Photographie : un portrait de la comtesse de Castiglione : Scherzo di Follia

Artiste(s) : CASTIGLIONE Virginia de (1837-1899), PIERSON, Pierre-Louis (1822-1913)
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Photographie : un portrait de la comtesse de Castiglione : Scherzo di Follia
Scherzo di Follia (portrait de la comtesse Virginia de Castiglione)
par Pierre-Louis Pierson (vers 1863-1866)
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

Ce portrait de la comtesse de Castiglione est devenu emblématique de l’histoire de l’art photographique. La personnalité du sujet, « la Castiglione », n’est pas étrangère à l’engouement pour ce cliché qui ne se dément pas dans le temps, ouvrant des interrogations et des interprétations multiples sur la démarche de cette aventure photographique de quarante ans dont il fait partie.

Virginia Oldoïni, comtesse Verasis de Castiglione (1837-1899)

Née en 1837 (elle prétendait l’être en 1843) dans une famille de l’aristocratie de La Spezia (entre Gênes et Pise) par son père, et de Florence par sa mère, Virginia Oldoïni est louée pour sa grande beauté dès sa jeune adolescence. Son destin est tout tracé : mariage fortuné (en 1854, avec le comte Francesco Verasis de Castiglione), maternité (naissance de son fils unique, Giorgio, en 1855), et mondanités. Parente du président du Conseil Camillo Cavour, la comtesse de Castiglione rencontre discrètement le roi Victor-Emmanuel en novembre 1855, rencontre à l’issue de laquelle elle accepte d’amener Napoléon III à soutenir l’unification de l’Italie contre l’Autriche : la question doit être débattue lors du Congrès de Paris de 1856. Endossant cette mission d’ambassadrice de charme, la comtesse s’installe à Paris avec son époux et leur fils le jour de Noël 1855. Elle a 18 ans et embrase la capitale lors de ses apparitions dans les soirées mondaines, revêtue de toilettes extravagantes conçues comme des tenues de scène. Elle devient la maîtresse de Napoléon III durant deux ans. Mais dans la nuit du 5 au 6 avril 1857, l’Empereur est victime d’un attentat mené par trois carbonari alors qu’il sort du domicile de sa maîtresse, situé avenue Montaigne. Bien qu’elle ne soit liée en rien à cet attentat, Virginia de Castiglione est sommée de quitter un temps Paris (d’autant que Napoléon III est déjà attiré par une nouvelle maîtresse). Elle se fait tout au plus discrète durant un mois avant de fréquenter de nouveau bals et réceptions.

Las du comportement de son épouse, presque ruiné par son train de vie dispendieux, le comte de Castiglione obtient en 1857 la séparation d’avec son épouse, qui n’a alors que vingt ans. Habitant un temps à Londres, puis près de Turin, Virginia de Castiglione revient définitivement à Paris en 1861 et s’installe à Passy. Après un séjour de deux ans en Italie au moment de la Commune, elle revient en 1872 à Paris, place Vendôme. Elle cultive diverses amitiés galantes et reste proche du monde politique. Sollicitée par Thiers en 1870 lors de négociations franco-prussiennes, elle contacte Bismarck qu’elle connaît.

Dépressive, Virginia de Castiglione s’enferme peu à peu dans une vie de recluse marquée par la folie et devient la patiente du docteur aliéniste Émile Blanche. Le décès de son fils Giorgio en 1879, à l’âge de 24 ans, fait vaciller davantage encore sa santé mentale. Elle meurt en 1899 à Paris et est enterrée au cimetière du Père-Lachaise.

Une aventure photographique de plus de quarante ans avec Pierre-Louis Pierson

La comtesse de Castiglione va nourrir sa quête narcissique en se faisant photographier, pendant quarante ans, par Pierre-Louis Pierson (1822-1913) : la première photo est prise en juillet 1856, la dernière en 1895.
Avant 1861, 55 portraits sont réalisés, dont 34 par Pierson, puis entre 1861 et 1867 et entre 1875 et 1895, par le seul Pierson, 289 portraits, auxquels il faut ajouter 110 portraits de son fils, et 5 de ses chiens (chiffres cités par Nicole G. Albert, La Castiglione, Perrin, p. 95) : un nombre vertigineux de portraits, non destinés à être montrés alors, sinon à quelques personnes, mais qui abondent dans les propres appartements de la comtesse.

Originaire de Moselle, Pierre-Louis Pierson est en 1856 un photographe expérimenté. Installé à Paris en 1844, il s’est associé en 1855 aux frères Léopold Ernest et Louis Frédéric Mayer, leur atelier devenant alors la Maison Mayer Frères et Pierson, située 5 boulevard des Capucines. En 1863, Pierson rachètera les parts des Mayer, mais conservera le nom Mayer et Pierson. Très réputée dans les années 1860, la Maison Mayer et Pierson compte Napoléon III parmi ses clients (voir une photo du Prince impérial), mais aussi le roi du Wurtemberg, la reine des Pays-Bas, le roi du Portugal, et le roi de Norvège et Suède. À partir de 1878, Pierson se rapproche de son gendre Gaston Braun et de son associé Léon Clément, au sein de la Maison Adolphe Braun et compagnie, qui devient Maison Braun, Clément et compagnie en 1889.

Par la maîtrise parfaite de son art, et sa patiente acceptation de toutes les demandes de sa commanditaire, Pierson s’avère l’opérateur idéal. Si les premières photos sont classiques dans leurs dispositions et les tenues portées, la comtesse va multiplier les portraits, variant les décors, les mises en scène et les tenues, voire les travestissements. Sans aucun doute, il s’agit bien d’autoportraits.

