La répétition du sacre

Artiste(s) : VIBERT Jean-Georges
Partager

Cette gravure largement reproduite (d’après une peinture originale de Jean-Georges Vibert (1895) [1] représente un événement qui se serait produit environ une semaine avant le couronnement de Napoléon (la cérémonie du Sacre) : une répétition au cours duquel l’Empereur a pu peaufiner l’orchestration de la cérémonie avec l’aide de l’artiste Isabey. Ce dernier a également conçu les costumes portés par les principaux protagonistes lors de la cérémonie à la cathédrale Notre-Dame, le 2 décembre 1804.

La gravure porte une description [2] qui revendique comme source les Mémoires de l’artiste Isabey, lui-même. Or, Isabey n’a jamais écrit ses Mémoires. Alors, quelle est l’origine de cette histoire, et l’événement a-t-il réellement eu lieu ?

La répétition du sacre

Une note de bas de page dans les Mémoires [3] de L.-F.-J. Bausset, (ancien préfet du palais impérial), décrit en détail les circonstances de l’événement dépeint :

« Huit jours avant celui du couronnement, l’empereur […] demanda [à Isabey] sept dessins représentant les sept cérémonies qui devaient avoir lieu dans l’église métropolitaine, mais dont les répétitions ne pouvaient se faire à Notre-Dame en présence des nombreux ouvriers qui étaient employés aux embellissements et aux décorations. Demander sept dessins réunissant chacun plus de cent personnes en action dans un si court délai, c’était réellement exiger l’impossible. Ce prince d’ailleurs n’admettait jamais une pareille excuse. Le mot impossible était rayé depuis longtemps de son dictionnaire. L’imagination heureuse et fertile de M. Isabey lui inspira dans le moment une singulière idée… Il répondit avec assurance, et au grand étonnement de l’Empereur, que dans deux fois vingt-quatre heures ses ordres seraient exécutés. Avant de rentrer chez lui, il alla acheter, chez les marchands de joujoux, tout ce qu’il put trouver de ces petits bonshommes en bois qui servent à l’amusement des enfants… Il les habilla en papier de la couleur du costume de chaque personnage qui devait figurer dans les cérémonies du couronnement, fit un plan de Notre-Dame sur une échelle en rapport avec ses petites poupées, et se rendit le surlendemain auprès de Napoléon, qui s’empressa de lui demander les sept dessins… Sire, je vous apporte mieux que des dessins, lui répondit Isabey… Il déroula son plan et posa les personnages qui devaient figurer dans la première cérémonie, et dont il avait écrit les noms au bas de chacun. Cette première action était la réception sous le dais à la porte de l’église. L’Empereur fut si content qu’il fit appeler sur-le-champ tous ceux qui devaient concourir à l’éclat de cette grande circonstance… Les répétitions se firent dans le salon de l’Empereur et sur une grande table. Une seule cérémonie, plus compliquée que les autres, exigea une répétition réelle. Elle eut lieu dans la galerie de Diane aux Tuileries, par le moyen d’un plan tracé au blanc sur le parquet. Isabey avait mis tout le goût possible dans les habillements de ses poupées et sauva, par son talent, le côté ridicule de ses dessins en reliefs. Le clergé, les dames, les princesses, l’Empereur, le pape lui-même, tout le monde était costumé de la manière la plus exacte et la plus convenable. »

Selon Bausset, les simulations des différentes étapes de la cérémonie se sont déroulées dans le « salon de l’Empereur sur une grande table ». Or dans la reconstitution de Vibert, l’action se déroule directement sur le sol de l’actuelle salle du Trône du château de Fontainebleau. En 1808, Napoléon décide de créer une salle du trône à partir de ce qui était auparavant la Chambre du Roi (le cœur du palais) où subsistent encore aujourd’hui quelques emblèmes royaux (selon Jean Vittet, conservateur au Château de Fontainebleau, cette pièce s’appelait en effet à l’époque du Sacre « salon de l’Empereur »). Sur la gravure, un portrait de Louis XIII est visible au-dessus de la cheminée. Bausset ne précise pas dans quelle résidence ont eu lieu ces répétitions en miniature, mais Napoléon séjournait bien à Fontainebleau une semaine avant le Sacre ; il s’y trouvait lors de l’arrivée du pape Pie VII le 25 novembre et le lendemain un grand dîner y fut donné en l’honneur du pape. Le 28, ils rentrent à Paris aux Tuileries. [4]

Détail de « La répétition du sacre », par Jean-Georges Vibert. Collection Château de Malmaison, photo Rebecca Young / Fondation Napoléon.

