L’instruction primaire en France au début du XIXe siècle : le parcours inspirant de Julie-Victoire Daubié
L’évolution de l’instruction primaire en France a été marquée par des étapes significatives : l’ordonnance royale du 29 février 1816 instaure des dispositions essentielles pour l’instruction primaire des enfants, et notamment des enfants pauvres, en impliquant les communes. Le 28 juin 1833, la loi Guizot impose à chaque département l’obligation de posséder une école normale d’instituteurs pour contrôler la formation des maîtres. À l’issue de cette formation, les futurs enseignants doivent posséder un brevet de capacité. Mais rien n’est organisé pour former des institutrices, qui n’ont alors pas d’obligation de posséder un brevet de capacité pour enseigner. La Loi Guizot est étendue partiellement aux filles le 23 juin 1836. Depuis 1816, une simple lettre d’obéissance délivrée par les supérieures permettait également aux sœurs enseignantes d’exercer sans posséder le brevet de capacité, ce qui remet fortement en question leur formation préalable, et ce jusqu’en 1881. La loi Falloux du 15 mars 1850 impose aux communes de plus de 800 habitants d’ouvrir une école primaire de filles. L’enseignement secondaire et l’université restent toujours réservés aux garçons. La loi Duruy du 10 avril 1867 fixe l’obligation d’ouvrir une école dans les communes de plus de 500 habitants.
Née le 26 mars 1824 à Bains-les-Bains dans les Vosges, Julie-Victoire Daubié se destine au métier d’institutrice. Elle obtient son brevet de capacité en 1844, le seul diplôme d’État ouvert aux femmes à l’époque. Élevée dans une famille de la petite bourgeoisie catholique, elle suit les cours particuliers donnés à ses frères et est guidée dans ses études par son frère Florentin, prêtre et bon pédagogue. Elle devient préceptrice dans des familles aisées où elle enseigne le programme des lycées. En 1859, elle écrit son mémoire sur « La femme pauvre au XIXe siècle » et reçoit le prix du concours de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon la même année.
Grâce aux bonnes relations qu’elle tisse avec la moderne faculté de Lyon elle s’inscrit là au baccalauréat. Le 17 août 1861, Julie-Victoire obtient son baccalauréat avec la mention passable et devient ainsi la première femme française à obtenir ce fameux diplôme !
Elle ne s’arrête pas là et, soulignant les défis auxquels les femmes étaient confrontées à l’époque, continue de promouvoir l’accès aux diplômes et à l’instruction pour les femmes. Elle publie en 1862 : Du progrès dans l’instruction primaire. Justice et liberté !.
En 1871, elle est la première femme de France à être licenciée ès lettres par la Sorbonne. Souhaitant être la première femme de France à obtenir un doctorat, Julie-Victoire Daubié était en pleine rédaction de sa thèse sur « La condition de la femme dans la société romaine » lorsqu’elle décède subitement, le 26 août 1874.
L’Émancipation de la femme en dix livraisons (1871) : une livraison pour chaque aspect de la lutte pour les droits des femmes
À la suite de la publication de son ouvrage La Femme pauvre au XIXe siècle en 1866 et sa réédition en 1869, Victor Hugo écrivait à Julie-Victoire Daubié : « J’ai reçu votre ouvrage et je viens de le lire attentivement. Tout un grand côté de la question n’a pu être abordé par vous, bien que votre courage soit à la hauteur de votre talent. Le problème de la femme est immense et le mariage n’est qu’une demi solution. Vous cherchez, je cherche, l’avenir trouvera. En attendant, votre livre, bien qu’incomplet, est excellent. Recevez, Madame, tous mes hommages. » (Lettre inédite communiquée par Julie-Victoire Daubié pour La Nouvelle revue, parue en 1898). En 1867, l’Empereur lui remit un diplôme pour son livre La Femme pauvre au XIXe siècle, lors de la fastueuse remise de médailles de la seconde exposition universelle de Paris en 1867.
Les publications postérieures de Daubié apportent d’autres pistes de réflexion à ce vaste sujet. L’Émancipation de la femme en dix livraisons (1871) aborde plusieurs thèmes concernant la revendication de l’égalité entre les hommes et les femmes. Parmi ces thèmes, « les carrières professionnelles pour les femmes », titre de la troisième livraison, dans laquelle Daubié rapporte que : « L’examen des lois constitutives de tout ordre social fait comprendre que le salut de la justice et de l’honneur, et, par conséquent, le salut de la France, repose sur l’unité de principes moraux, le développement des intelligences et le libre choix des carrières d’où résulte l’harmonie dans la famille, dans la cité et dans l’État ». La théorie de Daubié maintient que l’avenir de la justice, de l’honneur et de la nation repose sur trois piliers essentiels : l’unité des principes moraux, l’épanouissement intellectuel, et la liberté dans le choix des carrières.
Son combat pour l’instruction primaire, mais aussi pour l’accès au lycée et à l’université, souligne l’importance cruciale de l’éducation des femmes, non seulement pour leur propre épanouissement, mais aussi pour leur contribution à la société : « Les réformes indiquées pour l’instruction primaire prépareront un métier à ces nombreuses femmes qui, faute de gagne-pain, deviennent inutiles ou nuisibles. Mais tout est à créer dans l’enseignement secondaire et supérieur, puisque l’Université a repoussé jusqu’à présent les femmes et que le Second Empire a même été jusqu’à faire rentrer dans l’instruction primaire les institutions libres d’enseignement secondaire pour les jeunes filles » (L’Émancipation de la femme en dix livraisons, cinquième livraison). Les difficultés vécues par Daubié pour l’obtention du baccalauréat l’ont marquée : elle demande que les études secondaires et supérieures soient désormais librement accessibles aux femmes.
