L’enfance et les débuts dans la troupe de théâtre paternelle
Mademoiselle George était la fille de Jean-Martin (dit George) Weimer, né à Mannheim, qui, tout d'abord maître-tailleur et premier fifre au régiment de Lorraine, avait créé une troupe théâtrale à la suite de son mariage avec Marie-Madeleine Verteuil (une petite femme qui tenait, avec bonheur, les rôles de soubrette). La troupe se trouvait à Bayeux, lorsque Marguerite-Joséphine est née, rue Sainte-Placide, le 23 février 1787. La troupe reste à Bayeux jusqu'en 1794, ensuite, elle s'installa à Amiens (où naîtra Louise-Charlotte-Elisabeth, 1796-1878, qui sera également actrice).
Née pour ainsi dire sur les planches, Marguerite-Joséphine commence à jouer vers douze ans (1799) sur les tréteaux paternels (Les deux petits Savoyards Paul et Virginie, Le jugement de Pâris), et devient l'attraction du spectacle.
Le début de carrière à Paris : la Comédie Française
En octobre 1801, Mlle Raucourt (1), la célèbre tragédienne du Théâtre-Français, de passage à Amiens, rencontre la jeune actrice. Frappée par sa beauté et la sûreté de ses gestes, elle propose à son père de l'emmener à Paris où elle se chargera de son avenir (« J'en ferai un bel oiseau de tragédie »). Le père ayant fini par accepter, elle vient dans la capitale, avec sa mère. Mlle Raucourt lui apprend le répertoire classique et les leçons sont profitables.
Le 28 novembre 1802 (7 frimaire an XI), Mlle George, qui n'avait pas encore seize ans, débute à la Comédie Française, dans le rôle de Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide de Jean Racine, en présence du Premier consul et de Joséphine. Elle doit faire face à une cabale contre certains acteurs, elle est interrompue mais, encouragée par Mlle Raucourt, elle reprend son texte avec crânerie et triomphe. Le général Bonaparte la fait complimenter.
C'est une très belle femme. Elle n'a que seize ans mais en paraît vingt-cinq. Une taille élevée, un corps harmonieux, une chevelure brune, des yeux noirs pleins de flamme et d'éclairs tragiques, un nez mince et droit, une bouche puissante. C'est la « Vénus française ». « Superbe femme », dit déjà Lucien Bonaparte, en connaisseur.
La carrière de Mlle George, soutenue par Talma, est lancée. Elle est Emilie dans Cinna (28 déc. 1802), Phèdre dans la pièce de ce nom (16 févr. 1803), Hermione dans Andromaque (1er juill. 1803). La critique est conquise : « elle a prouvé que si sa figure peut inspirer l'amour, son talent sait aussi l'exprimer ; elle a ravi tous les suffrages ». Le 4 août, ses appointements sont déjà de 4 000 francs par an.
Peu après ses débuts à la Comédie Française, Mlle George s'était installée rue Sainte-Anne (Paris, 2e), dans un entresol de trois pièces, où elle reçoit Lucien Bonaparte, qui lui offre un beau nécessaire en vermeil et cent louis en or (« c'était à me rendre folle » dira-t-elle dans ses Mémoires), mais cette liaison est de courte durée (Lucien, brouillé avec Napoléon, en raison de son mariage avec Mme Jouberthon, née Alexandrine de Bleschamps, doit quitter Paris).
L'amant suivant est le prince poloanis Paul Sapiéha (2), qui installe Mlle George au 334, rue Saint-Honoré, dans un magnifique appartement (avec écurie et chevaux, remises et voitures), face à l'hôtel de Noailles, où demeure Lebrun, troisième consul ! En novembre 1803, un rapport de police note indiscrètement : « Mlle George a fait récemment une grande perte. Le prince Sapiéha est parti pour retourner en Pologne. Il lui donnait, dit-on, cinq mille francs par nuit : fallût-il en diminuer la moitié, cela faisait encore un assez honnête profit ».
