Irène Delage : Avant d’entrer dans le vif du sujet, petite rafale de questions : qui êtes-vous, d’où venez-vous, pourquoi le théâtre et la mise en scène ?
Maryse Estier : De nationalité franco-suisse, j’ai grandi à la campagne en Suisse romande, où l’accès à la culture était très mince. Ainsi, j’ai d’abord découvert le théâtre en le lisant – Rostand, Molière, Racine, Shakespeare, Feydeau, etc. À travers ces lectures, je découvrais qu’on pouvait verbaliser tant de sentiments complexes, et ce fut, pour moi, comme si des portes s’ouvraient sur des territoires nouveaux à conquérir. Ce qui me passionne, c’est qu’au théâtre ces terres sont infinies.
Je me suis formée en tant que comédienne au Conservatoire de Genève. Puis en quittant la Suisse pour emménager en France, j’ai réinterrogé mon rapport à cet art. Travailler la mise en scène m’a fait « me déplacer », faire un pas de côté afin d’observer la création sous différents points de vue. Et je n’ai plus eu envie de monter sur scène. Mon goût pour le théâtre s’est trouvé sans cesse nourri par le travail d’exploration, de recherche, d’écoute et de coordination qu’appelle le rôle d’un metteur en scène.
En 2013, j’ai été reçue à l’ENSATT (École Nationale de Arts et Techniques du Théâtre) où je me suis formée à la mise en scène au contact de Guillaume Lévêque, Jean-Pierre Vincent et Alain Françon. À ma sortie d’école, j’ai intégré pour un an la Comédie-Française, en qualité de metteuse en scène/dramaturge de l’Académie ; j’y ai assisté Pascal Rambert, et aussi dirigé les mises en lecture de textes contemporains avec des acteurs de la troupe.
À présent je pilote la compagnie Jordils. Avec ma collaboratrice-administratrice Daria Porokhovoï, nous développons des projets et nous travaillons à leur réalisation.
Irène Delage : Jeune metteuse en scène, vous avez donc fondé votre compagnie Jordils en 2017 : à quoi est confrontée une jeune créatrice aujourd’hui ?
Maryse Estier : Principalement à la difficulté de faire connaître son travail. Dans ce milieu on parle de « théâtre émergent » comme si, avant d’être repérés, les jeunes créateurs étaient plongés dans un bain obscur. Je cherche, dans cette situation, des pierres solides sur lesquelles prendre appui pour sortir la tête de l’eau et donner à mes spectacles la possibilité de rencontrer un public. Ces appuis nécessaires à la création théâtrale sont des partenaires financiers, institutionnels et médiatiques. Aujourd’hui j’arrive à rencontrer ces potentiels partenaires pour leur parler de mes projets et les intéresser. Or, en France, le premier engagement d’un producteur est difficile à obtenir et c’est celui-là qui entraîne les suivants.
Irène Delage : Maintenant, une question toute simple, pourquoi L’Aiglon ?
Maryse Estier : J’ai 28 ans et, depuis 10 ans cette pièce fait battre mon cœur, me fait rire, pleurer, puis pleurer de rire. Et plus je travaille dessus, plus je comprends que c’est parce qu’elle s’adresse directement à la jeunesse et à la capacité de résistance qu’il y a au fond de chacun.
Bien sûr, je suis attirée par la démesure de l’œuvre (6 actes, plus de 4 heures et de 50 personnages) et la surprenante richesse de sa langue qui déborde comme une poitrine opulente du corset de l’alexandrin… Bref un chef-d’œuvre caché derrière le trop grand nez de Cyrano ! Cela m’attire parce que du haut de mes 28 ans, je rêve d’un théâtre audacieux et généreux.
Mais ce qui m’intéresse particulièrement dans L’Aiglon, c’est la tension entre un désir brûlant d’intensité et un profond questionnement identitaire, entre la volonté inflexible d’agir du personnage principal et l’imminence de sa mort. Là se déploient, tout à la fois, le sens et la vanité, la force et la fragilité de l’existence. Et c’est précisément le paradoxe de ceux qui sont tournés vers l’avenir. Cette pièce soulève en nous des questions qui n’ont pas de réponses évidentes. Quel est notre héritage ? Qu’en faisons-nous ? À quoi nous opposons-nous – à une autorité – à l’injustice – au silence – à l’indifférence – à nous-même dans nos propres contradictions ?
Monter L’Aiglon aujourd’hui, c’est faire la tentative d’un théâtre qui, évoquant l’espace-temps d’une réalité historique, attise notre imagination pour découvrir, en creux, nos propres projections.