Par ailleurs, Daubié s’intéresse à la question de la formation des institutrices. Les jeunes filles des écoles qui suivent les cours de maîtresses sans certificat s’en trouvent durablement pénalisées : « Ainsi, dans nos bourgs, nos chefs-lieux de canton, certaines jeunes filles, de la classe aisée, qui ont fréquenté toute leur vie les écoles, en sortent à seize et à dix-sept ans, sans avoir appris l’orthographe la plus usuelle » (L’Émancipation de la femme en dix livraisons, troisième livraison). L’instruction est alors davantage considérée comme un ornement pour les femmes plutôt qu’un moyen de subsistance. Dans sa quatrième livraison, Daubié écrit à ce sujet : « Lorsque les institutrices seront capables, et les méthodes perfectionnées, il faudra encore rendre l’école accessible aux plus petits groupes, et même aux habitations lointaines, en imitant l’Écosse qui, pendant les frimas, envoie les maîtres instruire à domicile jusque dans les fermes isolées ».
En 1871, Daubié fonde « l’Association pour l’émancipation progressive de la femme ». Au sein de cette association, dont elle est vice-présidente, elle écrit plusieurs préfaces pour les publications de l’association, dont celle de La Tolérance légale du vice, de La question de la femme d’Alexandre Dumas-fils et du Manuel du jeune homme de Silvio Pellico. Ces différentes brochures regroupent l’ensemble des bonnes pratiques observées ailleurs et qui pourraient être adoptées en France, comme le droit de vote en Angleterre. En 1871, elle publie un Manifeste pour la revendication du suffrage des femmes qui reprend en grande partie les idées déjà émises dans les brochures de son association, en témoigne le début du Manifeste : « Aussi, cette question du suffrage des femmes est-elle déjà résolue dans plusieurs parties de l’ancien monde et du nouveau. ».
L’espoir de toute une génération de femmes
Julie-Victoire Daubié, en devenant la première femme à être bachelière en France au XIXe siècle, mais aussi en écrivant sur la condition féminine dans la société de son temps et en fondant une association sur l’émancipation de la femme au sein de la société, a laissé une empreinte majeure dans l’histoire des droits des femmes en France. Ses écrits ont joué un rôle essentiel dans l’approfondissement de la condition des travailleuses en la transformant en un objet d’étude privilégié. Au fond, le destin des femmes est un destin « social », c’est-à-dire qu’il est impossible d’échapper à une trajectoire sociale définie par la société. L’histoire de Julie-Victoire Daubié est bien celle d’une femme qui a pris la parole pour décentrer cette trajectoire sociale préalablement définie. Au fil de ses écrits émerge une écrivaine qui porte en elle un témoignage historique, celui de toutes les femmes de France au XIXe siècle, et de celles qui suivront.
Claudia Bonnafoux, web-éditrice des sites de la Fondation Napoléon, avec l’aide précieuse de Véronique André-Durupt, autrice de la biographie Julie-Victoire Daubié. La première « bachelier » édition des Amis du Vieux Fontenoy – Mise en ligne : 8 mars 2024 – Mise à jour : 14 mars 2024
Bibliographie primaire
• Julie-Victoire Daubié, Du progrès dans l’instruction primaire. Justice et liberté ! (Gallica), Librairie de Madame Claye, Paris, 1862
• Julie-Victoire Daubié, La Femme pauvre au XIXe siècle (Gallica), Paris, Guillaumin, 1866
• Julie-Victoire Daubié, L’Émancipation de la femme en dix livraisons (Gallica), Paris, Thorin, 1871
• Julie-Victoire Daubié, La Tolérance légale du vice (Gallica), ouvrage collectif, 1872
Bibliographie secondaire
• François Mayer, L’Education des filles en France au XIXe siècle, collection Tempus, Perrin, 1979
• François Mayer, Histoire de l’enseignement et de l’éducation III. 1789-1930, collection Tempus, Perrin, 1981
• Jean-Noël Luc, Jean-François Condette et Yves Verneuil, Histoire de l’enseignement en France XIXe-XXIe siècle, Armand Colin, 2020
• Séverine Sofio, Artistes femmes. La parenthèse enchantée XVIIIe-XIXe siècle, CNRS Editions, 2016
• Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et les lycées, Actes de colloque du 15 et 16 novembre 2002, Editions Nouveau Monde, 2004
• La Nouvelle Revue (Gallica), Tome cent treizième, « Le féminisme – Victoire Daubié », Paris, Juillet-Août 1898
Pour aller plus loin
• Site destiné à Julie-Victoire Daubié créé par l‘Association des Amis de la Manufacture Royale de Bains
• Naissance de Julie-Victoire Daubié, première bachelière – France Mémoire (france-memoire.fr)
• Une biographie de Duruy
• La loi Duruy (1867), une loi pionnière pour l’Enseignement primaire, par Chantal Prévot (blog Gallica)
• Un point d’histoire sur Napoléon et les femmes
• Une chronique de Jean-Philippe Rey : pour une histoire des femmes sous le Consulat et l’Empire ! – napoleon.org
• Une chronique d’Emma Carenini : des femmes merveilleuses – napoleon.org