Profil avec chignon, par Pierre-Louis Pierson, 1859
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

 

La Dame de Cœurs (portrait de la comtesse de Castiglione ; cette robe fut portée en 1857)
par Pierre-Louis Pierson, vers 1861-1863
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

 

Rehaussée de couleurs, une pratique très appréciée à l’époque et fréquemment utilisée par la comtesse, la photo La Frayeur (les titres sont dans leur grande majorité choisis par la comtesse) raconte une véritable histoire, des indications de scénario et de corrections écrites au dos du cliché par Virginia de Castiglione détaillant ainsi « Les débris d’un bal où le feu à pris. Un lustre par terre, tout le monde en fuite. Robe de satin blanc, brillante, raisins noirs et rouges, avec feuilles vert foncé et rouges. Ôter cheveux boule à tempe ; remplacer par vigne ; même mouvement fini, à droite, en haut ; couvrir avec le fond tout le côté droit de la coiffure. » (cité par Nicole G. Albert, La Castiglione, Perrin, p.149).

La Frayeur, vers 1861-1867, par Pierre-Louis Pierson
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

 

L’audace et l’extravagance s’expérimentent. Les poses et les cadrages, toujours définis par la comtesse, peuvent s’affranchir de la mise en valeur des tenues, avec par exemple des photos resserrées sur ses bras, ses jambes ou ses pieds, dès les années 1860, puis dans les années 1890. Les femmes du milieu social de la comtesse ne se font certes pas photographier dans ces postures jugées indécentes. Ainsi, si ces essais ne sont pas novateurs d’un point de vue de la pratique photographique de l’époque, ils demeurent exceptionnels pour une femme du rang de la comtesse, d’autant qu’elle en est l’initiatrice, inspirée par des photos produites par ailleurs, comme celles de danseuses.

 

Les jambes, par Pierre-Louis Pierson, vers 1861-1867 
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

 

 

Scherzo di Follia

Scherzo di Follia,
par Pierre-Louis Pierson, vers 1863-1866 
© Metropolitan Museum of Art, New York City, USA

 

Dans Scherzo di Follia (titre traduisant l’idée d’un « jeu à être folle »), réalisé entre 1863 et 1866, la comtesse cache une partie de son visage, de profil, grâce à un passe-partout tenu dans sa main droite et par lequel elle nous regarde. Elle porte une sorte de tunique ou de cape, laissant ses épaules dénudés, l’épaule gauche cachée par les cheveux. Un jeu de regards est mis en place : je vous vois me regarder, regarder mon épaule dénudée, mais je ne me livre pas totalement en vous cachant mon visage ; et ainsi, mon visage caché, êtes-vous sûr que c’est moi que vous regardez ? Cependant, il est difficile de décrypter l’expression même du regard, qui semble davantage vide que blasé ou interrogateur, le temps de pause très long à l’époque pouvant amoindrir l’intention originelle des émotions. Il est délicat également d’interpréter ce jeu d’exhibition et de dissimulation, et d’y prêter des intentions féministes : sans être dupe de la place que la société lui attribue (et qu’elle s’évertue à mal occuper), ni du rôle qu’on lui demande de jouer (et auquel elle accepte de prêter son corps), la comtesse de Castiglione n’envisage, dans cette obsession photographique, que son seul affranchissement au service de son image.

Au vu de leur nombre et de leur variété (voir un ensemble de photos sur le site du Metropolitan Museum of Art de New York), du soin apporté au choix des tenues et des accessoires (préfigurant la photo de mode), de la mise en scène, et de la persistance de la démarche, il est indéniable que les photos de la comtesse de Castiglione procèdent d’une perspective artistique réfléchie : une production décidée par une femme, se choisissant comme sujet, mettant en scène ses attributs sociaux et son extrême fantaisie, expérimentant sans cesse. En 1867, alors que son portrait en Dame de Cœurs est révélé à l’Exposition universelle de Paris parmi d’autres photos de la Maison Mayer et Pierson, elle espère, en vain, recevoir un billet d’exposante : le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-arts, ne peut accéder à sa requête car « on ne peut donner qu’au photographe. M. Le Play, commissaire général, n’est pas commode, et en insistant, j’aurais plutôt nui à votre incognito. » (cité dans La comtesse de Castiglione par elle-même, notice 98, p.186).

La dernière année de sa vie, Virginia de Castiglione tente d’organiser une exposition de ses portraits, sous le thème La plus belle femme de son siècle, voulant raconter ainsi quarante années passées à inventer, dans le cadre maîtrisé de l’atelier photographique, une vie parallèle destinée à la postérité, à immortaliser sa beauté et à rester maîtresse de son image jusque dans les dernières années marquées par le déclin et la maladie. Expression narcissique d’une personnalité détonante de la 2e moitié du XIXe siècle, l’œuvre photographique de la comtesse de Castiglione continue de fasciner, d’interroger, et d’inspirer les artistes des siècles suivants dans leur réflexion sur la définition de l’identité, le statut du corps intime et social, la confusion entre le réel et le virtuel.

Irène Delage, octobre 2018

En complément:

Date :
entre 1863 et 1866
Technique :
tirage sur papier albuminé
Dimensions :
H = 18,7 cm, L = 12,5 cm
Lieux de conservation :
Metropolitan Museum of Art, NYC Inv. 48.188 ; don de George Davis, 1948
Crédits :
© Metropolitan Museum of Art, NYC
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