Sur la gravure, Isabey est représenté agenouillé sur le sol, organisant de façon quelque peu comique les poupées sur le plan de Notre-Dame, tandis que Napoléon, portant l’un de ses célèbres uniformes de colonel des chasseurs à cheval de la Garde impériale, se penche de son siège pour donner des instructions à l’aide d’un long bâton de bois. Le récit de Bausset ne mentionne pas les noms des autres personnes présentes à cette occasion. Le tableau de Vibert montre Joséphine, qui semble s’ennuyer un peu, et Hortense, plus amusée que sa mère. Assis à côté de Napoléon, le pape Pie VII est dans une posture presque identique à celle du portrait que Jacques-Louis David lui a consacré en 1805 (à la demande de Napoléon), à l’exception notable d’un regard de biais sournois en direction de Napoléon, peut-être parce que l’Empereur semble avoir tout juste renversé un groupe d’ecclésiastiques avec sa canne. Derrière Napoléon se tiennent deux cardinaux, Fesch et Antonelli, et, à leur gauche, le général Junot. On se trouve face à une mise en abyme [5], puisque chacun des principaux personnages du tableau est reproduit en miniature au centre de la scène.

Si le récit de Bausset [6] doit être considéré avec une certaine prudence [7] (il ne fut probablement pas témoin de la scène ; après tout, il n’était pas « Préfet du Palais » avant 1805), il est tout à fait plausible qu’Isabey ait proposé cette solution afin de faciliter les arrangements finaux pour les phases clés de la cérémonie du Sacre. En effet, comme le souligne Cyril Lécosse, il était courant pour les artistes du XVIIIe siècle de construire des maquettes avec des décors et des figurines afin de tester leurs compositions. Cette pratique a été adoptée par le peintre Jacques-Louis David pour sa représentation monumentale du Sacre [8].

Le dispositif concocté par Isabey aurait été l’outil parfait permettant à Napoléon de chorégraphier avec précision et de contrôler seul à l’avance toute la « mise en scène » de son sacre. En effet, la « raison d’être » de cette cérémonie était de renforcer sa légitimité en tant qu’empereur (il avait déjà été nommé empereur en mai 1804) [9], comme le font également les objets cérémoniels choisis et l’iconographie qui accompagnait le rituel (pour en savoir plus sur cette symbolique, voir notre dossier sur le tableau d’Ingres « Napoléon sur son trône impérial« ). Dans ses mémoires, la femme de chambre de Joséphine, Mademoiselle d’Avrillon, évoque l’arrivée du cortège à Notre-Dame pour le Sacre, où elle est présente, assistant Joséphine :

J’attachai le manteau impérial de l’impératrice, et les princesses rajustèrent leur toilette. Lorsque tout fut prêt, le cortège entra dans la cathédrale, où chacun se plaça selon son rang à la place qui lui avait été assignée : c’était absolument comme une représentation théâtrale, car tous les rôles avaient été étudiés d’avance ; il y avait même eu au palais plusieurs répétitions d’après un simulacre du sacre en relief que M. Isabey avait fait pour l’Empereur. MM. les maîtres de cérémonie jouèrent, si je puis ainsi dire, les rôles des souffleurs, chargés qu’ils étaient de rappeler à chacun des principaux personnages qui devaient figurer dans cette grande cérémonie, où il devait aller, ce qu’il avait à faire. » [10]

« La répétition du Sacre » ou « Napoléon planifiant son couronnement », par Jean-Georges Vibert (vers 1895). Museo Napoléonico La Habana, Cuba, photo de Luke Dalla Bona

Cette image, inspirée d’un événement qui s’est probablement produit, est elle-même bien sûr totalement imaginée et mise en scène. Formellement, elle ressemble même à une scène de théâtre dans son organisation. Le point de vue du spectateur équivaut à celui d’un public situé derrière le quatrième mur invisible de l’espace théâtral. Le traitement réaliste du tableau original est presque photographique ; le rendu de l’espace pictural, soutenu par une multitude de détails naturalistes et quelques protagonistes soigneusement choisis, incite de manière convaincante le spectateur à suspendre son incrédulité.

Étant donné la personnalité obsessionnelle et « control freak » de Napoléon, il est facile de l’imaginer en train de peaufiner les mouvements et les positions de chacun – sa famille, le clergé, les membres de sa cour – peut-être même en train de donner des instructions sur l’endroit où placer le paquet anonyme d’« ambassadeurs » étrangers (en bas à gauche de l’image), tout comme il userait de ses cartes et des épingles de couleur représentant les régiments [11] pour se préparer à la bataille. L’image de Vibert, datant de la fin du XIXe siècle et représentant Napoléon en train de répéter son Sacre, ne peut que nous rappeler le grand stratège à l’œuvre.

