Durant l’été 1856, le photographe Gustave Le Gray (1820-1884) réalise, au palais de Saint-Cloud, plusieurs portraits de l’Impératrice Eugénie, devenue maman du Prince impérial quelques mois plus tôt, le 16 mars. Ils devaient permettre au peintre Thomas Couture (1815-1879) de réaliser la commande impériale d’une mise en scène, grand format, du baptême de l’héritier du trône napoléonien, sans imposer de longues heures de pose à l’Impératrice.
L’Impératrice en prière
À la demande précise de Couture, Le Gray réalisa plusieurs portraits de l’Impératrice en prière, agenouillée sur un prie-Dieu, variant la perspective, la pose, les accessoires. Sur ce portrait de profil, le visage de l’Impératrice paraît surgir d’un rêve blanc, revêtue de la robe blanche aux manches de dentelles portée lors de la cérémonie, tandis qu’un voile blanc, sans doute de tulle, accroché aux cheveux relevés, descend jusqu’à recouvrir les épaules. Le regard doux, le visage impassible, l’Impératrice semble s’extraire de son environnement, perdue dans ses pensées, offrant au spectateur un moment d’intimité.
Seul bijou porté, en tout cas apparent, un diadème enserre la tête. Ce même diadème figure sur un rare tableau connu de Le Gray, un portrait de l’Impératrice peint en 1869 au Caire, commande d’Ismaïl Pacha d’Égypte.
=> Voir l’œuvre en détail : cliquez sur l’image pour zoomer et détailler le visage, la dentelle, le diadème, apercevoir l’accoudoir du prie-Dieu.
Le domaine national du château de Compiègne possède une photo avec un angle légèrement différent :
La Bibliothèque nationale de France a acquis en 1996, un rare portrait du Prince impérial, pris à l’été 1856 par Le Gray, sans doute toujours pour Thomas Couture.
Ses relations devenant difficiles avec le pouvoir, Thomas Couture ne finit pas le tableau célébrant le Baptême du Prince impérial, qui devait être, pour l’image du Second Empire, ce que fut le tableau du Sacre de Napoléon par David pour le Premier Empire. Restée à l’état d’esquisse, l’œuvre est conservée au château de Compiègne, ainsi que treize études peintes et quarante dessins préparatoires. Mêlant figures allégoriques (ancrage de la dynastie napoléonienne avec la figure de Napoléon Ier) et personnalités présentes lors de la cérémonie du 14 juin 1856 à la cathédrale Notre-Dame, Couture souhaitait mettre en avant la maternité de l’Impératrice et peindre « poétiquement [la] fragilité » des puissants pour mieux les faire aimer (voir son ouvrage Méthode et entretiens d’atelier, 1867, consultable sur Gallica).
Gustave Le Gray, un maître de l’art photographique
En 1856, Gustave Le Gray est déjà un maître de l’art photographique, contemporain de Nadar, Charles Nègre, Henri Le Secq, Édouard Denis Baldus. Élève du peintre Paul Delaroche (1797-1856), il ne cesse pas de peindre toute sa vie, mais très peu de ses œuvres picturales sont connues, tandis que plusieurs centaines de photographies sont parvenues jusqu’à nous. De retour à Paris en 1848 après un séjour en Italie où il se marie avec Palmira Leonardi (photo ; portrait peint par Le Gray), Le Gray invente en 1850 le négatif sur verre au collodion (qui permet notamment la prise de vue en lumière naturelle et un temps de pose plus court), améliore l’année suivante le procédé de négatif sur papier ciré sec. Celui qui réunit ainsi les talents d’inventeur et d’artiste émet le vœu, en 1852, « que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l’industrie, du commerce, entre dans celui de l’art. » Il s’installe alors comme « photographiste », barrière de Clichy, et son atelier devient un lieu d’échanges et d’expérimentation prisé des photographes. En 1854, il participe à l’évolution de la Société héliographique (créée en 1851) en la Société française de photographie.
Par ailleurs, en 1851, Le Gray est chargé de photographier les Salons des Beaux-arts, et participe à la Mission héliographique, grande campagne photographique du patrimoine français.
En 1852, il réalise la première photo officielle du Président de la IIe République, Louis-Napoléon Bonaparte. Par la suite, il répond à d’autres commandes prestigieuses, et notamment en 1856 celle d’un reportage sur le camp de manœuvres militaires de Châlons (Hors Série). Son talent est reconnu outre-Manche, exposé dès 1851 lors de l’Exposition universelle de Londres, puis régulièrement les années suivantes dans diverses villes du Royaume-Uni et à la Société photographique de Londres.
En proie à des difficultés financières, Le Gray doit vendre en 1860 son atelier du 35 boulevard des Capucines, dans lequel le tout Paris -et au delà- avait pris la pose ou s’était initié à la photo. Toujours criblé de dettes, il part la même année avec Alexandre Dumas pour une croisière en Méditerranée et un reportage en Sicile. Il se brouille avec l’écrivain et décide de prolonger le voyage en Orient, au Liban, en Égypte. Il ne reviendra jamais en Europe, laissant derrière lui, son épouse, Palmira, et deux fils survivants sur 7 enfants, Auguste (né en 1851) et Eugène (né en 1857). Après Alexandrie, Le Gray s’installe en 1864 au Caire, où il occupe un poste de professeur de dessin à l’école militaire. Il décède dans la capitale égyptienne en 1884. D’après le photographe anglais Ludovico Wolfgang Hart (1836-1919), qui lui rendit visite au Caire, Le Gray se serait davantage consacré à la peinture ses dernières années.
Maître du portrait comme du paysage, Le Gray s’exprima autant dans son atelier qu’en extérieur. Il nous laisse plusieurs centaines de photographies, dont les qualités particulières (sens du cadrage et de la perspective, lumière, composition « picturale ») sont reconnues à la fin des années 1980. Ces photos atteignent des records lors de ventes aux enchères, comme sa marine La Grande Vague, Sète (photo), qui dépasse les 5 millions de francs en 1999 (Sotheby’s, Paris ; plus de 980 000 euros 2017).
Irène Delage, décembre 2018
Pour info
La Fondation Napoléon détient une photo identique dans ses collections : détails ici.
À lire :
• Sylvie Aubenas, Le Gray, l’œil d’or de la photographie, Gallimard, coll. Poche Découvertes, 2002 (48 pages)
• Sylvie Aubenas et coll., Gustave Le Gray 1820-1884, BnF/Gallimard, 2002 (398 pages)