Une chronique de Juliette Glikman : Les libertés, fondement ou tombeau du Second Empire ?

Auteur(s) : GLIKMAN Juliette
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Une chronique de Juliette Glikman : Les libertés, fondement ou tombeau du Second Empire ?
Juliette Glikman © DR

Dès le lendemain du coup d’État du 2 décembre, la question de la libéralisation du régime encore dans les limbes est posée. Le 31 décembre 1851, le prince-président annonce son intention de créer un « système qui reconstitue l’autorité sans blesser l’égalité », afin de fonder le « seul édifice capable de supporter plus tard une liberté sage et bienfaisante ». Au cours de la décennie suivante, Louis-Napoléon avoue sa défiance envers une liberté prompte à arborer « la torche qui incendie ». La conviction du dirigeant est ancrée : les libertés publiques ne sont pas destinées à fonder le socle constitutionnel, mais à affermir un système impérial enraciné dans les consciences. Un Napoléon peut-il cohabiter avec un cadre respectueux des libertés publiques et soucieux des prérogatives de la représentation parlementaire ? L’Empire libéral. Essai d’histoire globale, ouvrage collectif dirigé par Éric Anceau et Dominique Barjot, aborde le Second Empire par sa face libérale, expérience originale amorcée dès 1860 pour se concrétiser par la formation du gouvernement Ollivier, en janvier 1870. Cette initiative serait-elle l’épanouissement des « libertés nécessaires », revendiquées par Adolphe Thiers ? Le Journal des Débats du 6 janvier 1870 s’exclame triomphalement : « C’est la fin du régime établi en 1852 et le triomphe des institutions parlementaires », autorisant la régulation du pouvoir d’État tout en y associant les élites dont l’influence avait été amoindrie par l’autoritarisme impérial.

Or, cet écosystème inédit, où coexistent souverain responsable devant le peuple et gouvernement issu de la majorité parlementaire, a été précédé d’une libéralisation économique. Napoléon III, qui méprise « la licence de la tribune », se pose en défenseur de la « liberté des transactions », y compris en matière du commerce des grains. En 1854, il justifie ses engagements en Crimée au nom de la « liberté des mers », qui garantit la « juste influence (de la France) dans la Méditerranée ». Ainsi, « l’économie du 2 décembre », formulée dès 1852 par le saint-simonien Michel Chevalier, vise à relancer les affaires selon un modèle libéral, complété par des investissements massifs en faveur des infrastructures de transport et des aménagement urbains. L’Empire puise une partie de sa légitimité dans cette modernisation, la prospérité étant un levier décisif afin de rallier les classes les plus nombreuses. Selon la phraséologie impériale, la liberté est mise au service des « travaux de la paix », qui participent du « bien-être moral et matériel du peuple » (discours de l’empereur à l’ouverture de la session législative – février 1865). À cet égard, il faut entendre la liberté des transactions, la liberté commerciale (traités de commerce à partir de 1860), la liberté concédée en faveur des associations commerciales, la loi sur les coalitions ouvrières… L’Empire autoritaire favorise l’éclosion d’une législation plus souple en matière économique, au motif que « la concurrence seule excite le progrès ». À l’occasion de l’inauguration du boulevard Malesherbes, en août 1861, le souverain se félicite du démantèlement des entraves qui gênaient l’essor des industries et du commerce. D’où la diversité des initiatives en faveur de la rénovation du système de crédit, la réglementation du statut des sociétés anonymes, l’activité de la politique monétaire… Une nouvelle génération d’entrepreneurs exploite ces marges de manœuvres inédites. Le milieu bancaire s’ouvre à des hommes qui, sans être issus du sérail de la haute banque, développent leurs activités, parfois jusqu’à l’imprudence, en irriguant en capitaux aussi bien la France que le reste de l’Europe. Le goût de l’innovation imprègne le patronat. L’essor de la société Ernest Goüin et Cie (future Société de Construction des Batignolles), engagée dans la construction de locomotives avant de se diversifier vers la production de ponts métalliques, illustre ce dynamisme. Les ingénieurs français bénéficient d’une expertise reconnue à l’internationale.

Selon la célèbre formule lancée à Bordeaux par Louis-Napoléon Bonaparte, « l’Empire, c’est la paix ». Or, les « travaux de la paix » impliquent de soutenir l’économie, en démantelant « les règlements restrictifs » et autres prohibitions, conditions préalables afin de garantir l’aisance de « ceux qui travaillent » (lettre de l’empereur au ministre d’État – 5 janvier 1860). L’Empire libéral est-il le produit du libre-échange ou la conséquence d’une politisation accrue de la société ? Au miroir du modèle britannique, l’empereur exprime un idéal où se mêleraient « le développement de tous les intérêts » et la « manifestation de toutes les opinions ». Les premiers mois de l’année 1870 révèlent une complexité riche d’enjeux contemporains : les « progrès de la consommation », « une industrie prospère », l’essor des capitaux, appelés de ses vœux par Napoléon III, étaient-ils indissociables de la mise en place d’une démocratie libérale impériale ? Ou le cadre autoritaire était-il la condition nécessaire et suffisante des réformes conduites sous l’Empire ?

Juliette Glikman

► Docteur en histoire, chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman est l’autrice de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels « L’Adieu aux larmes. Le souvenir du 5 mai entre sédition et commémoration, de la monarchie de Juillet au second Empire » in « Le plus puissant souffle de vie… ». La mort de Napoléon (1821-2021) (Perrin, 2021),  La belle histoire des Tuileries (Flammarion, 2016), La monarchie impériale, l’imaginaire politique sous Napoléon III (Paris, Nouveau Monde Editions, 2013).

En 2011, elle accordait une interview à napoleon.org pour la parution, chez Aubier, de son premier ouvrage, Louis-Napoléon prisonnier. Du fort de Ham aux ors des Tuileries (couronné par l’Académie des Sciences Morales et Politiques et par le prix Historia de la biographie historique).

Juliette Glikman est l’autrice de la plupart des cours de notre section Enseignants > Lycée > Second Empire (2019)

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
novembre
Année de publication :
2021
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