Les promeneurs préféreront les gorges de Franchard, celles d’Apremont, les sentiers du Mont Aigu, du Mont Chauvet ou du rocher Cassepot… Ces circuits sont moins sportifs, plus paisibles ; les paysages poussent à la contemplation comme l’avaient bien compris au XIXe siècle les peintres de l’école de Barbizon. Sur ces sentiers bucoliques et pittoresques, familles, amoureux de la nature, sportif ou cueilleurs de champignons mettent leurs pas dans ceux de centaines de promeneurs. Surtout, ils suivent des chemins tracés par le plus napoléonien des forestiers, Claude François Denecourt, qui au XIXe siècle façonna la forêt telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Denecourt est un exemple parfait de ces hommes qui, enthousiastes, épousèrent les idées de la Révolution, et embrassèrent l’Empire par conviction et par goût de l’aventure.
Né en Haute-Saône en 1788, Denecourt est l’aîné d’un vigneron qui eut onze enfants. Voulant voir du pays, celui qui fut surnommé plus tard le Sisyphe de Fontainebleau intégra volontairement l’armée en 1809. Au sein du 88e de ligne, il fit les campagnes d’Autriche puis la campagne d’Espagne. Découvrant le feu à Essling, il fut blessé en 1812 d’un éclat de mitraille à la jambe gauche. Après plusieurs mois de convalescence, à son grand dam, il fut réformé en août 1812, et obtint une sous-lieutenance dans les douanes. Cette nouvelle vie de gabelou sur les bords du Rhin lui déplut immédiatement. Parfaitement rétabli, en mai 1813, il décida de réintégrer son régiment avec lequel il fit la campagne de France. En tentant de repousser une avant-garde de cosaques devant Verdun, il écopa d’une nouvelle blessure. En juillet 1814, il fut finalement démobilisé avec le grade de sergent et s’établit à Paris où il se maria.
Denecourt s’enthousiasma dès les premiers échos du Vol de l’Aigle. Soldat dans l’âme, il se joignit à une troupe qui voulait atteindre Napoléon à Montereau. En chemin, sa blessure de 1814 se réouvrit et mit fin à cette nouvelle aventure. Dépité, il retourna à Paris. Sur le retour vers la capitale, il rencontra un capitaine du génie qui devint son ami et protecteur. Ce dernier lui proposa un poste de concierge à la caserne de Melun qu’il accepta.
Après Waterloo, considéré comme Bonapartiste, ce napoléonien convaincu fut destitué par les autorités royales. Pendant 3 années, Denecourt travailla à Paris dans un atelier de bijoux fantaisies, et commença à investir dans un commerce de vins et spiritueux. Grâce à son protecteur, en 1818, il retrouva un poste de concierge dans une caserne de Versailles, poste qu’il occupa 14 ans.
Vétéran des guerres napoléoniennes, Denecourt resta très attaché au souvenir de l’Empereur et s’appropria les idées libérales se répandant dans l’opinion. Militant, il fréquenta les demi-soldes, participa à des rassemblements publics qui appelaient au changement de régime, ou distribua des tracts contre la Monarchie de Louis XVIII, celle de Charles X, puis, après une phase d’adhésion, contre le règne de Louis-Philippe. Cet activisme politique ne passa par inaperçu. À la suite de plusieurs rapports sur son compte, Denecourt fut muté concierge du quartier de cavalerie de Fontainebleau en 1832. Quelques mois plus tard, comme il n’avait pas arrêté ses activités, il fut définitivement radié. Exclu de l’armée, il resta actif politiquement pendant deux années, puis, déçu par ses contemporains, quitta la politique.

Passablement déprimé par sa perte d’activité, il reprit goût à la vie et au désir d’entreprendre grâce aux longues balades sous la futaie de Fontainebleau. Appréciant la solitude, il arpenta des heures durant la forêt, escalada les chaos de grès et, comme un explorateur, en découvrit les moindres recoins, les plus petits secrets. Dans un premier temps, il dressa une carte détaillée pour son usage personnel des sentes qu’il parcourait et il nota les arbres remarquables ou les roches pittoresques. Lui vint l’envie de partager ses découvertes en traçant, sans autorisation, sa propre topographie forestière. Accompagné de quelques aides, il ouvrit des sentiers, dégagea des roches, creusa des escaliers, donna accès à des perspectives ou des points de vue. Ce faisant, il nomma les arbres remarquables (Pharamond, Jupiter, Charlemagne etc.) et des blocs de grès (la Tortue, l’Antre des Druides, etc.).
À considérer l’inventaire de ses nominations les plus hétéroclites, son attachement au Premier Empire est fréquemment notable. Comme Claude Noisot à Fixin qui créa un parc napoléonien en Côte-d’Or, ou le général Bertrand qui nomma ses propriétés de noms de la campagne d’Égypte, Denecourt inscrivit au cœur de la forêt la geste impériale. La roche du 5 mai (actuelle roche Éponge, circuit Le Calvaire, Denecourt bleu n° 2), côtoie la roche de Cambronne (Bas Cuvier, Denecourt bleu n° 5) ou le défilé Kléber (Cuvier Chatillon, Denecourt bleu n° 5).
