Une chronique d’Irène Delage : la photographie dans les années 1850-1860, de l’Académie des sciences aux tribunaux

Auteur(s) : DELAGE Irène
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L’invention de la photographie à la fin des années 1830, son développement et sa démocratisation rapide dans les 15 années suivantes, ont bouleversé notre société de manière irréversible. La lecture de la presse dans ces années 1850-1860 rend compte de l’impact de la photographie, passant des rubriques scientifiques aux rubriques artistiques et judiciaires.

Une chronique d’Irène Delage : la photographie dans les années 1850-1860, de l’Académie des sciences aux tribunaux
La séance de stéréoscopie, vers 1865, photo d'Achille Bonnuit
© RMN-GP, musée d'Orsay / Hervé Lewandowski (site https://art.rmngp.fr)

Dans les années 1850-60, tandis que les scientifiques tentent de daguerréotyper les astres, que se multiplient les annonces de vente de traités de photographie destinés autant au spécialiste qu’à l’amateur, et celles de matériels photographiques entre Chapeaux mécaniques et Tuyaux d’arrosement des jardins, la photographie devient un support dans la résolution d’enquêtes policières (mort accidentelle, Le Droit-Journal des tribunaux, 28 mars 1859 ; enquête européenne dans le cadre d’un suicide amoureux, La Gazette, 5 décembre 1864), parfois de manière franchement fantaisiste. Ainsi, plusieurs journaux, dont La gazette nationale du 10 juillet 1866, ne manquent pas de rapporter une expérience américaine : une photographie de l’œil d’un homme découvert mort -probablement tué- est prise afin de découvrir la dernière image imprimée sur la rétine et, justement, « des faits curieux se sont révélés, un pistolet, une main et une partie du visage de l’homme qui a commis le crime sont parfaitement reproduits » !

Mais la photographie devient aussi le sujet même de nouveaux procès. Passons sur les photos jugées licencieuses, ou sur la reproduction de faux billets (La Gazette de Lyon, 18 décembre 1850).

En 1853, Salvator Marchi, le fabricant de moule en plâtre du sculpteur James Pradier (décédé en 1852), et seul détenteur du droit de reproduction des œuvres de l’artiste, intente un procès pour contrefaçon à des photographes et des diffuseurs de photographies de statuettes de Pradier. Ces derniers eurent en effet l’idée de produire un album de photos destinées au stéréoscope, une visionneuse à la mode qui permet de voir en relief les personnages, monuments et objets. Pour Marchi, le procédé stéréoscopique affecte son commerce de statuettes de Pradier, notamment en Russie. Car confrontés au risque de casse des fragiles statuettes en plâtre lors du transport, les Russes semblent préférer acheter ces sortes de jumelles pour 10 francs, et des épreuves de 5 à 6 francs. La justice donne raison à Marchi, ordonne la confiscation des albums et définit amendes, et dommages et intérêts (Le Droit-Journal des tribunaux, 16 décembre 1853).

Daguerréotype stéréoscopique réalisé par Lemaire Opticien Fabricant, Paris : Napoléon Ier par James Pradier. Certificat d’authenticité : « toutes les épreuves non revêtues de ma signature seront considérées comme contrefaçon, attendu que j’ai seul le droit de reproduire tous les modèles des oeuvres de Pradier dont M. S. Marchi est l’éditeur propriétaire » (Tekniska museet) Public Domain Mark

En 1856, c’est au tour d’Adrien Tournachon, alias Nadar jeune, d’intenter un procès, cette fois contre la revue L’Artiste, qui a publié dans son édition de mars sa photographie de Gérard de Nerval sans son autorisation (Le Droit-Journal des tribunaux, 16 juin 1856). Le directeur de la revue Arsène Houssaye est condamné à verser des dommages et intérêts et à interdiction de publier le portrait. À noter que cette même année 1856, Adrien affronte son frère aîné Félix, pour la revendication du pseudonyme Nadar et son usage (La Presse, 28 avril 1856).

