C’est à l’occasion d’un voyage en France en 1867 que l’empereur d’Autriche François-Joseph offre ce très grand portrait équestre à Napoléon III. Depuis l’Antiquité, les portraits équestres en pied sont liés au pouvoir. Cette posture rappelle l’origine de la noblesse, de l’ordre équestre jusqu’au terme « chevalerie ». Le cheval est justement un instrument de guerre et, comme l’atteste l’uniforme de l’Empereur, il s’agit bien d’un tableau représentant François-Joseph en chef des armées, dynaste d’un lignage légendaire qui a porté un intérêt historique à l’art de l’équitation guerrière, comme l’atteste la fondation en 1729 de l’École espagnole de Vienne par l’empereur Charles VI.
Contrairement aux portraits équestres posés et en pied de beaucoup de souverains, à l’instar de ceux de Napoléon III du château de Versailles ou du palais de Compiègne, ce tableau offre à la vue d’autres personnages très identifiables en arrière-plan : la présence de ces soldats et cavaliers de part et d’autre de l’empereur d’Autriche souligne le caractère militaire de cette œuvre. Le peintre, Otto von Thoren (1828-1889), lui-même ancien capitaine de cavalerie viennois, montre en effet l’empereur François-Joseph durant des manœuvres.
D’après la biographie de von Thoren – qui a déjà produit un autre tableau représentant le couple impérial à cheval sur fond de Hofburg et qui se spécialisera par la suite dans l’art animalier -, le peintre reçoit la commande de ce tableau au milieu des années 1860. Les uniformes des soldats représentés ainsi que l’âge de l’Empereur concordent avec cette date.
L’adjudant-général de l’Empereur était à cette époque le feld-maréchal-lieutenant et comte Franz Maria Johann Folliot von Crenneville (1815-1888), fils de Louis-Charles Folliot de Crenneville (1763-1840), un ancien officier de marine lorrain, contre-révolutionnaire, qui a fui la France pour devenir cadet dans la cavalerie légère de l’empereur d’Autriche en 1793. Folliot von Crenneville porte depuis 1860 la Grand-Croix de l’Ordre de Léopold, comme on peut le voir sur le tableau. Ni son prédécesseur, ni son successeur à ce poste n’ont arboré cette distinction, ce qui rend l’identification du comte indiscutable. Un pied-de-nez pour le nouveau parvenu au gouvernement de la France ?
De l’empereur François-Joseph Ier de Habsbourg (1830-1916), on retient souvent la longévité du règne et l’image d’un patriarche inébranlable dans ses fonctions bien qu’éprouvé jusque dans sa vie personnelle (exécution de son frère Maximilien en 1867, suicide de son fils Rodolphe en 1889, attentats mortels contre sa femme Élisabeth en 1898 et son neveu héritier du trône François-Ferdinand en 1914). Le long règne de ce roi (68 ans !) est marqué dès son arrivée au trône en 1848 par une aura crépusculaire : la pluri-centenaire famille de Habsbourg, dynastie qui a donné tant d’empereurs du Saint-Empire romain germanique, a dû octroyer la fin du droit seigneurial dans l’Empire autrichien.
Des troubles, dans ce territoire multiculturel, se font sentir en périphérie de Vienne : Hongrois, Italiens, Tchèques, Polonais, … sont autant de populations que le sentiment national anime en cette seconde moitié du XIXe s. François-Joseph doit y faire face à l’intérieur, tout en étant confronté par ailleurs à un échiquier international mouvant, que l’équilibre du congrès de Vienne de 1815 ne régule plus.
Lorsqu’il offre ce portrait équestre à Napoléon III en 1867, le souverain est loin de l’image du vieillard éprouvé et stoïque que la Première Guerre mondiale va voir mourir le 21 novembre 1916. L’Autriche d’alors se modernise, s’urbanise et vient de conclure une paix intérieure, relative, en transformant l’institution impériale au profit d’une minorité importante de son territoire : désormais, la Hongrie a un statut privilégié séparé de l’Empire, et François-Joseph est à la fois empereur d’Autriche et roi couronné d’une Hongrie plus autonome.
Cette évolution intervient après l’un des épisodes les plus douloureux dans l’histoire du règne de François-Joseph : la bataille de Sadowa, le 4 juillet 1866, qui conclut le conflit austro-prussien de l’été de la même année et a marqué la fin de l’influence de l’empire autrichien sur les territoires allemands du Sud. L’Empereur doit céder une fois de plus du terrain à des puissances étrangères. Il a déjà dû renoncer à une partie de son influence en Italie avec la cession de la Lombardie dans le conflit avec la France en 1859.
