Quelques points de repères : Napoléon Ier et l’intégration des juifs

Auteur(s) : DELAGE Irène, PAPOT Emmanuelle
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Alors que les cultes catholique et protestants (réformé et luthérien) ont vu leurs relations avec l’État être réorganisées au début du Consulat, avec la signature du Concordat (1801) et l’adoption des articles organiques (1802), aucune réflexion sur l’intégration des juifs ne fut entreprise avant 1806.
L’Empire compte alors 170 000 juifs, dont un tiers en France. Aucune instance générale n’organise ou dirige les différentes communautés. Alerté de la montée de l’anti-judaïsme (le terme d’antisémitisme est apparu à la fin du XIXe siècle), et du risque de pogromes dans les régions de l’Est (en Alsace), Napoléon Ier décide de se pencher sur le sujet, davantage soucieux de l’ordre public que de religion.

Quelques points de repères : Napoléon Ier et l’intégration des juifs
Revers d'une médaille du Grand Sanhédrin de 1806 :
Napoléon debout revêtu de sa toge d'empereur donnant les Tables de la Loi à Moïse agenouillé devant lui© MAHJ

Les étapes de la réflexion et un premier décret

> Napoléon Ier sollicite le Conseil d’État sur différents points. Ainsi, dans une première lettre du 6 mars 1806 à son ministre de la Justice Régnier, il demande que la section de législation examine l’annulation des hypothèques prises par les juifs pour 10 ans, ou l’obligation d’une patente pour les juifs non propriétaires à partir du 1er janvier 1807. (Correspondance générale de Napoléon Ier, vol. 6, éditions Fayard : lettre n° 11 612).

> Un premier décret du 30 mai 1806 (n° 1 631) réglemente le crédit, activité économique largement pratiquée à cette époque par les juifs. Face à l’endettement de nombreux propriétaires terriens en Alsace, source de tensions, il proclame notamment un moratoire d’un an sur les dettes contractées auprès des juifs dans l’Est. (voir Bulletin des Lois, 1806, tome 4, 4e série, p. 582-584).

> Dans ce même décret du 30 mai, Napoléon décide de réunir une assemblée de notables représentatifs de la communauté juive, afin de les consulter sur les moyens de les associer à sa politique.
« Sur le compte qui nous a été rendu que, dans plusieurs départements septentrionaux de notre empire, certains Juifs, n’exerçant d’autre profession que celle de l’usure, ont, par accumulation des intérêts les plus immodérés, mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de grande détresse. […] Il sera formé au 15 juillet prochain, dans notre bonne ville de Paris, une assemblée d’individus professant la religion juive et habitant le territoire français. » « Les membres de cette assemblée seront au nombre au tableau porté ci-joint, pris dans les départements y dénommés et désignés par les préfets parmi les rabbins, les propriétaires et les autres Juifs les plus distingués par leur probité et leurs lumières. »

Un décret du 22 juillet 1806 nomme Messieurs Molé, Portalis et Pasquier, maîtres des requêtes au Conseil d’État, comme commissaires auprès de l’assemblée.

Sous la direction d’Abraham Furtado, cent onze notables représentants tous les départements de l’Empire (dont seulement 15 rabbins) se réunissent à partir du 26 juillet 1806, afin de répondre à une liste de 12 questions relatives au positionnement et à l’engagement des juifs vis-à-vis des lois du Code civil et de l’État :

« QUESTIONS À FAIRE À L’ASSEMBLÉE DES JUIFS
1/ Est-il licite aux Juifs d’épouser plusieurs femmes ?
2/ Le divorce est-il permis par la religion juive ? Le divorce est-il valable sans qu’il soit prononcé par les tribunaux et en vertu de lois contradictoires à celles du code français ?
3/ Une Juive peut-elle se marier avec un chrétien, et une chrétienne avec un Juif ? ou la loi veut-elle que les Juifs ne se marient qu’entre eux ?
4/ Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères, ou sont-ils des étrangers ?
5/ Dans l’un et l’autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les
Français qui ne sont pas de leur religion ?
6/ Les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil ?
7/ Qui nomme les rabbins ?
8/ Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les Juifs ? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux ?
9/ Ces formes d’élection, cette juridiction de police et judiciaire sont-elles voulues par leurs lois, ou seulement consacrées par l’usage ?
10/ Est-il des professions que la loi des Juifs leur défende ?
11/ La loi des Juifs leur défend-elle de faire l’usure à leurs frères ?
12/ Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers ? »

(Lettre de Napoléon à son ministre de l’Intérieur Champagny du 22 juillet 1806, Correspondance générale de Napoléon Ier, vol. 6, éditions Fayard : lettre n° 12 557)

L’assemblée se sépare officiellement en avril 1807.

