouent à la dynastie une « foi superstitieuse ». Jules Ferry, dans La Lutte électorale en 1863, dresse un tableau désabusé de l’électeur des campagnes, courbant l’échine devant l’autorité impériale comme autrefois devant le seigneur : « Quand la locomotive passe à toute vapeur, le paysan se lève sur le sillon, ses bras nus posés sur sa houe ; son regard accompagne un instant le bruyant phénomène, puis lentement il recourbe son dos vers la terre. » Un libéral, Lucien-Anatole Prévost-Paradol, dénonce le « despotisme démocratique » imposé par la « profonde couche d’imbécillité rurale et de bestialité provinciale ». Les caricatures d’Honoré Daumier traduisent la perception d’un électeur crédule jusqu’à la stupidité. Dans une planche datée de juin 1851, « ce bon Mr Ratapoil », l’agent bonapartiste stipendié, extorque une signature en faveur de Louis-Napoléon à un couple de paysans béant aux corneilles. Ne leur a-t-on promis que « les alouettes leur tomberaient toutes rôties » ? Les républicains suspectent le paysan, obnubilé par la possession de son lopin, d’être soit inféodé aux influences de clocher (grands propriétaires et prêtres), soit soumis aux fonctionnaires de l’Empire : ce serait un « anti-citoyen » facilement manipulé (Chloé Gaboriaux).
L’agriculture, « première industrie de la France »
À l’inverse, dès ses écrits de jeunesse, Louis-Napoléon Bonaparte identifie dans le paysan propriétaire le fondement d’un conservatisme démocratique. Il envisage dans l’Extinction du paupérisme (1844) la création de colonies agricoles, chargées de mettre en valeur des terres incultes afin de fixer « la masse flottante d’ouvriers », ces refuges étant subordonnés à une discipline militaire « car leur but n’est pas de nourrir des fainéants ». Le travail de la terre n’est plus un abrutissement servile, il est jugé « sain et rémunérateur ». L’inquiétude suscitée par « la question sociale » provoque, dès la première insurrection des canuts lyonnais, en 1831, un retournement de perception chez certaines élites. Dans la « lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas » (Saint-Marc Girardin, dans le Journal des débats, 8 décembre 1831), les « Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie », ils hantent les faubourgs manufacturiers. L’Angélus de Jean-François Millet (1857-1859) exprime l’idéalisation d’un ordre immuable des champs : le tableau est transmué en icône du mythe agrarien. Face à la ville corruptrice, les campagnes se métamorphosent en pôle de la stabilité, conservatoire des intérêts moraux du pays. Leur aisance préoccupe les autorités. En avril 1856, le député de la Manche, le comte de Kergorlay, passionné d’agronomie, rappelle au Corps législatif que « l’agriculture occupe en France 25 millions de bras, cultive 41 millions d’hectares, et produit chaque année plus de 9 milliards de valeurs ; elle est donc incontestablement la première industrie de la France ».
La « question paysanne » au cœur du régime
À partir des années 1850, sur fonds d’augmentation des prix agricoles, les rendements s’accroissent par l’intensification du travail humain et l’extension de la surface agricole (26 500 000 ha, le maximum de notre histoire). Les gains de terres passent par l’assèchement de marais et d’étangs (Sologne, les Dombes, la Brenne), par l’irrigation (Provence), par le reboisement (Champagne pouilleuse). Dans les Landes, reboisées en pin maritime, Napoléon III s’attache à accomplir la promesse de son oncle, faire du département « un jardin pour la vieille garde » : par la fixation des dunes, le paysage est intégralement transformé. En Sologne, à mesure des réalisations (500 km de rivières régularisées, création du canal de la Sauldre pour capter les eaux de drainage), l’Empereur acquiert des domaines qui servent d’exploitations-modèles. En juin 1858, à l’occasion de la fête agricole de Lamotte-Beuvron, l’administrateur général des forêts porte à un toast à l’Empereur, « plus grand exploitant agricole de France » : le souverain renoue avec l’idéal du roi-jardinier, prégnant sous l’Ancien Régime. Au-delà de ces aménagements spectaculaires, le cadre législatif favorise les opérations de drainage entre champs mitoyens, en encourageant les processus d’association. Le 12 mai 1854, un projet est présenté au Corps législatif concernant le « Drainage appliqué à l’assèchement des terrains humides », afin de rendre « fertiles des terres jusqu’ici improductives ». Une loi adoptée en 1860 crée des zones de restauration en montagne, afin de prévenir les ravinements (reboisement du Mont Ventoux, du Lubéron…). Les taillis régressent à la suite de l’aménagement de plus 60 000 ha de forêts domaniales chaque année.
