« Retourne dans ta maison, et raconte tout ce que Napoléon t’a fait » : les mémoires des témoins oculaires de l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène

Auteur(s) : HICKS Peter
Partager

Les témoins de la vie de Napoléon à Sainte-Hélène n’ont pas tous écrit, n’ont pas tous assisté à sa mort et – quand ils ont produit des récits – ne l’ont pas fait dans les mêmes conditions (journal tenu régulièrement, mémoires a posteriori, objectif d’être publié ou pas, …).
Peter Hicks fait le point dans cet article sur les témoignages écrits majeurs portant sur cette période de la vie de Napoléon, habituellement identifiés comme les « quatre évangélistes » de Sainte-Hélène. Il nous explique par la même occasion l’origine de cette appellation. 

« Retourne dans ta maison, et raconte tout ce que Napoléon t’a fait » : les mémoires des témoins oculaires de l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène
Napoleon Ier dictant ses mémoires aux généraux Montholon et Gourgaud
en présence du Grand Maréchal Bertrand et du comte de Las Cases. ©Musées de l'ïle d'Aix/art-rmngp.fr

« Retourne dans ta maison, et raconte tout ce que Dieu t’a fait. Il s’en alla, et publia par toute la ville tout ce que Jésus avait fait pour lui. » Luc 8:39

En 1827, le poète, auteur et ardent bonapartiste Heinrich Heine publie un livre sur sa vie intitulé Reisebilder (Tableaux de voyage). Dans celui-ci, l’une des sections porte le nom d’un ancien tambour français de la Grande Armée, appelé « Le Grand », que Heine a rencontré à Düsseldorf et qui a eu une énorme influence sur la vie de Heine, en lui racontant notamment l’histoire de l’empereur Napoléon. Vers la fin de la section intitulée « Le Grand », Heine paraphrase le Credo chrétien de Nicée [La déclaration fondamentale de la croyance de tous les chrétiens. Heine lui-même, de confession juive, s’était converti à contrecœur au christianisme.] faisant référence à la tombe de Napoléon sur Sainte-Hélène comme un lieu de pèlerinage « auquel les peuples viendraient, d’Orient et d’Occident, où le sauveur du monde […] a souffert sous Hudson Lowe, comme il est écrit dans les évangiles de Las Cases, O’Meara et Antommarchi ». Cette image explicite en référence aux évangélistes du Nouveau Testament allait être reprise en 1981 par l’historien Jean Tulard.

Les publications du XIXe siècle

Napoléon dictant au comte Las Cases le récit de ses campagnes, par William Quiller Orchadson (détail)<br /> © Lady Lever Museum of Liverpool, Grande-Bretagne (source : Wikipedia)
Las Cases par William Quiller Orchadson (détail)
© Lady Lever Museum of Liverpool

Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène/Journal de la vie privée et des conversations de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène

Le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases est publié en 1823 simultanément en français et en anglais. C’était un texte que Gourgaud en 1818 qualifiait de « plus une composition qu’un véritable journal, et […] écrit avec l’intention d’être publié ». Cette « composition » (qui était en fait « prête à être composée », en l’état) avait été confisquée par le gouvernement britannique lorsque Las Cases fut expulsé de Sainte-Hélène en décembre 1816. Elle fut restituée à Las Cases en septembre 1821, une copie restant en la possession de le ministre britannique de la Guerre et des Colonies, Lord Bathurst. Cette proto-version du Mémorial conservée parmi les papiers de Lord Bathurst a été redécouverte et publiée en 2017 par les éditions Perrin.
À la réception de ses papiers en 1821, Las Cases ajouta beaucoup de matériel supplémentaire (dont certaines parties avaient déjà été publiées) et les publia par tranches, en 1823. Cette version imprimée était beaucoup plus volumineuse que ce manuscrit de 1816 produit avec l’imprimatur de Napoléon. Le Mémorial, à travers un journal écrit par Las Cases (bien que certaines parties aient probablement été dictées par Napoléon), raconte l’histoire de la première année de Napoléon à Sainte-Hélène. Dans les deux versions, la vie quotidienne à Sainte-Hélène est entrecoupée de longues sections racontant l’histoire de Napoléon l’homme, Napoléon le politicien et Napoléon le chef militaire, faisant de l’œuvre à bien des égards une sorte d’autobiographie. Le Mémorial a dépeint Napoléon comme un meneur libéral de la Révolution française, et le livre devait devenir un vademecum pour les libéraux européens comme Heine. Le protagoniste de Stendhal dans son roman Le rouge et le noir (1830), Julien Sorel, est le modèle par excellence de cette sorte de figure libérale obsédée par Napoléon et son Empire, le Mémorial toujours entre ses mains.
En savoir + sur le manuscrit original du Mémorial, avec P. Hicks (podcast de Canal Académie, durée : 6min46)