En 1867, le sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux s’oppose à l’agence de photographes MM. Carjat et Cie au sujet de photos de la statue du Prince impérial et son chien Néro. Commande impériale de 1864, cet émouvant portrait du jeune prince et de son animal de compagnie a rencontré un vif succès au Salon de 1866. En novembre de la même année, son auteur a sollicité l’agence Carjat et Cie pour réaliser des épreuves de la statuette, sous trois poses différentes de face, de profil et de dos, qu’il estimait réservées à son usage. N’arrivant pas à s’entendre avec le photographe Étienne Carjat sur la remise et le prix des épreuves et des clichés, craignant la commercialisation de photos de son œuvre sans son assentiment, Carpeaux obtint la mise sous séquestre des épreuves et des clichés, et demanda au tribunal de définir leur prix qu’il s’engageait à payer à leur remise, d’interdire au photographe toute commercialisation, et des dommages et intérêts. Se considérant propriétaire des épreuves et clichés, Carjat estimait que le Tribunal ne pouvait définir leur prix. Prêt à détruire les clichés, il demanda lui aussi des dommages et intérêts à Carpeaux. Le Droit-Journal des tribunaux du 22 novembre 1867 rend compte du jugement rendu par la 1re chambre du Tribunal civil de la Seine, portant d’une part sur les clichés (qui doivent être détruits), et d’autre part sur les épreuves (qui doivent être remises à Carpeaux contre paiement). Le sculpteur ne peut prétendre à des dommages et intérêts.

En 1855, puis en 1869, c’est la question de la reproduction photographique de monuments publics qui sollicite les tribunaux.

En 1855, la compagnie qui construit alors le Palais de l’Industrie destiné à abriter l’exposition universelle de mai à novembre, estime qu’elle est la seule à détenir les droits de reproduction, par dessin ou photographie, et s’oppose aux éditeurs d’un album de vues du palais. Le caractère public de l’édifice, reconnu dans l’article 20 du cahier des charges par la Compagnie, lui fait perdre le procès. (Le Droit-Journal des tribunaux, 21 avril 1855).

En septembre 1869, Carpeaux retrouve de nouveau les tribunaux, cette fois pour interdire au photographe Jules Raudnitz la vente de photos de son groupe La Danse ornant la façade du nouvel Opéra (Garnier), ayant réservé au photographe Appert l’exclusivité de cette commercialisation. Dès les 2 et 6 septembre, les photos sont saisies chez Raudnitz à la demande de Carpeaux (Le Droit-Journal des tribunaux, 18 septembre 1869). En attendant le jugement, le sculpteur continue de faire paraître des annonces dans la presse : Groupe de Carpeaux du nouvel Opéra avec et sans la tache d’encre* – Appert, photographe, 24 rue Taitbout, seul autorisé par l’auteur. Cartes-album, 2 fr, cartes de visite, 1 fr, format gravure à 3 fr et à 5 fr. (Le Rappel, 12 septembre 1869).
Carpeaux et Appert perdent leur procès devant le tribunal civil de la Seine (1re chambre) : « le droit de reproduction d’une œuvre d’art (dans l’espèce d’une œuvre de sculpture) est aliéné en même temps que celui de propriété de l’œuvre, dont il n’est qu’un droit accessoire, lorsque cette aliénation a eu lieu de la part de l’auteur, sans réserve du droit de reproduction » (Le Droit-Journal des Tribunaux, 31 mars 1870).

* Dévoilée au public le 25 juillet 1869, jugée obscène par beaucoup, l’œuvre de Carpeaux est souillée, dans la nuit du 26 au 27 août, avec le jet d’une bouteille d’encre. Un acte de vandalisme que Carpeaux ne manque donc pas d’exploiter !

Irène Delage
Chef du Service Documentation et Communication numérique de la Fondation Napoléon

Février 2020

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