Irène Delage : Quelle résonance avec les questionnements de notre époque voyez-vous dans cette pièce doublement marquée par l’histoire, écrite et jouée en 1900, et sur un sujet évoquant l’héritage du Premier Empire ?
Maryse Estier : À cheval entre deux époques, la pièce d’Edmond Rostand porte en elle-même un questionnement profond sur la (ou les) mode(s), sur le désuet et sur le désirable, sur « l’actualité des choses », sur ce qui est mort et sur ce qui va naître. L’évocation de l’héritage du Premier Empire questionne ici notre rapport à l’Histoire comme au temps qui passe.
Le fait que l’action de la pièce se déroule au même moment que l’invention de la photographie m’a paru une coïncidence remarquable. Le rapprochement entre ces deux événements a éveillé en moi cette recherche, évoquée plus haut, d’une forme théâtrale qui empreint davantage qu’elle expose. Mais le rapprochement que je fais n’est pas qu’historique, il est aussi idéologique. Il reflète les idées, les conceptions d’une époque, d’un groupe dans cette volonté de saisir un instant de réalité, et de s’y inscrire. Ce désir aussi ardent que vain, je le ressens et le partage, je crois, avec une grande partie de ma génération.
Irène Delage : 6 actes, plus de 4 heures, plus de 50 personnages : difficile aujourd’hui de monter et faire tourner une telle pièce : comment avez-vous resserré le texte, suivant quels partis pris et lignes directrices ?
Maryse Estier : C’est vrai, on a du mal à imaginer 53 acteurs, plus les figurants, entourant Sarah Bernhardt qui a créé le rôle de l’Aiglon au théâtre en 1900. Les conditions de production ont bien changé; tout comme nos facultés de spectateur. Aujourd’hui, on est habitué à des dramaturgies plus complexes que celles du début du XXe siècle. Alors je me suis efforcée de couper dans le texte tout ce qui était de nature explicative ou introductive pour entrer plus directement dans l’action, tout en préservant les variations du récit. J’ai souvent assisté à des versions de Cyrano de Bergerac où le metteur en scène, resserrant l’intrigue aux 4-5 personnages principaux, amputait la pièce de sorte qu’il ne restait presque plus que les fameuses tirades. Une dramaturgie est comme un encéphalogramme, fait de creux et de pics. J’ai tenté, dans mes coupes, de préserver ces oscillations et même de les mettre en valeur en élaguant le texte.
Et pour minimiser le nombre de comédiens et comédiennes au plateau, j’ai jumelé des rôles autant que possible. Par exemple nous avons fait du professeur d’histoire et du précepteur un seul personnage et nous avons changé son nom lorsque c’était nécessaire.
J’ai dû alors écrire des vers ou des bouts de vers, comme des soudures, pour respecter les règles de l’alexandrin (les 12 pieds et l’alternance rimes masculines/féminines). J’ai fait ce travail avec l’aide d’Antoine Rosselet, auteur et poète, qui maîtrise l’alexandrin de Rostand comme une langue maternelle.
Irène Delage : Choix esthétique, mise en espace, dynamique du jeu : vous avez tout en tête, et justement, qu’avez-vous en tête ?
Maryse Estier : Ce que j’ai en tête ce sont des intentions qu’il va falloir mettre à l’épreuve du plateau lors des répétitions.
En amont, je travaille surtout à partir de mes intuitions que je m’efforce de formuler puis d’interroger pour essayer de comprendre la mécanique de la pièce. Je relis sans cesse le texte – je fais des recherches historiques – je me nourris d’images et de textes que je partage avec mon équipe artistique. Ensemble nous créons un imaginaire commun, duquel émerge au fur-et-à-mesure de nos discussions l’univers esthétique du spectacle avec ses propres lois, comme l’univers d’un jeu vidéo.
Nous savons maintenant qu’en montant cette pièce, nous voulons plonger le spectateur dans la tête du personnage principal, de l’Aiglon. Que cet espace mental, parce que nous le traiterons comme la chambre noire d’un appareil photo, sera également celui de la projection de l’imaginaire du spectateur, tel le regard du photographe qui saisit un instantané. Pour ce faire, nous suggérerons les silhouettes historiques des années 1830 (costumes et mobilier) en estompant volontairement leurs caractéristiques naturalistes. Par exemple – en recouvrant une méridienne (comme celle de Madame Récamier) d’un drap blanc – en utilisant et détournant les éléments vestimentaires contemporains pour retrouver une silhouette d’autrefois – en diffusant des sons connus mais modifiés comme par la perception du personnage principal (accélération du tic-tac d’une horloge, acouphènes, silences, etc.) – en variant l’intensité de la lumière et l’origine de ses sources.