Barry Edward O'Meara, tenant un exemplaire de son ouvrage <i>A Voice From St. Helena</i> (1822), anonyme © DR
Barry Edward O’Meara, tenant un exemplaire de son ouvrage A Voice From St. Helena (1822), anonyme © DR

Barry O’Meara, Napoléon en exil ou Une voix de Sainte-Hélène/Napoléon en exil ou l’écho de Sainte-Hélène

Un an plus tôt, le médecin de Napoléon, Barry O’Meara, publiait Napoléon en exil (1822), en anglais et en français : des mémoires intimes de sa vie aux côtés de Napoléon dans les années 1816-1818 à Sainte-Hélène, narrant une partie de la vie quotidienne à Longwood, une partie de l’histoire de l’Empereur et une partie à charge sur son ennemi juré, le gouverneur Hudson Lowe. Le jour de la publication (la première édition a été publiée en 1822 par Simpkin Marshall and Co., dans leurs bureaux de Stationer’s Hall sur Ludgate Hill, à Londres), le livre provoqua un tel émoi que la petite cour devant le bâtiment a été assaillie, et que la police a dû maintenir la foule.
Les lecteurs contemporains, comme l’a noté le publiciste Thomas Creevey, ont été impressionnés par la véracité du récit [Thomas Creevey, député, 21 juillet 1822, dans The Creevey papers: une sélection de la correspondance et des journaux de Thomas Creevey, député, né en 1768 – décédé en 1838; édité par Sir Herbert Maxwell, Londres: John Murray: 1904: «Je suis parfaitement satisfait que Buonaparte ait dit tout ce qu’O’Meara met dans sa bouche. Que ce soit vrai, c’est autre chose… »]. En effet, O’Meara soulignait dès le titre la qualité « réelle » des conversations, « Une voix de Sainte-Hélène », mais également dans la préface de son livre : c’était comme si les paroles de Napoléon avaient été « enregistrées ». O’Meara écrivait : «Je parlais aussi peu et écoutais aussi attentivement que je pouvais, sauf dans le but de conduire aux faits sur lesquels je souhaitais des informations. Bien qu’ayant naturellement une mémoire rémanente, je ne lui faisais pas entièrement confiance ; aussitôt en me retirant de la présence de Napoléon, je me précipitais dans ma chambre et je m’engageais soigneusement à écrire les sujets de conversation, avec autant que je le pouvais, les mots exacts qu’il employait. Là où j’avais le moindre doute quant à mon exactitude, je le notais dans mon journal, et j’ai réussi à faire revenir le sujet à ces doutes, quand l’occasion se présentant. » Cette procédure, poursuivait-il dans sa préface, bien que conduisant à une certaine répétitivité devait mener à une plus grande précision.
Dans les éditions ultérieures, O’Meara a admis qu’il n’était que juste et convenable d’affirmer que certaines des observations et remarques enregistrées avaient été prises sous la dictée de Napoléon. Les foules n’avaient pas non plus tort d’attendre impatiemment le plus grand scoop du jeune siècle : c’était l’homme le plus notoire du monde occidental, donnant sa propre opinion sur l’histoire du temps qu’il avait servi à façonner. Comme Creevey le nota également : « Je dois dire que ces conversations de Nap[oléon] sont calculées pour produire une [impression] très forte et très universelle sur de très nombreux sujets, et sur la plupart des gens dans les temps futurs, ainsi que les nôtres. »[Creevey, ibid.] Ces mémoires devaient avoir une énorme influence mondiale et être publiés dans de nombreuses langues européennes différentes avant 1830.

François Antommarchi © Musee National du Chateau de Malmaison
François Antommarchi © Musee National du Chateau de Malmaison

Francesco Antommarchi, Mémoires de F. Antommarchi ou les derniers moments de Napoléon/Les derniers jours de Napoléon. Mémoires des deux dernières années de l’exil de Napoléon

Le dernier témoignage publié au XIXe s. – aujourd’hui largement oublié mais influent à l’époque –  est celui du médecin corse de Napoléon Francesco Antommarchi : Les mémoires du docteur F. Antommarchi ou les derniers moments de Napoléon, publiés en 1825 simultanément en anglais (Vol 1 et Volume 2) et en français à Londres et à Paris. Largement extérieur aux affaires de Longwood et assez détesté par Napoléon lui-même, Antommarchi était fréquemment absent de Longwood et son récit était une version romantique des derniers jours de Napoléon, donnant à Antommarchi lui-même le rôle principal. Parmi beaucoup d’autres choses, ce livre fut celui qui allait fixer pour l’éternité le nom non historique et inventé de la vallée où Napoléon a été enterré, en fait appelée la « vallée de S [l] ane » mais maintenant universellement (et à tort) appelée la « Vallée du géranium ».