> Dans le même temps, Napoléon Ier adresse le 29 novembre 1806 à son ministre de l’Intérieur Champagny, une note sur le projet d’organisation de la nation juive, dans laquelle il demande la convocation d’un Grand Sanhédrin. Le choix de faire revivre cette assemblée, dont le symbole n’est pas absent (cette assemblée qui siégeait durant l’Antiquité à Jérusalem n’avait pas été réunie depuis 1 700 ans), s’explique aussi par l’absence d’une autorité générale, compétente et reconnue, susceptible d’édicter des règles communes.

Le Grand Sanhédrin, constitué de 71 personnes (dont 45 rabbins) se réunit à Paris du 9 février au 9 mars 1807, sous la présidence du grand rabbin de Strasbourg, M. David Sintzheim.
Après validation et approfondissement des réflexions de la grande assemblée des notables, le Grand Sanhédrin édicte un ensemble de règles doctrinales. Puis l’Assemblée des notables rédige le rapport sur les règles définies par le Grand Sanhédrin, avant de se séparer officiellement en avril 1807.

 

Les principaux décrets napoléoniens

> Le 17 mars 1808, le décret n° 3 237 ordonne l’exécution du règlement « délibéré dans l’assemblée générale des Juifs, tenue à Paris le 10 décembre 1806 » (voir Bulletin des Lois, 1808, tome 8, 4e série, p. 217-220).
Une synagogue et un consistoire sont établis dans chaque département comptant au moins deux mille israélites, ou dans un ensemble de départements permettant de réunir au moins deux mille israélites. Chaque consistoire est dirigé par un grand rabbin, assisté d’un autre rabbin et de trois laïcs, élus par 25 notables juifs agréés par les autorités. Le consistoire doit également être agréé par les autorités. Les rabbins ne sont alors pas rétribués par l’État. Un consistoire central siège désormais à Paris, il est constitué de trois rabbins, pris parmi les grands rabbins des consistoires départementaux, et de deux autres juifs. Les consistoires sont chargés de faire appliquer le règlement, de vérifier que les rabbins enseignent la religion conformément aux décisions doctrinales du Grand Sanhédrin, de surveiller la bonne gestion des synagogues, de communiquer le nombre de conscrits juifs aux autorités. Le traitement des rabbins du consistoire central (6 000 francs) et des grands rabbins des consistoires départementaux (3 000 francs) est pris en charge par la communauté juive.

> Un autre décret du 17 mars 1808, n° 3 210, destiné « à la réforme sociale des Juifs », abolit certaines dettes envers les juifs. Il crée une patente spéciale, renouvelable annuellement par le préfet, pour les juifs désirant exercer tout commerce. Aucun nouveau juif ne peut s’installer en Alsace. Les juifs étrangers ne peuvent s’installer sur le territoire français qu’à condition d’acquérir une propriété rurale et de ne pas s’occuper de commerce. Par ailleurs, le remplacement des juifs lors de la conscription est interdit (il sera autorisé, seulement par un autre juif, en 1812).
Ces dispositions générales sont prises pour dix ans, « espérant qu’à l’expiration de ce délai, et par l’effet des diverses mesures prises à l’égard des juifs, il n’y aura plus aucune différence entre eux et les autres citoyens de notre Empire. » Par ailleurs, elles ne s’appliquent pas aux juifs établis à Bordeaux, et dans les départements de la Gironde et des Landes, n’ayant jamais donné lieu à aucune plainte. »
Introduisant des différences entre les citoyens juifs et non-juifs, ce qui est finalement contraire au Code civil, ce décret fut qualifié « d’infâme ». (voir Bulletin des Lois, 1808, tome 8, 4e série, p. 200-203).

> Le 20 juillet 1808, le décret n° 3 589 renouvelle la demande faite aux juifs, dès 1792, d’adopter prénom et nom de famille fixes. Pour les prénoms, le choix doit se porter parmi ceux des saints du calendrier ou de personnages historiques.

 

Le 22 juillet 1806, Napoléon avait conclu sa lettre à son ministre de l’Intérieur Champagny par ces mots : « Notre but est de concilier la croyance des Juifs avec les devoirs des Français, et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets. »
Grâce à sa conception, s’appuyant notamment sur la sollicitation et la prise en compte des réflexions de la communauté juive, et malgré ses contradictions, mêlant avancées et régression des droits pour les juifs, la politique de Napoléon ouvrit la voie pour une intégration, réelle et durable, des juifs en France.

 

(Texte revu et complété, mars 2019, I. Delage)

Consultez notre dossier thématique Napoléon Ier, le Grand Sanhédrin et l’intégration des juifs sous l’Empire.

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