Unifier le marché national
Si la polyculture domine, afin de parer aux aléas météorologiques, les facilités de circulation créent une conjoncture favorable pour le vin et les denrées périssables. Les paysans du Léon envoient leurs produits maraîchers jusqu’à Paris. L’élevage se développe, par l’essor des prairies artificielles, dans le Nord et l’Ouest. Dans le bocage normand, l’élevage bovin est porté par la demande urbaine (Claude Monet, Cour de ferme en Normandie). Le pays de Charolais se spécialise dans l’embouche. La vigne progresse dans le Languedoc et le Beaujolais. La signature du traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne, en 1860, favorise les exportations viticoles. Lors de son entrée à Dijon, en 1860, Napoléon III est accueilli par un arc de triomphe formé de quatre mille ceps de vigne, exaltant selon la chronique officielle « la principale richesse du département ». Il s’agit surtout de manifester le soutien du département en faveur d’une production affranchie des entraves douanières. Les 17 000 km de réseau ferroviaire unifient le marché national. L’extension et l’entretien des chemins vicinaux confortent un maillage de proximité qui favorise les échanges par la tenue des marchés (Gustave Courbet, Les Paysans de Flagey revenant de la foire, salon de 1851). D’ailleurs, les foires ont souvent lieu le 15 août : les feux d’artifice et les danses associent la Saint-Napoléon à l’exaltation de la société rurale.
L’absence de révolution agricole
La productivité reste faible (la culture céréalière dispose de rendements inférieurs de moitié à ceux de la Prusse orientale). La jachère recule lentement, l’usage de prairies artificielles reste rare (exemple de la Beauce). Seules les grandes exploitations usent d’engrais à base de phosphate chimique. Le Crédit foncier est détourné de sa mission, pour financer les grands travaux parisiens. La modernisation des cultures entretient surtout des spéculations théoriques. Dans Madame Bovary, Gustave Flaubert fait dire à Homais, le pharmacien d’Yonville, « Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? » La France ne connaît pas de révolution agricole, même si les Expositions universelles servent de vitrine aux innovations. En 1855, à l’occasion de la première Exposition universelle, Napoléon III parraine le classement des vins de Bordeaux. L’Exposition de 1867 réserve l’île de Billancourt aux produits agricoles. Les visiteurs découvrent, au milieu des floraisons horticoles, des charrues de la maison Howard, en fer forgé, le sacrificateur Garrett, qui arrache les mauvaises herbes et autre hache-paille. Ces merveilles mécaniques, tractées par la force animale ou humaine, permettent d’apprécier l’avancée des anglo-saxons. En France, l’outillage reste sommaire. Kergorlay peut bien se désoler des charrues grossières, proche de l’araire, de ses administrés. À quoi bon acquérir un arrache pomme de terre au coût prohibitif de 500 francs, alors que la main d’œuvre abonde ?
Une pensée napoléonienne des campagnes ?