Les publications du XXe siècle

À la fin du XXe siècle, les trois évangiles de Heine – les seuls textes dignes d’être considérés comme porteurs de « la bonne nouvelle de Napoléon  » – ont muté en quatre canoniques, la dream-team Las Cases/O’Meara/Antommarchi subissant un bouleversement profond. Ses étrangers enlevés et des auteurs français insérés. Le seul survivant de la sélection originelle de Heine finit par être Las Cases, les mémoires « entrant » étant ceux du général Gourgaud, et du grand maréchal Bertrand, du comte de Montholon, ce dernier étant le seul à avoir été conçu pour publication et pour porter le message « messianique » comme le définit Heine. En effet, le terme de d’évangélistes ne correspond en réalité qu’au fait qu’il y en a quatre, car seuls Las Cases et Montholon pourraient être considérés comme ayant écrit quelque chose de conséquent, du point de vue des bonapartistes.

Général baron Gaspard Gourgaud, anonyme © Musée Napoléon de l'Île d'Aix
Général baron Gaspard Gourgaud, anonyme © Musée Napoléon de l’Île d’Aix

Gaspard Gourgaud, Journal/Entretiens avec Napoléon

Le premier des intrus serait le général Gourgaud. Le journal privé de Gourgaud, sorti clandestinement de Sainte-Hélène au grand mécontentement du gouverneur de l’île, était plein de sa colère contre Napoléon, de sa frustration face à ses tentatives (ratées) avec le « beau sexe » et d’un mécontentement général vis-à-vis de tous ses compagnons.
Ses mémoires ne seront déchiffrés et publiés (sous une forme fortement expurgée) qu’en 1899. Ils seront republiés par Octave Aubry, avec moins de coupes et avec un peu plus de détails en 1944, et la version complète sera finalement publiée en 2019 aux éditions Perrin. Ce journal est une mine d’informations sur les activités quotidiennes à Longwood, bien que, cela étant dit, Elizabeth Wormely Latimer, auteur de la traduction anglaise (de l’édition de 1898) ait appelé ce livre « Entretiens avec Napoléon » et ait éliminé une grande partie de ce qu’elle considérait comme un contenu anecdotique.
Gourgaud n’était cependant pas aussi intime avec Napoléon que les autres compagnons d’exil, notamment Las Cases, Bertrand, Montholon ou encore O’Meara. Par exemple, Gourgaud quitta Longwood avec un compte rendu de Waterloo que l’empereur ne voulait pas publier mais que le général publia quand même, tandis que O’Meara quitta Longwood avec la version du récit de la bataille « lue et approuvée » par Napoléon  et la publia en 1820, peut-être avec la bénédiction de l’Empereur. En effet, lorsque Gourgaud quitta Longwood de son plein gré en février 1818, il était furieux contre Napoléon. Ses déclarations aux autorités à Londres allaient avoir de nombreuses conséquences, notamment quand il révéla que le mécontentement systématique de Napoléon vis-à-vis de Longwood était une stratégie dans le but de se faire rapatrier en Europe, contribuant au maintien de conditions strictes de détention pour l’exilé. Gourgaud allait également provoquer l’expulsion d’O’Meara du fait de ses « aveux ».

Henri Gatien Bertrand, par Paul Delaroche, vers 1840 © Musée du château de Versailles
Henri Gatien Bertrand, par Paul Delaroche, vers 1840 © Musée du château de Versailles