La liaison avec Bonaparte, Premier consul
Ensuite, la beauté de Mlle George attire le Premier consul lui-même. Par son valet de chambre, Constant, il l'invite à venir à Saint-Cloud. Elle vient (8 juin 1803). Dans ses Mémoires (rédigés en 1857), Mlle George relate ses rencontres avec le Premier consul. Elle veut faire croire qu'elle n'a pas eu de liaison avant lui et qu'elle ne lui a cédé qu'au cours de la troisième nuit, ce qui paraît peu vraisemblable, le Premier consul étant un homme pressé en toutes choses. Toutefois, on apprend par son récit que Napoléon l'appelait Georgina, qu'il se montrait aimable et empressé et s'amusait quelquefois familièrement avec elle. Aux Tuileries, le Premier consul la recevait dans l'ancien appartement de Bourrienne, qui communiquait avec son cabinet de travail. Selon Stendhal (mais comment a-t-il pu le savoir ?), Bonaparte n'aurait reçu que seize visites de Mlle Georges. celle-ci prétend qu'elles ont été plus nombreuses. Joséphine en était désespérément jalouse.
Cependant, la rumeur publique et les bavardages de Mlle George (à Sainte-hélène, l'Empereur dira : « Je m'en suis repenti quand j'ai su qu'elle parlait ») provoquent la rupture. Napoléon glisse dans la « gorge » de sa maîtresse un paquet de billets (40 000 francs selon l'intéressée) et Mlle George déclare superbement que « le Premier consul l'a quittée pour se faire empereur« .
Un départ précipité pour la Russie
Parallèlement, elle poursuivait sa carrière de tragédienne à la Comédie Française, rivale heureuse de Mlles Duchesnois (3) et Mars (4), essentiellement dans les pièces de Corneille (Cinna, La mort de Pompée, Polyeucte, Nicomède, Rodogune) et de Racine (Andromaque, Iphigénie, Phèdre, Bajazet). Le 17 mars 1804, Mlles George et Duchesnois sont élevées ensemble au sociétariat de la Comédie Française.
Les liaisons de Mlle George continuent aussi, avec le financier Ouvrard (qui lui paie un appartement rue Louis-le-Grand), Jean-Marcel Souriguère, bel homme et auteur dramatique peu connu, le comte de Beckendorff, secrétaire à l'ambassade de Russie à Paris.
Le 11 mai 1808, à la Comédie Française, on attendait Mlle George pour la 5e représentation d'Artaxercès de Delrieu (5). On la cherche vainement, elle a disparu. En effet, elle filait à toute allure vers Strasbourg, en berline, avec sa dame de compagnie (il s'agissait d'un danseur de l'Opéra, Louis Duport, habillé en femme).
Mlle George avait un passeport délivré par l'ambassade de Russie au nom de la comtesse de beckendorff et de sa femme de chambre, ce qui permet aux voyageurs de franchir la frontière sans difficulté (alors qu'un ordre d'arrestation avait été lancé contre l'actrice) et de se diriger ensuite à Vienne, Vilna et Saint-Pétersbourg. Les raisons de ce voyage vers la Russie : Mlle George, malgré la générosité de ses amants, était criblée de dettes et, en outre, le comte de Beckendorff lui avait promis le mariage.
Le séjour à Saint-Pétersbourg (1808-1813)
Un an après la paix de Tilsit, Mlle George s'installe donc à Saint-Pétersbourg, où elle retrouve certains comédiens français, dont Mlle Bourgoin (6) (7). Elle est bien accueillie par le tsar et la noblesse russe. Au Théâtre Impérial, elle touche seize mille roubles d'appointements et connaît de nombreux succès. Alexandre lui offre un somptueux diadème, une plaque de diamants pour la ceinture, et elle devient, pendant un temps, sa maîtresse : après l'empereur d'Occident, c'est le tsar de toutes les Russies !
A Paris, M. de Rémusat, surintendant des spectacles, l'avait condamnée, le 13 mai 1808, à une amende de 3 000 francs, pour les représentations perdues ; le 30, son traitement était rayé des contrôles.
Le 9 juillet 1808, de Bayonne, Napoléon donne à Caulaincourt, notre ambassadeur en Russie, les consignes suivantes : « Quant aux acteurs et aux actrices français qui sont à Saint-Pétersbourg, on peut les garder et s'en amuser aussi longtemps que l'on voudra… Si les circonstances se présentent d'en parler, dites que, pour ma part, je suis charmé que tout ce que nous avons à paris puisse amuser Sa Majesté » (A. Vandal, Napoléon et Alexandre, T. 3).
Un demi-siècle plus tard, lorsque Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, voudra peindre la Russie de l'époque napoléonienne, « Mlle George sera l'un de spersonnages représentatifs de l'influence française, dont s'entretiennent le prince Bolkonski et Pierre Bezouklov ».