La campagne d’Italie de 1859 est un paroxysme de l’antagonisme entre Napoléon III et François-Joseph, mais les relations entre les deux souverains sont empreintes de méfiance depuis le début de leur accession au pouvoir cette même année 1848. L’héritier Habsbourg estime que le Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte – bientôt Napoléon III – est une « canaille » ; Napoléon III se souvient, lui, de la trahison autrichienne envers Napoléon Ier entre 1813 et 1814, ainsi que de la fuite hors de France de sa tante, l’impératrice Marie-Louise, également tante de François-Joseph. Cette méfiance se transforme en divergence entre 1853 et 1856. Un ennemi commun, la Russie, aurait pu les rapprocher lors de la guerre de Crimée mais le traité maritime passé entre les deux pays n’est pas respecté par François-Joseph qui reste neutre…
Au-delà des trahisons dans ces jeux d’alliance, ce désaccord entre les deux souverains n’est pas qu’historique ou familial mais idéologique : Napoléon III n’a jamais dérogé à sa politique en faveur de l’émancipation des nations ; François-Joseph est l’héritier d’un empire où vivent plus d’une dizaine d’ethnies différentes, qu’il essaie depuis le début de son règne de contenir. La question italienne marque donc en 1859 la bascule entre méfiance et agression, avec en point d’orgue la sanglante bataille de Solferino, le 24 juin.
Du traumatisme de la campagne d’Italie naît une période de non-agression dans les années suivantes. En 1866, Napoléon III, qui s’est rapproché de la Prusse, se rend compte que l’équilibre européen est rompu après Sadowa, et un axe Paris-Vienne prend du sens à ses yeux. De son côté, François-Joseph nomme Frédéric-Ferdinand von Beust, son ancien ambassadeur en France, ministre des Affaires étrangères, gage fort de cette volonté d’« apprivoisement ». Un autre événement, dramatique, aide à ce rapprochement : l’exécution de l’empereur Maximilien Ier du Mexique a lieu le 19 juin 1867, en pleine exposition universelle à Paris.
Napoléon III a toutes les raisons de se sentir responsable : il a poussé le jeune frère de François-Joseph à monter sur le tout nouveau trône du Mexique que son expédition conjointe avec la Grande-Bretagne a créé. En août, le couple impérial français va à Salzbourg pour présenter ses condoléances à François-Joseph. Puis, en octobre, l’empereur autrichien vient en France. Son séjour est fort bien accueilli par la population qui le salue par des « Vive l’Empereur ! », notamment à Nancy où François-Joseph ne manque pas de se rendre avant de rejoindre la capitale, puisque la Lorraine est terre d’origine de la famille des Habsbourg.
Ce voyage en France en 1867 n’aura finalement pas de concrétisation politique : aucun traité n’est signé entre les deux souverains, pour le plus grand profit de la Prusse, notamment en 1870 quand François-Joseph refusera d’intervenir dans le conflit franco-prussien en faveur de la France, estimant que Napoléon III a failli en prenant l’initiative de déclencher la guerre.
Ce tableau, conservé au musée d’Orsay, est un des seuls témoins tangibles de ce rapprochement avorté.
Nos remerciements à Robert Ouvrard, correspondant en Autriche du Souvenir napoléonien, et aux membres du musée d’histoire militaire de Vienne OR Dr Walter Kalina, Mag. Christoph Hatschek, et au Dir. Christian Ortner pour leur aide indispensable à la réalisation de cette fiche.
Marie de Bruchard, décembre 2016
Bibliographie sommaire
Jean-Paul Bled, François-Joseph, coll. « Tempus », Perrin, 2016
Jean-Paul Bled, « Entre la Prusse et l’Autriche, Napoléon III et la question allemande » in Napoléon III, l’homme, le politique, Pierre Milza (dir.), Napoléon III éditions, 2008
Egon Caesar Conte Corti, Kaiser Franz Joseph I. Pustet, Pustet, 1950, 1952 et 55 (trois tomes) [en allemand]
Sources :
Comte de Hübner, Neuf ans de souvenirs d’un ambassadeur d’Autriche à Paris sous le Second Empire, 1851-1859, Paris, 1904
Otto Ernst, Franz-Josef in seinen Briefen (François-Joseph à travers ses lettres), Vienne-Leipzig-Munich, 1924 [en allemand]