Irène Delage : Qu’aimeriez-vous que le public ressente ou pense après avoir vu votre version de L’Aiglon ?
Maryse Estier : Si le Théâtre, plus que n’importe quel art, nous permet de renouveler notre regard sur le monde, c’est parce qu’il suscite notre capacité à imaginer. Contrairement – à l’École où l’on nous demande de savoir – à la Caserne où l’on nous demande d’obéir – à l’Église où l’on nous demande de croire – au Théâtre, on nous demande d’imaginer. Imaginer que ce qui se représente soit vrai, parce qu’on sait que ça ne l’est pas ; ce n’est que du théâtre. Alors, comme Rostand l’écrit si bien dans les deux vers qui suivent, j’aimerais offrir un instant en suspens pour les spectateurs de notre Aiglon…
« Dors. Ce n’est pas toujours la légende qui ment.
Un rêve est moins trompeur, parfois, qu’un document. »
… Qu’ils sortent de la représentation comme d’un rêve et qu’ils emportent l’œuvre et ses questions ; qu’elle continue à vivre un peu en eux.
Irène Delage : Et enfin, quelles sont vos perspectives de création, dans un temps proche ?
Maryse Estier : Dans le but de trouver des partenaires et producteurs pour une création de L’Aiglon à l’horizon 2020, Daria Porokhovoï et moi réunissons une équipe en novembre pour travailler durant une semaine sur les deux premiers actes de la pièce. Nous avons sollicité auprès de la Comédie-Française une salle de répétition. Grâce au soutien de l’ENSATT, nous profiterons d’un prêt de costumes, d’accessoires et de mobilier. Et nous présenterons notre travail au Théâtre Berthelot à Montreuil, qui nous accueille généreusement le 19 novembre 2018 à 19h00.
Nous présenterons une maquette d’une heure des épisodes 1&2 de L’Aiglon (c’est-à-dire une esquisse de travail), avec 13 comédiens au plateau. Nous sommes fières de réunir une distribution qui mélange nos talentueux compagnons récemment sortis d’écoles à des comédiens plus expérimentés tels que Nicolas Avinée, Pierre Hancisse et Frédéric Jessua. Nous avons également à nos côtés une équipe artistique de talent, avec notamment Léonard Françon à la création sonore. Tous partagent la même envie de se confronter à ce texte audacieux et me font l’immense honneur de leur confiance.
octobre 2018
À savoir (mise à jour juin 2023) :
• Spectacle à voir en deux parties sur YouTube : Partie 1 (durée 2 heures 02) et Partie 2 (durée 1 heure 21).
• Suivre la compagnie Jordils sur son web site et sur Facebook.
L’Aiglon, d’Edmond Rostand
• 1830, Empire autrichien – La révolution des Trois Glorieuses et Paris sont loin, mais le souvenir de Napoléon hante l’Europe entière. Le Duc de Reichstadt, fils du défunt Empereur des Français et de l’archiduchesse Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine, fille de l’Empereur d’Autriche, a 19 ans. Il aspire violemment à l’action. Quand, enfin, il tente de fuir pour rejoindre Paris, des forces contraires l’en empêchent, et il reste captif, toujours retenu dans son élan de gloire et d’idéal. Malade et affaibli par l’échec, il meurt à vingt-et-un ans, au Palais de Schönbrunn, sans avoir su quitter l’Autriche. La pièce de Rostand est comme un tableau dont la figure principale combattrait le pinceau qui la trace, puis chercherait à s’extraire de ces traits pour accéder à autre chose, pour sortir du carcan qu’on lui impose, pour lutter, grandir, vivre, peut-être, déployer ses ailes, enfin.
Texte intégral originel à télécharger gratuitement.
Drame en six actes et en vers, représenté pour la première fois le 15 mars 1900 au Théâtre Sarah-Bernhardt (l’actuel Théâtre de la Ville, place du Châtelet à Paris, porta le nom de la comédienne de 1899 à 1937, puis de 1949 à 1956 (pendant la guerre il fut nommé Théâtre de la Cité entre 1941 et 1945 en raison des origines juives de Sarah Bernhardt).
La pièce est jouée sans interruption du 15 mars au 30 octobre 1900, puis part en tournée en France et à l’étranger.
Avec Sarah Bernhardt (1844-1923) dans le rôle de l’Aiglon, Lucien Guitry dans celui de Séraphin Flambeau, et André Calmette dans celui de Metternic. Distribution générale : 35 hommes, 17 femmes.
• Vidéo sur Napoleonica® la chaîne sur YouTube : Les raisons du succès de L’Aiglon d’Edmond Rostand
• Dossier spécial sur la création de la pièce avec Sarah Bernhardt sur le site RetroNews.