Persigny, ministre de l’Intérieur en 1864, dresse le tableau de campagnes innervées par le progrès, sous l’effet du volontarisme de la politique impériale. Répudiant tout immobilisme, il convient d’« assainir les contrées insalubres, d’irriguer les plaines, de boiser nos montagnes », afin d’étendre « les bienfaits de la civilisation ». Le régime consolide son assise rurale en assurant la pénétration du progrès, la prospérité étant la condition de l’intégration nationale. Les préfets, obsédés d’efficience, relèguent la rhétorique partisane au profit d’une gestion qui correspond aux attentes du monde agricole. À mesure de l’épuisement du transfert nostalgique de l’oncle au neveu, la « logique de l’attachement » ancre la fidélité paysanne au profit de Napoléon III en jouant sur « la saisie du réel » (A. Corbin). À chaque renouvellement du Corps législatif, les gains apportés par l’Empire sont rappelés par les candidats officiels, qui se focalisent sur les « intérêts matériels » : l’accroissement des prix agricoles, l’amélioration de la production, le financement des travaux publics facilitant la commercialisation des produits sont des arguments plus convaincants que les « libertés nécessaires » revendiqués par les républicains. Les promesses d’un équipement (rénovation d’une église, création d’une maison commune, ouverture d’écoles, routes…) sont plus efficaces que la coercition. Les pétitions des électeurs rappellent ces attentes d’aménagement, condition d’un vote favorable. Quelques semaines avant la restauration de l’Empire, une adresse émanant du Cher détermine le soutien des communes à la nécessité d’assainir la Sologne : « Une ère nouvelle (…) permettra la régénération de nos pays, en augmentant les produits de l’agriculture par le marnage de nos terres et la création de prairies artificielles. » Garantir la sécurité des campagnes justifie le décret de 1854, qui ordonne à la gendarmerie de visiter les communes au moins deux fois par mois afin de « de saisir tous les individus commettant des dégâts dans les champs ou les bois ». Jusqu’alors, la puissance publique était envisagée comme prédatrice, perturbant l’équilibre des communautés par les impositions, la conscription par tirage au sort, les normes imposées en matière d’héritage. Désormais, l’État, régulateur des intérêts locaux, est perçu comme protecteur. Il encadre et organise plus qu’il ne pressure (Sylvie Aprile).
Auteur : Juliette Glikman, juillet 2019
Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.
Sources
– Les paysans et le suffrage universel, études sociales et politiques / par D. R. (1869) => à consulter en ligne sur Gallica ici
– Louis-Napoléon Bonaparte, Extinction du paupérisme, Paris, Pagnerre, 1844 => à consulter en ligne sur Gallica ici
– Jules Ferry, La Lutte électorale en 1863, Paris, Dentu, 1863 => à consulter en ligne sur Gallica ici
– Saint-Marc Girardin, Journal des débats politiques et littéraires, 8 décembre 1831, p.1-2
– Jean Gilbert Victor Fialin Persigny, « Discours sur le rôle politique des classes agricoles », Le duc de Persigny et les doctrines de l’empire, Paris, H. Plon, 1865, p.167-179. => à consulter en ligne sur Gallica ici
Bibliographie
– Sylvie Aprile, La Révolution inachevée (1815-1870), Paris, Belin, 2010.
– Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, 1990.
– Jean-Claude Caron, L’Été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002.
– Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de SciencesPo, 2010.
– Annie Moulin, Les Paysans dans la société française de la Révolution à nos jours, Paris, Seuil 1988.
– Alain Plessis, De la fête impériale au mur des Fédérés (1852-1871), Paris, Seuil, 1979.
– Philippe Vigier, « La République à la conquête des paysans, les paysans à la conquête du suffrage universel », Politix, numéro sur La Politique en campagnes, troisième trimestre 1991, p.7-12.
Iconographie
– Honoré Daumier, « Ce bon Mr Ratapoil… » => commentaire sur L’Histoire par l’image ici
=> commentaire sur napoleon.org ici
– Jean-François Millet, L’Angélus => commentaire sur napoleon.org ici
– Claude Monet, Cour de ferme en Normandie => commentaire sur L’Histoire par l’image ici
– Gustave Courbet, Les Paysans de Flagey revenant de la foire => commentaire sur L’Histoire par l’image ici