À ses frais, il construisit des édifices dont le Fort de l’Empereur (pointe-est du rocher Cassepot, Denecourt bleu n° 13) est l’exemple le plus notable. Cette tour de plan carré fut inaugurée en grande pompe par Napoléon III et Eugénie le 23 novembre 1853. Édifiée sans mortier, la construction s’écroula en 1878 ; reconstruite elle fut baptisée Tour Denecourt en 1882. « Le Sylvain », comme il se nommait lui-même, fit connaître également des lieux comme la table du Grand Maître (en bordure de la route D142E entre les carrefours de la table du Roi et celui de la croix du Grand Veneur), édifiée au XVIIIe siècle pour le repos des équipages de chasse. Une poignée de fidèles y firent une véritable « communion militaire » après les Adieux de Fontainebleau, en avril 1814. À l’instigation d’un capitaine, les soldats y brûlèrent leur drapeau et mélangèrent les cendres au vin que symboliquement ils burent. Denecourt mit sur ses itinéraires la grotte des Barbizonière (Apremont ouest, Denecourt bleu n° 6), où en 1814 les jeunes filles de Barbizon se seraient réfugiées pour échapper aux Cosaques. Il rappela également aux visiteurs qu’à la Croix de Sainte-Hérem (entre Fontainebleau et Nemours, rond-point de la D 301 et D607), placée alors en pleine forêt, le 25 novembre 1804, Napoléon rencontra le Pape. À n’en pas douter, il dut également encourager la construction de la chapelle dédiée à Tadeusz Kosciuszko (route d’Épisy), non loin de la montagne du même nom. Ce héros polonais avait incité ses compatriotes à rejoindre à l’Empire et, en 1814, avait sauvé Montigny-sur-Loing où il était établi depuis 1807. La chapelle qui lui fut dédiée en 1836 devint très vite un lieu de rassemblement politique, que sans nul doute Denecourt fréquenta, et qui finit par être interdit.

La gloire que Claude François Denecourt avait recherchée sur les champs de bataille puis en politique, c’est « sa » forêt qui la lui donna. Pour faire connaître son travail, il publia dès 1839 un premier itinéraire. Les visiteurs pouvaient parcourir en calèches, affrétées par l’entreprenant grognard, les lieux les plus pittoresques. Par la suite chaque trajet nouveau fit l’objet de publications. En 1847, ce fut une grande nouveauté ! Dans les gorges de Franchard, il traça puis édita un sentier pédestre que les premiers randonneurs allaient parcourir pour rejoindre blocs ou perspectives. Alors que se développaient le romantisme et le goût de la nature, Denecourt accompagna les premiers touristes sur les sentiers qu’il balisait de bleu comme les uniformes des soldats de Valmy et d’Austerlitz. En quelques années, ce furent plus de 150 km de sentiers que l’infatigable vétéran ouvrit, ou fit ouvrir, non sans quelques critiques (il popularisait trop la forêt) et oppositions administratives.
Son entreprise prit de l’ampleur et, même si son but n’était pas là, obtint une forme de rentabilité quand en 1849 la ligne de chemin de fer porta les Parisiens à 1h30 de la forêt. Ses guides eurent de plus en plus de travail et accompagnèrent de plus en plus de monde au cœur de la futaie, tandis que ces ouvrages et cartes se vendaient de mieux en mieux. Finalement, l’administration s’inclina et le laissa faire, d’autant que les forestiers profitaient des aménagements que le gouvernement n’avait pas à payer !
Jusqu’à la fin de sa vie en 1875, Denecourt n’eut de cesse de faire connaître la forêt dont il était tombé amoureux 40 ans auparavant. Ses guides furent republiés de nombreuses fois par son successeur, Colinet, qui poursuivit son œuvre. Ses itinéraires servent toujours de base aux publications modernes.
Aujourd’hui le massif bellifontain est le plus fréquenté de France. Quelques 10 à 11 millions de visiteurs arpentent ses sentiers qui, comme au XIXe siècle, sont pour beaucoup balisés de bleu. Cette sur-fréquentation n’est pas sans poser de multiples problèmes, dont l’érosion de certains lieux emblématiques n’est pas le moindre. Mais pourrait-on en vouloir à ceux qui trouvent que « marcher est la manière la plus élégante de perdre son temps » (David Le Breton), et que la magie de la forêt de Fontainebleau est un délassement salutaire ?
Vivement le prochain week-end !
François Houdecek
Juin 2021
François Houdecek est responsable de projets spéciaux à la Fondation Napoléon.
Même si la forêt est balisée et parcourue de nombreux sentiers, il est déconseillé de s’aventurer en forêt sans connaître les lieux. L’ONF et la FFRP édite un guide des sentiers.
Le site de l’office du tourisme de Seine-et-Marne a de son côté mis en ligne des itinéraires.
De magnifiques photos et d’intéressantes informations sont à découvrir sur ce blog.