Henri-Gatien Bertrand, Les cahiers/Les carnets

De même, les mémoires de Bertrand n’ont été publiés que longtemps après les événements. Ils constituent cependant un compte rendu fascinant des dernières années de Napoléon. Contrairement à Gourgaud, Bertrand restera avec l’Empereur jusqu’à la fin et, pendant une grande partie des six années d’exil, il fut extrêmement proche de lui. Ce n’est que dans les deux dernières années de l’exil 1819-1821 que Bertrand fut lentement déchu de sa position privilégiée auprès de Napoléon par le comte de Montholon. La comtesse Bertrand, quoique fidèle à l’Empereur, n’avait pas joué son rôle de « dame de cour » aussi bien que Mme de Montholon l’avait fait. Bertrand était en revanche le modèle même de la loyauté, et ses mémoires étaient rédigées sous une forme spécifique de sténographie informelle qu’il avait développée pour pouvoir écrire le plus rapidement possible.
Ce n’est qu’à la fin des années 40 que Fleuriot de Langle (largement aidé par une transcription déjà faite par un descendant de Bertrand, Ernest Razy) commença à publier ces mémoires. L’année 1821 issue de ces cahiers parut pour la première fois en 1949 (l’année 1821 constitue la seule traduction anglaise des Cahiers de Bertrand et fut publiée en 1952-53, à New York et à Londres). Les carnets pour les années 1816-1817 parurent en 1951 et celui de 1818-1819, en 1959. L’année 1820 (seulement brièvement commentée par Bertrand) ne sera publiée qu’en 2021 aux éditions Perrin, en même temps qu’une version sans coupe de 1821, faisant de cette édition la plus complète des cahiers. Le texte de Bertrand est la version à l’intérieur de Longwood et proche de Napoléon. Il est scrupuleusement honnête, enregistrant même les remarques brutales (et injustes) de l’empereur sur lui-même et sa femme, à peine sans broncher. Son récit de la mort de l’empereur est extrêmement détaillé.

Le Général comte C. T. de Montholon (1783-1853), par Édouard Pingret, vers 1840 © musée de l'Armée, Paris
Le Général comte C. T. de Montholon (1783-1853), par Édouard Pingret, vers 1840 © musée de l’Armée, Paris

Charles Tristan de Montholon, Histoire de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène/Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène

Le dernier de ceux que l’on appelle aujourd’hui les évangélistes était le comte de Montholon. Montholon était un courtisan fringant, dont l’honnêteté n’était pas le fort. Le secrétaire de Hudson Lowe, Gideon Gorrequer, lui donnait le pseudonyme de Buggiardo (en italien pour « menteur »). Lorsqu’il quitta Longwood House en février 1818, Gourgaud laissa le graffiti suivant sur le mur de sa chambre à Longwood «Montholon = Ment-au-long»…
De tous les mémoires sur Napoléon à Sainte-Hélène, celui de Montholon est le plus exalté. Montholon parle de Sainte-Hélène comme d’un « Golgotha ​​politique », de « l’agonie du martyr » Napoléon. Ce livre est également une mise en scène de et pour Louis-Napoléon Bonaparte puisque Montholon a reconstitué le texte de ses mémoires alors qu’il était en prison avec le futur Napoléon III à Ham, dans la période 1840-1846. Le livre a été publié pour la première fois sous forme de deux volumes en anglais en 1846. Une variante de ces deux volumes a été publiée l’année suivante en français ; cette révision de 1847 ne s’en cache pas : « de nombreux passages » de la version anglaise initiale « sont soit supprimés [ dans la version française] ou fortement modifiés ». L’édition française n’en reste pas moins la meilleure. La version anglaise de 1847 proposait deux autres volumes (volumes 3 et 4), non publiés en français, de textes dictés à Montholon par Napoléon. La plupart avaient déjà été publiés en français, à savoir :
(vol. 1) King Louis and Holland, On the Bourbons, the return from Elba;
(vol. 2) General considerations on France, Situation in Italy 1796, Tolentino, Léoben, Venice, Napoleon during 1797, Peace of Campo-Formio, Napoleon in Paris after the Campaign of Italy, Conduct of Napoleon as Consul, Duke D’Enghien, On State Prisons, Brief View of the Consular Period, General Considerations on the policy of foreign governments, General policy of Spain towards France during the reign of Ferdinand, Affairs of Rome and Concordat of Fontainebleau, Corsica, Memoirs of Bonaparte when young, Recollections of Russia, Recollections of Egypt, Paul I, Kleber;
(vol. 3) the position of France with relation to Foreign Powers
(vol. 4) Austria, Prussia and Russia, On the army, A project for a constitution, the Campaign in Egypt and Syria, and an account of the recent return of Napoleon’s mortal remains to France in 1840.
Les mémoires de Montholon sont également entièrement influencés par ce qui avait été publié auparavant, à savoir les écrits d’O’Meara, Las Cases et tous les autres récits de Sainte-Hélène, sans parler de la célèbre histoire de Walter Scott, tous publiés avant 1846-7.

Peter Hicks, trad. Marie de Bruchard, mai 2021

► Consultez le dossier thématique « Le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases » (2023)

Titre de revue :
inédit
Partager