Le départ de Russie
En 1812, la campagne de Russie rend de plus en plus difficile la situation des acteurs français. Après la bataille de la Moskowa, que les Russes présentent comme une victoire, ordre est donné aux habitants d'illuminer leurs maisons. Mlle George s'y refuse : « C'est une bonne Française, dit le tsar. Je ne veux pas qu'on l'inquiète ». Mais compte tenu des informations sur la désastreuse retraite des Français, elle quitte Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1813 et se dirige vers la Suède, avec de petits traîneaux qui glissent sur la neige (sa soeur l'accompagne) (8). A Stockholm, elle est accueillie par Bernadotte, le prince royal de Suède, qui lui rend les mêmes hommages que le tsar et la charge de remettre une lettre au roi Jérôme Bonaparte, dissimulée dans son corsage. Elle arrive à Cassel, puis rejoint Jérôme à brunswick, qui, tout aussi galamment passe la nuit avec elle.
Le 19 juin 1813, elle atteint Dresde, où se trouve Napoléon. Dans l'attente du Congrès de Prague, l'Empereur fait jouer la Comédie Française devant un parterre de rois, comme à Erfurt. Il fait bon accueil à Mlle George (il se rappelle Georgina) et elle joue avec Talma. Après la fin de l'armistice, les comédiens rentrent à Paris (11 août 1813). « Ma comédie s'est bien conduite » dit Napoléon. Il fait réintégrer Mlle George dans la troupe, avec effet rétroactif et tous les comédiens reçoivent des gratifications.
A Paris, Mlle George bénéficie des conseils de Talma et reprend ses représentations. Elle habite 2, rue de Castiglione. A vingt-sept ans, elle n'a jamais été aussi belle, mais elle est déjà menacée d'embonpoint.
Sous la première Restauration, elle menifeste ses sentiments bonapartistes : elle voit avec tristesse, place Vendôme, de jeunes royalistes qui tentent au moyen d'une corde de faire tomber la statue de l'Empereur, en vain. A la Comédie Française elle est du « parti des abeilles », avec Talma et Mlle Mars, qui s'oppose au « parti des lys », conduit par Lafon et Mlle Bourgoin. Les pamphlets dénoncent, à l'envi, les méfaits de la « Veuve du Corse ». La police la surveille. Au duc de Berry, qui la qualifie de « Belle bonapartiste », elle répond avec crânerie : « Oui, prince, c'est mon drapeau. Il le sera toujours ».
En janvier 1815, elle assiste, indignée, aux incidents provoqués par les obsèques de Mlle Raucourt (le curé de Saint-Roch refusait les prières de l'Eglise à une excommuniée, comme au temps de Louis XIV…).
Après le retour de l'Aigle, Mlles George et Mars mettent des violettes à leur corsage et sur leur chapeau. Napoléon fait remettre à Mlle George une somme de vingt mille francs, pour l'aider, et l'inscrit parmi les membres du Comité de lecture de la Comédie Française.
La Seconde Restauration. La fin de carrière
Sous la Seconde Restauration, Mlle George, qui avait prolongé de 50 jours un congé de deux mois, est exclue de la Comédie Française, le 6 mai 1817 (orgueilleuse et autoritaire, elle était aussi indisciplinée). Elle va alors jouer à Londres, puis à Bruxelles et, à son retour en France, effectue une tournée en province (1818-1820). En septembre 1821, elle passe à l'Odéon, où elle va « régner despotiquement ». En 1829, le théâtre est dirigé par Charles-Jean Harel (1790-1846), qui avait été préfet des Landes pendant les Cent-Jours et exilé à Bruxelles jusqu'en 1819. Mlle George est sa maîtresse, ils habitent 25, rue Madame (6e) et cette liaison va durer jusqu'à la mort de Harel, en 1846.
A partir de 1829, Mlle George délaisse les grands classiques pour jouer les drames romantiques. Quand Harel prend la direction de la Porte Saint-Martin, Mlle George le suit et obtient de grands succès en 1832, dans La tour de Nesle, de Dumas père, Lucrèce Borgia et Marie Tudor, de Victor Hugo. Celui-ci écrit : « Mlle George passse comme elle veut, et sans effort, du pathétique tendre au pathétique terrible. Elle fait applaudir et elle fait pleurer » (9). Mais, pour elle, c'est un tournant fatal, elle commence à vieillir et son enbompoint va croissant. Sa démarche s'est alourdie, son visage empâté ; ses traits perdent leur noblesse et leur pureté. « C'est assez, cétacé », raillent les petits journaux.