« Une grande carte était déployé sur le parquet […] A genoux, sur cette carte, Napoléon plantait des épingles à tête de cire d’Espagne de deux différentes couleurs” (Scheltens : « Souvenirs d’un vieux soldat belge de la garde impériale », 1880). Illustration : une carte postale du XIXe siècle © Fondation Napoléon
Rebecca Young, Novembre 2021. Trad. par Raphaël Czarny (mise en ligne : 28 novembre 2023)

Bibliographie :

Cyril Lécosse, Jean-Baptiste Isabey (1767-1855), l’artiste et son temps (2012)

Luke Dalla Bona, The collection of the Museo Napoleonico, Havana, Cuba (2021)

Notes

[1] Désormais exposé au Museo Napoléonico de La Havane, à Cuba. Une copie existe également dans une collection privée.

[2] Le texte sous la gravure est le suivant : « Quelques jours avant le Sacre, Napoléon veut qu’Isabey, dessinateur du Cabinet, lui présente en sept aquarelles les phases principales de la Cérémonie pour juger définitivement l’aspect et les places. Isabey, incapable d’exécuter en deux jours un tel travail, achète une centaine de poupées qu’il habille selon les costumes réglés, se munit d’un plan de Notre Dame à l’échelle, revient à Fontainebleau et, devant l’Empereur, le Pape, l’Impératrice, Hortense, Fesch, Antonelli et Junot, donne au naturel, avec ses poupées, la répétition du sacre. (Sources : Mémoires d’Isabey [sic]». Mais Isabey n’a pas laissé de mémoires…

[3] L.-F.-J. de Bausset, Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais et sur quelques événemens de l’Empire. Tome 1 / , depuis 1805 jusqu’au 1er mai 1814, pour servir à l’histoire de Napoléon, à lire en ligne sur Gallica.

[4]  Jean Tulard, Louis Garros, Itinéraire de Napoléon au jour le jour, 1769-1821.

[5] Procédé par lequel on intègre dans un récit, dans un tableau, un élément signifiant de ce récit ou de ce tableau, qui entretient avec l’ensemble de l’œuvre une relation de similitude.

[6] Bausset n’est pas la seule personne à mentionner cette histoire. Elle apparaît dans de nombreux autres Mémoires, dont ceux d’Anaïs de Bassainville (1862), de Mlle d’Avrillon (Première femme de chambre de l’impératrice. Mémoires sur la vie privée de Joséphine, sa famille et sa cour) (1833), et de Mme de Rémusat.

[7] D’après la Nouvelle Bibliographie Critique des Mémoires sur l’époque Napoléonienne, de Jean Tulard, les Mémoires de Bausset ont « certainement été remaniés par des teinturiers, dont peut-être Balzac »

[8] Jean-Baptiste Isabey (1767-1855), l’artiste et son temps, thèse de Cyril Lécosse. Vol I p 327

[9] Le 18 mai 1804, le Sénat conservateur proclamait que le gouvernement de la République était confié à un Empereur et que Napoléon Bonaparte devenait Empereur des Français sous le nom de Napoléon 1er.

[10] Mlle d’Avrillon, op cit. p.74. Concernant la fiabilité de ces mémoires, Jean Tulard précise : « Œuvre de Villemarest, ces mémoires eurent un succès prodigieux et contribuèrent à renforcer la popularité de Joséphine. Selon Valérie Masuyer, la reine Hortense jugeait les mémoires de Mlle Avrillion assez exacts, la femme de chambre de Joséphine ayant dû collaborer avec Villemarest. Ces mémoires sont à Joséphine, ce que les mémoires de Constant sont à Napoléon : ils présentent le même intérêt et appellent les mêmes réserves. » (Nouvelle Bibliographie Critique des Mémoires sur l’époque Napoléonienne, p 27.)

[11] In Scheltens: Souvenirs d’un vieux soldat belge de la garde imperiale (1880), “Une grande carte était déployé sur le parquet […] À genoux, sur cette carte, Napoléon plantait des épingles à tête de cire d’Espagne de deux différentes couleurs”.

Date :
vers 1895
Technique :
Gravure
Lieux de conservation :
Château de Malmaison
Crédits :
Photo © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / Gérard Blot
Partager