Après la faillite du théâtre de la Porte Saint-Martin, elle effectue de longues tournées en France et à l'étranger (Italie, Autriche, Russie). Son amant, Harel, devenu fou (ce voltairien se prenait pour Bossuet), meurt le 16 août 1846, à Charenton. Elle donne à 62 ans, le 27 mai 1849, à la salle Ventadour (Théâtre Italien), sa représentation de retraite, à son bénéfice, avec le concours de Rachel (1821-1858). Grâce à l'intervention de Morny, elle joue encore, le 17 décembre 1853, à la Comédie Française, dans Rodogune, pour une représentation extraordinaire, à son bénéfice.
Désormais, sa carrière d'actrice est terminée. Elle vit pauvrement dans son appartement du 31 rue du Ranelagh, à Passy (Paris, 16e). Lors de ses promenades dans le quartier, les gamins se moquent d'elle et l'appellent « La Baleine ». En 1857, elle écrit quelques pages qui seront ses mémoires, probablement arrangées, selon J. Tulard, mais utiles pour l'histoire du théâtre sous l'Empire. Dédiés à son amie Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), ils sont publiés par Chéramy (Plon, 1908).
Mlle George meurt d'une congestion pulmonaire le 11 janvier 1867 à l'âge de 79 ans et est inhumée, revêtue du manteau de Rodogune que lui avait offert le tsar Alexandre, au cimetière du Père-Lachaise (9e division, chemin du Père Eternel). Ses obsèques ont été payées par Napoléon III.
Théophile Gautier a dit : « Personne n'a mieux joué le drame : les classiques et les romantiques la réclament exclusivement ». (10)
Auteur : Marc Allégret
Source : Revue du Souvenir napoléonien, n° 405, p. 41-42
Notes
(1) Sur Françoise-Marie-Antoinette Saucerottte, dite la Raucourt (1756-1811), voir la notice de J. Tulard : Dictionnaire Napoléon, 1ère édition en 1 vol., p. 1442.
(2) Le prince Paul Sapiéha sera aide de camp du prince Poniatowski et chambellan de Napoléon (1807). Chevalier de la Légion d'honneur (14 juin 1809).
(3) Sur Joséphine Duschenois (1777-1835), voir la notice dans notre rubrique Biographie.
(4) Sur Mademoiselle Mars (1779-1847), fille de Monvel et de Mlle Mars-Boutet, voir la notice de J. Tulard : Dictionnaire Napoléon, 1ère édition en 1 vol., p. 1446. Micheline Boudet : Mlle Mars, Perrin, 1987. Ch.-O. Zieseniss, Revue du Souvenir Napoléonien, n° 274, p. 15.
(5) Sur Delrieu (1760-1836), voir la notice dans notre rubrique Biographie.
(6) Sur Marie-Thérèse Bourgoin (1785-1833), voir la notice de J. Tulard : Dictionnaire Napoléon, 1ère édition en 1 vol., p. 288.
(7) Le danseur Louis Duport (1781-1853) resta à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1816 ; il passa ensuite à Vienne, puis se retira à Paris, où il mourut.
(8) D'autres acteurs français se trouvaient à Moscou. En 1812, lors de l'invasion, ils cherchèrent refuge dans le palais d'un prince russe. Ils en sortirent à l'arrivée des Français et, à la demande de M. de Bausset, préfet du Palais, donnèrent des représentations dans un petit théâtre baptisé Théâtre Napoléon de Moscou. Lors de la retraite, les acteurs suivirent l'armée française, dans des conditions difficiles et plusieurs moururent (Historia, n° 89, avril 1954, p. 490. Ch.-O. Zieseniss, Revue du Souvenir Napoléonien, n° 275, mai 1974, p. 21-22).
(9) La distribution de Lucrèce Borgia comportait un petit rôle, celui de la princesse Negroni, tenu par Juliette Drouet (1805-1883). Peu après Juliette, renonçant au théâtre, deviendra, pour longtemps, la maîtresse de Victor Hugo.
(10) Autres sources : H. Fleischmann : Une maîtresse de Napoléon, Mlle George, Albin Michel (1908). A. Augustin-Thierry : Mlle George, maîtresse d'empereurs, Albin Michel (1936). Roman d'Amat : Dictionnaire de biographie française, p. 1166, notice par T. Morembert. A. Castelot : Mlle George, maîtresse de Napoléon : Historia, n° 242, déc. 1966, p. 35. Napoléon et le théâtre, Revue du Souvenir Napoléonien, n° 274 et 275. J. Tulard : Dictionnaire Napoléon, 1ère édition en 1 vol., p. 795.